Pierre Madelin

Le spectacle des rivalités entre États ou entités politiques pour la souveraineté sur un territoire ou une ressource suffit à justifier la constitution de forces armées et d’alliances (souvent commerciales). La géopolitique, si elle ne désigne pas autre chose que l’analyse de ces jeux de forces et d’influences, tendrait donc à affirmer qu’aucun État ne réduira jamais volontairement l’intensité physique de son économie au risque d’être avalé, soit par la voie économique, soit par la voie armée, par ceux qui n’auraient pas fait ce choix de l’abstinence. Entretien sur ces questions avec Pierre Madelin, essayiste français auteur notamment de Après le capitalisme (2017) Faut-il en finir avec la civilisation ? (2020), La tentation écofasciste : Ecologie et extrême droite (2023).

Pierre Madelin bonjour. Qui êtes-vous et quelle est la place de l’écologie politique dans votre travail ?

Au départ, je suis traducteur. J’ai traduit beaucoup de textes assez importants de philosophie de l’écologie qui sont issus du monde anglo-saxon, de différents courants, de l’éthique environnementale, de l’écologie profonde, de l’écoféminisme. Mon entrée dans l’écologie s’est plutôt faite par la philosophie. Mais petit à petit, je me suis intéressé de plus en plus à l’écologie politique. Et puis à partir d’un certain moment, j’ai commencé à ne plus seulement traduire, mais à écrire. Je suis devenu auteur, essayiste, et j’ai écrit cinq livres, dont quatre sont des essais d’écologie politique ou de philosophie de l’écologie pour l’un d’entre eux. La question de l’écologie politique a été très présente dans mon travail d’écriture, jusque dans mon dernier livre qui porte sur les liens entre écologie et extrême droite.

“Décroître et produire des avions rafale, ce n’est pas exactement la même chose… je me suis retrouvé intérieurement, mentalement, dans cette espèce de tension entre d’un côté la nécessité de la décroissance face au réchauffement climatique et la crise écologique, et de l’autre la nécessité de la défense avec tout ce que ça implique de puissance économique et technologique pour parer à une agression militaire”.

Comment pensez-vous aujourd’hui les questions d’écologie et de géopolitique ?

Tout d’abord, je tiens à souligner que je ne suis pas du tout spécialiste de ces enjeux au sens académique du terme. J’y réfléchis en tant qu’écologiste et internationaliste saisi par le choc de l’actualité internationale, notamment l’invasion de l’Ukraine. Jusqu’à une date récente, en réalité jusqu’au 22 février dernier, j’avais été un petit peu étranger aux questions de politique internationale. Pas totalement, bien sûr, mais ce n’était pas au cœur de mes interrogations et surtout quand je m’y intéressais, je ne faisais pas forcément le lien avec les questions d’écologie. Je m’y intéressais comme à deux secteurs de la réflexion politique, un peu séparés l’un de l’autre. Et puis, de manière générale, je viens d’une tradition de pensée plutôt libertaire dans laquelle, pour toutes sortes de raisons, on a peut-être un peu de mal à s’approprier les questions liées à la défense et aux relations internationales. On peut avoir le sentiment que comme les relations internationales mettent avant tout en jeu des relations entre États, ça ne nous concerne pas vraiment car elles relèvent d’une sphère qui n’est pas celle de l’émancipation, ou bien qu’elles se déploient à une échelle si complexe qu’elle ne peut pas vraiment être comprise et encore moins transformée.

J’ai néanmoins fini par me dire que ce n’était pas satisfaisant d’en rester là, d’une part parce que cela relève d’une forme de paresse intellectuelle et d’autre part parce que l’international ne met pas seulement en jeu des états, mais aussi des sociétés qui se mobilisent, se soulèvent et sont confrontées à la répression. Le déclencheur à ce niveau-là a été l’invasion de l’Ukraine. Je n’ai eu aucune hésitation, aucun doute que le soutien à l’Ukraine s’imposait par tous les moyens, y compris par la livraison d’armes lourdes. Ça a été tout de suite très clair pour moi.

