Vous parlez sans cesse de l’Europe mais la différence est que l’Europe, pour vous, est une propriété tandis que nous nous sentons dans sa dépendance.

Albert CAMUS

Voici un peu plus de 30 ans, les principales questions qui mobilisaient nos sociétés d’abondance portaient sur la réorganisation des rapports sociaux mondiaux et sur la crise du modèle de développement. On s’apprêtait alors à passer collectivement de la question du comment survivre à celle, plus complexe, du pourquoi vivre (1). Quinze ans après la chute du Mur, au moment où un capitalisme autoritaire – injustement appelé libéralisme – est en voie de revivifier dans l’esprit de la planète entière la logique du struggle for life, avec le déchaînement de violence qui l’accompagne, ce questionnement fondamental passe pour un luxe impayable

Car à l’inverse de ce que veulent accréditer les tenants du libre marché, l’unification mondiale de ce dernier n’est pas synonyme d’accroissement automatique des libertés, et encore moins de renforcement démocratique. Quand la souveraineté passe du côté de l’économie et de la finance, la seule liberté dont on puisse être assuré, c’est celle de consommer, y compris voire surtout à crédit. En réalité, l’unification du marché mondial opère aujourd’hui au prix d’une désintégration du social et du politique. Et c’est dans l’ambiance de malaise généralisé née de cette évolution que le processus d’intégration européenne vient de lourdement trébucher, à travers le rejet du projet de Traité constitutionnel.

La pauvreté des réponses politiques que de trop nombreux tenants du oui au Traité, le plus souvent arc-boutés sur leur espace national, ont pu ou ont bien voulu apporter au « nouvel esprit du capitalisme » a sans aucun doute contribué au malaise. Mais à elle seule, cette pauvreté ne peut expliquer le paradoxe qu’il faudra dépasser demain :

Le coma affectif d’un continent et la régression politique auxquels aboutit la répétition des « non au Traité » vont entretenir ce que de nombreux tenants du non prétendaient vouloir combattre, fut-ce avec conviction : les conditions d’une guerre économique généralisée, allant logiquement de paire avec de multiples conflits identitaires. En d’autres termes, face à la désintégration du social et du politique, qu’est-ce qui explique que certains aient pu dire non, au nom même de l’Europe, à un projet de Traité international, premier fondement constitutionnel, qui avait pour but de la combattre ? Quelles contradictions ont-elles opéré au sein des familles politiques dont, pourtant, les représentants ont construit ce Traité ?

Ce rejet permettra-t-il à nos sociétés de retrouver davantage de capacité d’action sur elles-mêmes ? Non, au contraire. Ce rejet rassurera-t-il quant à « la brutale réouverture de l’abîme du futur » dans laquelle clapotent nos angoisses ? Non, au contraire. Alors ?

Et si c’était précisément parce qu’il est le résultat d’une construction politique et le fruit d’une négociation dans le cadre de rapports sociaux établis que le Traité a été délégitimé aux yeux de certains tenants du non ? Autrement dit, comme le suggère Marcel Gauchet, « la rhétorique du grand refus, sans contenu ni perspectives, ne serait-elle pas devenue le moyen de se tailler une place dans le monde tel qu’il est ? » (2).

Le bonheur du renoncement

Un mot également sur la pauvreté des réponses d’une grande partie des tenants du oui. Celle-ci vient de se trouver piteusement confirmée dans le fiasco qui a caractérisé le dernier sommet de Bruxelles sur le budget où « ce fut le flanc oriental de l’UE (les soi-disant démocraties avides d’argent et immatures) qui a demandé le plus bruyamment un compromis au nom du sauvetage de l’intégration politique, tandis que la plupart des anciennes démocraties européennes ont lutté impitoyablement pour leurs ‘propres intérêts nationaux’ » (3) . Les chefs d’Etat ne s’y sont effectivement pas disputés pour préserver le modèle social européen qu’ils prétendaient défendre lors du débat sur le traité constitutionnel, mais bien pour les raisons égoïstement nationales qu’ils prétendaient combattre en défendant le traité. C’est notamment la multiplication des exemples de ce double langage qui tue non pas l’Europe mais l’idée de l’Europe et, plus fondamentalement, en amont d’elle, la politique.

Car c’est bien ce discours de l’imposture qui domine, même quand l’Europe n’est pas au centre de l’attention publique. Un exemple : le rôle de la social-démocratie consisterait désormais à être pourvoyeuse de bonheur pour « tout un chacun » (pour reprendre une expression chère au président du PS) (4). Vouloir rendre heureux les malheureux plutôt que d’établir la justice pour tous, n’est-ce pas jeter un voile pudique sur la réalité des rapports de force et sur le renoncement au politique ? A moins que cet abandon ne relève, en réalité, d’un renoncement idéologique au collectif devant l’affirmation des individus. Car offrir le bonheur plutôt que défendre la justice pour tous, c’est confondre la chaleur et la lumière. Ne sont dupes que ceux que la chaleur éblouit.

Devant de tels renoncements, il ne faut plus s’étonner que trop de sociaux-démocrates et de centristes, unis dans la tiédeur oligarchique de la défense du oui, aient du même coup abandonné le monopole de la conviction aux défenseurs du non. Par ailleurs, le principal résultat politique du capitalisme autoritaire qu’ils ont trop longtemps renoncé à combattre, c’est que la démocratie n’est plus en mesure d’offrir la garantie d’échapper à l’insécurité sociale , comme au 19ème siècle lorsqu’elle était d’abord une affaire de riches…

Cette précarisation généralisée non seulement se paie humainement cash mais politiquement, ses effets sont criminels. Car si la démocratie renonce au social, c’est aux extrêmes que le citoyen est tenté de demander justice. Et quand le nombre de ceux qu’on abandonne à la conviction qu’ils vont perdre croît démesurément, l’histoire nous a appris qu’on cède une partie considérable de terrain à ceux qui nourrissent un penchant pour la terreur, que ce penchant totalitaire, cette haine de la démocratie libérale soit déguisé en amour de l’Humanité ou en amour de la Nation.

La bête immonde n’est plus seule

En France, un des faits les plus spectaculaires du débat sur le projet de Traité constitutionnel, c’est que les extrêmes se sont trouvées fréquentables, flanquées en leur « centre » de quelques ténors sociaux-démocrates. La première stupeur passée, l’alignement côte à côte des partis de Le Pen, de Villiers, Buffet et Besancenot constitue une nouveauté politique intéressante à plusieurs égards ; tentons d’en retenir l’essentiel, outre qu’on commence à comprendre un peu mieux pourquoi le débat français a bien souvent relevé moins de la dynamique citoyenne que de l’assemblée d’inquisiteurs.

Deux confirmations d’abord : le Parti Communiste, à travers la défense de l’emploi français et la condamnation du cosmopolitisme européen, est définitivement passé de l’international socialisme au socialisme national. Seconde confirmation : le trotskisme ne peut maintenir sa rhétorique qu’au prix du mensonge et nous rappelle utilement que la démagogie n’est pas que de droite.

Le troisième élément est particulièrement inquiétant : les thèses de l’extrême droite et de l’extrême gauche ont, unies, arithmétiquement gagné. Ce qui signifie que pour la première fois en temps de paix – depuis l’accord Molotov – Ribbentrop sur le dos de la Pologne, on n’avait plus vu pareille « victoire » sous nos latitudes. Extrême droite et extrême gauche ont estimé que le solde de ce qui les unissait peut l’emporter sur les montagnes de mensonges qui jusqu’ici les rendaient proches tout en les divisant. Ce qui a emporté la mise, certes de façon non concertée, c’est l’opportunisme de pouvoir gagner en faisant le pari du triomphe de l’opinion sur les idées. On pressentait bien qu’ils pouvaient le faire. Maintenant on le sait.

La France n’est pas le seul terrain de repositionnement idéologique aux extrêmes. En Allemagne, Oskar Lafontaine, dissident du SPD, ancien Ministre des finances et rival déclaré du chancelier Schröder, souvent perçu à l’étranger comme l’alternative à gauche du SPD et des Verts, est en train d’opérer un rapprochement avec Gregor Gysi, ancien Président du PDS, le parti communiste est-allemand, pour créer le « Linkspartei ». Dans ce cadre, ses déclarations lors d’un récent meeting à Chemnitz ont fait l’effet d’une boule puante : « Le gouvernement, a-t-il déclaré, est obligé de protéger ses citoyens, il est obligé de faire en sorte que les pères de famille et les femmes ne deviennent pas chômeurs à cause des travailleurs étrangers (« Fremdarbeiter ») qui prennent leurs jobs pour des salaires inférieurs » (5) . Non seulement on retrouve ici la préférence nationale chère, comme on l’a vu, au PC français, mais l’utilisation du terme Fremdarbeiter, banni depuis la fin de la période nazie car utilisé à l’époque comme l’euphémisme de Zwangsarbeiter, qui désignaient les travailleurs des camps de travail nazis, a fait se dresser les cheveux sur la tête de tous ceux qui ne veulent pas voir l’histoire se répéter (6).