Mais en tant qu’écologiste anticapitaliste et décroissant, je me suis aussitôt retrouvé dans une situation un peu paradoxale où, pour le résumer de façon un peu imagée et drôle si je puis dire, je me réveillais le matin en me disant “oh la la c’est terrible le réchauffement climatique, il faut absolument décroître au plus vite !” et puis je m’endormais le soir en me disant “oh la la les ukrainiens qui se prennent des missiles supersoniques Kinjal russes et des drones Shahed iraniens, il faut leur donner des avions de chasse et des missiles longue portée !”. Mais décroître et produire des avions de chasse, ce n’est pas exactement le même projet de société…

Je me suis donc retrouvé dans une sorte de tension intérieure et intellectuelle. En tant qu’écologiste anticapitaliste, je suis persuadé qu’il nous faut soutenir toutes les initiatives et tous les mouvements, du type Soulèvements de la Terre en France, qui s’emploient à « désarmer » les projets et les infrastructures qui sont en train de transformer à vitesse grand v notre planète en une invivable fournaise : contournements routiers et tous projets d’artificialisation des sols, mégabassines, fermes usine, industries fossiles et cimentières, etc. Tout faire pour gripper la dynamique mortifère du capitalisme et ses effets dévastateurs sur le climat et les milieux. Mais en tant qu’internationaliste antifasciste, je pense qu’il nous faut soutenir l’Ukraine, ce qui veut dire, au premier chef, lui donner les moyens de sa défense dans la guerre de libération nationale qu’elle mène face au fascisme russe, ce que seuls peuvent faire les États dont nous combattons par ailleurs les évolutions autoritaires et les pratiques répressives. Or donner à l’Ukraine les moyens de sa défense, c’est non seulement lui fournir des armes lourdes comme je l’ai déjà dit, mais aussi assurer l’approvisionnement constant en munitions de son armée, un des nerfs de la guerre si j’en crois les experts militaires. Et comme les stocks sont sous tension et que la guerre va malheureusement durer, cela veut dire qu’il faut également soutenir un plan de relance industriel dans l’un des secteurs les plus sales qui soit, l’armement.

Bref, le paradoxe est en quelque sorte le suivant : nous sommes pris en étau entre le Charybde de la crise écologique, qui nous oblige à la décroissance, et le Scylla de la menace russe (à laquelle il faudrait ajouter celle d’autres régimes autoritaires et ultranationalistes) qu’il n’est possible d’affronter qu’en se donnant les moyens de la défense, lesquels sont eux-mêmes tributaires d’une logique de croissance/puissance, soit celle-là même qui détruit les conditions de vie sur Terre.

Vous parlez de “décroissance”. Est-ce que vous faites une différence entre le mot “décroissance” et le mot “post-croissance” ?

Je ne me suis jamais trop penché sur les débats lexicaux entre a-croissance, post-croissance, -croissance… J’ai spontanément adopté le terme de décroissance, mais ça ne me dérange pas si on veut parler de post-croissance. Ma vision de ce que j’appelle la décroissance n’est pas particulièrement originale. Elle est celle de la plupart des auteurs qui travaillent aujourd’hui sur ce sujet, que ce soit les auteurs classiques comme Serge Latouche, ou des figures plus récentes comme Timothée Parrique ou Giorgos Kalis. C’est l’idée de l’incompatibilité entre le développement capitaliste et toute politique productiviste d’un côté et la préservation des conditions de la vie sur terre de l’autre.

En tant que décroissant ou adepte de la post-croissance, je peux par exemple parfois me sentir en porte à faux avec certains courants écologistes qui vont tout miser sur le développement des énergies renouvelables ou sur une transition écologique interne à un capitalisme qui, certes serait un capitalisme régulé, mais qui resterait quand même le capitalisme. J’ai l’impression personnellement qu’à niveau de consommation et de production égale, même dans une logique de sobriété, la décarbonation entière ne suffirait pas sur le long terme à rendre soutenable l’empreinte écologique de nos sociétés, notamment sur les écosystèmes ou sur la biodiversité. La décroissance, pour moi, c’est donc réduire les flux de matière et d’énergie à l’échelle globale. Et ça, je ne vois pas comment ce serait possible dans le cadre d’une économie capitaliste.