Les populistes ont donc le vent en poupe, en surfant autant qu’ils l’alimentent sur le retour d’un cycle de « pestes émotionnelles » (W. Reich) – ces moments de régression collective qui caractérisent les périodes d’incertitude : « L’histoire connaît maintes époques où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée. » (7) Que l’hégémonie du marché sur un plan économique et financier et l’affaissement du collectif et des Etats s’accompagne d’une phase régressive sur un plan politique, c’est l’évidence. Et les spécialistes en psychologie sociale nous expliquent même que c’est un processus « normal ». Convergence des extrêmes, populismes, replis nationalistes, intégrismes, terrorismes, … : autant d’indices de régression. Et les attentats londoniens viennent d’ajouter à l’horreur intégriste le spectre non moins terrible de « l’ennemi intérieur ».

Les outils pour combattre cette régression politique doivent désormais faire l’objet de la plus grande attention de la part de tous les démocrates. Pour éviter tout risque d’emballement autoritaire (restrictions des droits et des libertés), pour combattre autant les néo-populismes nationalistes de gauche et de droite que le « néolibéralisme bolchévique » (dixit Cohn-Bendit), bien sûr, mais surtout pour être sûrs de ne pas se tromper de combat. Si nous voulons avoir une chance de peser sur autre chose que les consciences, il faut que nous nous appliquions à ce que ces outils soient politiques, pas moraux.

Résistant cherche oppresseur

Depuis la chute de l’Union soviétique et la fin de la bipolarisation, on voit se multiplier les guerres civiles (Yougoslavie, Rwanda, Côte-d’Ivoire, Proche-Orient, voire Irak aujourd’hui, etc.), rançon de conflits locaux baignés dans une mondialisation sans transformation adéquate de la régulation politique. Le paradoxe, c’est qu’au moment où le besoin, où la nécessité de politique devraient s’instituer à l’échelle de la planète entière, l’institution politique elle-même ne s’est jamais aussi mal portée. On sait qu’elle ne va pas très bien depuis quelques décennies mais ce qu’il y a de plus récent et dont on peut commencer à mesurer les effets, c’est que la politique n’a plus la cote auprès… des militants eux-mêmes. Pas pour les membres en règle de cotisations et plus ou moins clientélisés des partis, mais pour les militants réellement actifs, désaffiliés politiques et investis notamment, pour ce qui concerne le débat européen qui nous occupe, dans une partie de la mouvance altermondialiste.

Au renoncement impuissant de la gauche officielle à changer le système et à la défaillance de toute perspective historique répond le renoncement de la militance à la politique. Et comme elle ne conçoit pas davantage que la gauche officielle un avenir différent pour nos sociétés, la gauche militante, altermondialiste, renonce du même coup à penser les moyens d’atteindre ce but indistinct. La croyance en l’avenir est remplacée par le sentiment du scandale qu’il ne soit pas déjà là. C’est ce qui donne une vigueur radicale à la critique du présent, mais tant qu’à être contre, autant n’y être pour rien. On se gardera donc bien de s’impliquer plus avant dans la politique qui souille, on privilégiera plutôt la posture morale qui préserve. En assumant ou en préférant peut-être ignorer qu’ « au mieux, les troupes de la critique radicale sont l’aiguillon et la force d’appoint des politiques typiquement réformistes menées en faveur des « minorités » (…), dont on s’excuse de devoir rappeler qu’elles ne changent strictement rien aux structures politiques, économiques et sociales en place. » (Gauchet, p.321).

A ce stade, l’altermondialisme constitue le supplément d’âme de la démocratie capitaliste mondialisée. De l’autre côté du miroir, dans un espace public où presque tout le monde a sacrifié l’espoir de véritables résultats sur l’autel de l’effet d’annonce, les starlettes de la politique médiatique « servent aux peuples une politique des intentions, délibérément indifférentes à ses suites et à ses conséquences ». Dans les limites de la prudence, « une politique de l’image, destinée à imposer une figure de bonne volonté généreuse suffisamment forte pour immuniser ses promoteurs contre les démentis du réel » (8). Faire le bonheur des gens, disions-nous.

Devons-nous vraiment nous résigner à un partage des rôles entre une gestion sans vision de quelques oligarchies et une protestation morale sans autre lendemain, apolitique et, chez certains, antipolitique ou populiste ? Ne peut-on sortir du piège qui veut que « les citoyens se mettent à détester au travers des politiciens la démagogie à laquelle ils les vouent », pour citer une dernière fois Gauchet ?

Dans ce climat de désagrégation, d’antipolitisme et de régression, le projet de Traité constitutionnel était une tentative honnête pour préserver, à l’échelle de la mondialisation, la possibilité de continuer à essayer de faire de la politique depuis l’Europe, en faisant d’elle un espace unifié de médiation avec elle-même, avec les autres continents et avec les autres civilisations. Cet effort a été momentanément vaincu par le reproche de ne pas constituer l’instrument d’une patrie morale.

Rebondir

Cet embourbement n’aura qu’un temps, mais pour en perdre le moins possible et surtout pour repartir dans une direction souhaitable, il a paru utile d’analyser ici certaines raisons peu évoquées de l’échec de la poursuite de l’unification politique de l’Europe. Car si un échec momentané peut être salutaire, sa répétition serait mortifère.

Parallèlement à la résolution des questions institutionnelles, nous devrons bien entendu nous réinterroger sur le type de politiques publiques que nous voulons voir menées par l’Union. Et dans un espace publique européen qui reste largement à promouvoir, nous devrons débattre ensemble, non à la place mais avec et à côté de nos représentants, des instruments de politique économique, culturelle, monétaire, sociale et environnementale qui nous permettront, à l’échelle du continent, d’accroître la prise de notre nouvelle collectivité sur elle-même.

A l’échelle de la planète, nous devrons débattre des politiques qui permettront de contribuer à ce que l’humanité se constitue en sujet positif de sa propre histoire, face aux enjeux inédits et aux menaces de possibles catastrophes auxquels elle est confrontée. En se rappelant que ce qui vaut dans l’héritage, c’est ce qu’on est capable de transmettre aux générations suivantes, pas ce que l’on reçoit des générations précédentes.

Le récent « Plan C (Citoyens) pour l’Europe » des Verts allemands ou l’initiative française « Sauvons l’Europe » pourront sans doute, dans ce cadre, constituer des prémisses pour un rebond du projet Européen.

Face à ces enjeux qui alors commençaient à pointer le bout du nez, Martin Luther King eut cette forte phrase : « Il faut apprendre à nous aimer comme des frères ou nous préparer à périr comme des imbéciles ». Il nous semble aujourd’hui que pour éviter les périls, retrouver en politique le goût de l’intelligence collective promettrait davantage qu’une généreuse pétition de principe en faveur d’une fraternité toujours proclamée mais jamais accomplie. Car c’est dans la chaleur de leur fraternité que beaucoup crient aujourd’hui « Viva la Muerte ! ».

NOTES

1 Voir P. VIVERET, Pourquoi ça ne va pas plus mal ? , Fayard, Transversales, 2005.
2 M. GAUCHET, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002.
3 J. PEHE, « Les nouveaux et les vrais Européens », La Libre Belgique, 24 juin 2005.
4 Depuis de nombreux mois, d’interviews en interviews et encore récemment autour du 120e anniversaire de la création du POB, les Présidents « des PS belges » (francophones et flamands) précisent que la vocation de leur parti est d’apporter le bonheur aux citoyens, allant jusqu’à énoncer qu’« Est socialiste ce qui apporte du bonheur aux gens » ; dans le genre émancipateur, on a connu « le socialisme » plus ambitieux.
5 « Der Staat ist verplifchtet, seine Bürger und Bürgerinnen zu schützen, er ist verpflichtet, zu verhindern, dass Familienväter und Frauen abeitslos werden, weil Fremdarbeiter zu niedrigen Löhnen ihnen die Arbeitsplätze wegnehmen ».
6 Ces propos viennent de conduire bon nombre d’écrivains et d’intellectuels allemands à publier un manifeste condamnant la création du « Linkspartei ».
7 H. Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps – Réflexions sur Lessing », in Vies politiques, Gallimard, Tel, 1974.
8 M. GAUCHET, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », op.cit., p. 367.

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