Revenons à ce dilemme que vous décrivez entre ce corpus intellectuel qui conclut à la nécessité d’une décroissance et cette invasion de l’Ukraine qui nécessite de la défendre. C’est la problématique au cœur des questions qu’on se pose : des Etats qui mèneraient des politiques publiques en faveur d’une décroissance réelle des flux et de l’économie pourraient-ils encore se défendre face à des Etats qui ne le feraient pas ?

Avant d’esquisser des solutions – même si je n’en ai pas stricto sensu – je voudrais dire que cette dynamique de la croissance, elle est intrinsèquement liée à celle de la puissance. Je pense que c’est intéressant quand on quand on regarde l’Histoire.

En général, quand on est écologiste anticapitaliste aujourd’hui et quand on s’interroge sur les stratégies à mettre en place pour sortir de la crise écologique, on va mettre en avant plusieurs choses. On va mettre en avant, comme je l’ai fait moi-même dans la réponse précédente, le capitalisme, à la fois dans la matérialité de sa logique d’accumulation du capital et dans les imaginaires, les subjectivités productivistes et consuméristes qu’il produit. On va donc mettre en avant la nécessité de sortir de ça.

Une deuxième chose qu’on va souvent mettre en avant, dans les milieux un peu plus intellectuels, un peu plus universitaires, c’est la nécessité de changer de paradigme, de changer d’imaginaires sociaux ou, pour reprendre un terme qui a été assez présent dans les débats d’écologie politique ces dernières années dans le sillage des travaux de Philippe Descola, de changer d’ontologie, et de laisser de côté le grand partage moderne entre nature et culture pour créer de nouvelles manières d’appréhender notre relation, en tant qu’être humain, au monde vivant.

(…) Tout comme il y a au cœur du capitalisme une compulsion de croissance, il y a au cœur de la forme-État une compulsion de puissance, la volonté d’accumuler de la puissance technologique et militaire pour rester compétitif dans la rivalité entre États.

Mais on va finalement assez peu se pencher sur la question des États et des rapports de puissance entre États, si ce n’est pour dire qu’il y a une complicité entre les États et le capitalisme, toujours en sous entendant ou en acceptant tacitement l’idée que les États sont inféodés à la logique d’accumulation du capital, certes comme des acteurs à part entière, mais néanmoins, principalement soumis à la logique d’accumulation du capital. Or, même si c’est en partie vrai, je pense que quand on regarde l’histoire, on voit que ce n’est pas forcément toujours le cas. On pourrait également dire que, d’une certaine façon, les États modernes ont eux aussi instrumentalisé et soumis les logiques d’accumulation du capital pour parvenir à leurs propres fins qui sont celles de la puissance. De ce point de vue là, il y a eu historiquement une complicité structurelle et fonctionnelle entre les dynamiques de croissance et les dynamiques de puissance, sans qu’on puisse dire qui, du capital ou de l’État, aurait été en position véritablement dominante par rapport à l’autre.

Pour le dire autrement, si l’État est une puissance écocide, ce n’est pas seulement parce qu’il est instrumentalisé par le Capital et soumis à ses intérêts, ce qui pourrait donner l’impression que la destructivité de l’État est liée aux circonstances historiques spécifiques qui sont les nôtres, donc que le problème tient à l’État capitaliste et qu’un État affranchi de la tutelle du Capital pourrait faire l’affaire. Rien n’est moins vrai, car tout comme il y a au cœur du capitalisme une compulsion de croissance, il y a au cœur de la forme-État une compulsion de puissance, la volonté d’accumuler de la puissance technologique et militaire pour rester compétitif dans la rivalité entre États.

L’histoire du Japon au XIXème siècle est très intéressante de ce point de vue. Le Japon était dans une politique isolationniste de très longue date par rapport au reste du monde, profitant pour ça de sa situation insulaire. Un jour, dans la seconde moitié du XIXème siècle, des navires de guerre américains se placent à portée des ports japonais et menacent le Japon en leur disant : “Voilà, si vous n’ouvrez pas votre île au commerce on va imposer un blocus, on va bombarder vos ports et on va vous détruire”. Et là, les Japonais sortent de leur isolationnisme car ils n’avaient évidemment pas du tout les moyens de résister. Ils sortent de leur isolationnisme parce qu’ils y sont contraints. Et dans les décennies suivantes, un processus de modernisation de rattrapage et d’industrialisation à marche forcée est impulsé. Dans ce cas le développement du capitalisme a partie liée à la volonté d’un empire humilié de rétablir sa puissance pour pouvoir être compétitif dans sa rivalité avec les autres puissances du monde et ne plus connaître à nouveau l’humiliation du blocus.

Je ne raconte pas cette histoire juste pour le plaisir de me replonger dans l’histoire. Je la raconte parce qu’elle me semble symptomatique de ce qui a été à mon avis un des mobiles du processus de modernisation capitaliste et industrielle pour les États qui ont voulu rester compétitifs dans leur rivalité avec d’autres États ou Empires et qui, dans le cas japonais, apparaît de façon flagrante et caricaturale. Et d’une certaine façon, je pense que ce qui a été un des élans et un des motifs du processus de modernisation à l’époque reste aujourd’hui une des raisons, parmi d’autres, pour lesquelles les États ne souhaitent pas renoncer à ce processus de modernisation parce que pour eux, y renoncer, ça serait se rendre vulnérable, s’exposer soit à une agression militaire directe, soit à une vassalisation vis-à-vis d’autres États ou d’autres blocs géopolitiques qui, eux, n’y auraient pas renoncé.

De ce point de vue là, j’ai envie de dire que malheureusement, la guerre en Ukraine donne raison à ce raisonnement ou à ce réflexe froid, puisqu’on voit bien que si l’Ukraine a pu résister à l’invasion russe c’est certes, dans un premier temps, grâce à elle-même et à l’unité de son Etat et de la mobilisation de sa population, mais dans un deuxième temps, si elle a pu résister et reprendre du terrain, c’est aussi grâce aux armes qu’elle a reçues. Or il s’est avéré assez vite que, si j’en crois les experts militaires, les armes des pays de l’Otan, qui pourtant n’étaient pas forcément toujours les armes de dernier cri, étaient largement supérieures en précision et en qualité aux armes de la Russie. Et quand on regarde quels sont les pays qui composent l’Otan, on voit que pour la plupart ce sont les pays qui sont depuis longtemps au sommet des chaînes de valeur du capitalisme mondial, et qui sont également historiquement les plus haut pollueurs et émetteurs de gaz à effet de serre. On peut quand même, je pense, établir là une corrélation assez forte : c’est probablement parce qu’ils sont historiquement au sommet des chaînes de valeur du capitalisme qu’elle disposent encore de ce raffinement technologique et de cette supériorité militaire.

Est-ce que cela peut nous amener à penser qu’au final, les idées de post-croissance, de sobriété, de technologie adaptée etc… ne sont pas solubles dans cette nécessaire rivalité entre États ?

C’est la question que je me pose depuis deux ans maintenant et à laquelle j’ai du mal à répondre. A vrai dire c’est assez tragique. C’est vrai que les nationalismes et les rivalités géopolitiques n’ont jamais été totalement absentes, mais leur exacerbation aujourd’hui dans un contexte de crise écologique qui s’aggrave, je crois que c’est un peu la pire nouvelle qu’il pouvait y avoir. Parce que déjà dans un contexte de relative coopération entre les puissances dans les années 1990 – 2000, il n’a pas été possible de faire grand chose pour l’écologie. Donc dans ce contexte de nationalisme et de bellicisme exacerbé qui semble malheureusement être notre lot pour les années à venir, je ne sais pas trop ce que ça nous réserve et quelles seraient les solutions… Se dire : “ah, bon tant pis alors on va continuer le statu quo de la croissance-puissance parce que sinon on va se faire bouffer par les autres”, ce n’est pas une solution non plus parce que ça veut dire qu’on détruit les conditions d’habitabilité de notre planète pour finalement s’autodétruire. On ne sera peut-être pas détruit par les autres mais on créera un monde tellement invivable qu’on finira par s’autodétruire : ce n’est pas une solution. Comment faire ? Je n’ai pas de réponse définitive qui me convaincrait moi-même. Par contre j’ai essayé d’identifier différentes réponses qui ont été apportées à cette question et je peux essayer de les cartographier rapidement.

Une première option est celle que l’on pourrait appeler ironiquement l’option du miracle. Tout d’un coup, un peu comme par magie, tous les pays ou la majorité des pays du monde, notamment sous la pression révolutionnaire de leurs sociétés civiles, deviennent subitement pacifistes, anticapitalistes et coopératifs les uns avec les autres et cessent de se craindre les uns les autres. Renonçant à leur puissance technologico-militaire, ils peuvent dès lors amorcer les nécessaires politiques de décroissance sans craindre que celles-ci ne finissent par les affaiblir et les exposer à des voisins inamicaux. Cette option du miracle évidemment, comme son nom l’indique, reste très très peu crédible ce qui, je pense, nous oblige à la mettre de côté.

La deuxième option ça serait que l’on puisse – les défenseurs du capitalisme vert semblent convaincus que cela est possible – découpler en quelque sorte la croissance de son impact environnemental, et qu’il soit dès lors possible de maintenir un même degré de puissance qu’auparavant tout en préservant les conditions de vie sur terre. Mais personnellement, je l’ai expliqué un peu au début de cet entretien, je ne crois pas qu’on puisse découpler la croissance de son impact environnemental.

La troisième option serait de découpler la puissance de la croissance inféodée au capital fossile, ce qui n’est pas exactement la même chose. En France, cette option est défendue, d’une certaine façon, par Raphaël Glucksmann. Dans son livre publié cette année “La grande confrontation”, essentiellement consacré à la corruption des élites européennes par le régime russe, il y a à la fin des réflexions que j’ai trouvé intéressantes parce qu’il est un des seuls, je trouve, à prendre à bras le corps cette question en s’appuyant notamment sur un article de Pierre Charbonnier sur l’écologie de guerre. Il fait le pari qu’en fait, l’avènement d’un Green New Deal européen et la sortie des énergies fossiles va nous permettre de faire d’une pierre deux coups. Cette décarbonation impliquerait en effet un découplage énergétique par rapport à la Russie, donc un gain d’autonomie stratégique et, au final, un gain de puissance. Il articule ainsi un projet d’Europe-puissance à une logique de décarbonation et de sortie du capitalisme fossile.

Je trouve cette position intéressante parce qu’elle a le mérite d’articuler deux enjeux majeurs mais, en même temps, pour les mêmes raisons que j’ai exposées au début, elle ne me satisfait pas totalement en tant qu’écologiste. Quand bien même on décarbonerait entièrement les économies européennes, si l’on se contente juste de substituer les énergies fossiles par des énergies renouvelables en maintenant des niveaux de consommation et de production égales, on continue en fait à aller dans le mur écologiquement dans la mesure où l’on sait que les énergies renouvelables ont aussi un impact colossal sur la biodiversité par exemple, avec l’extractivisme etc…

Une quatrième option que j’ai identifié, c’est la position qui semble être celle de l’administration Biden en matière de politique étrangère, du moins si j’en crois le chercheur Florian Louis, soit “l’articulation d’une cosmopolitique des coopérations et d’une géopolitique des rivalités” [l’articulation d’une cosmopolitique des coopérations et d’une géopolitique des rivalités], expression que je trouve assez fine (https://legrandcontinent.eu/fr/2022/09/01/la-transition-geopolitique-europeenne/).

C’est en gros l’idée que l’on va continuer à vivre dans un monde où il y a des rivalités géostratégiques, géopolitiques, avec des hostilités entre États, et qu’on ne pourra pas arriver à une situation de coopération absolue. Il faut donc assumer en quelque sorte la persistance de ces rivalités et assumer leur caractère indépassable, si je puis dire. En même temps, on vit dans un monde où des choses comme la santé, la biodiversité, le climat ne peuvent pas nous permettre de nous offrir le luxe d’être dans des rapports de pure rivalité avec d’autres puissances. Il faut donc essayer de jongler entre des logiques de coopération sur certains sujets et des logiques de rivalité sur d’autres sujets. On est dans une sorte de double réalisme. D’un côté le réalisme du constat de la crise écologique et du réchauffement climatique qui nous contraint à la coopération, et de l’autre côté le réalisme de la persistance de l’hostilité dans les relations internationales qui nous contraint à assurer nos arrières en quelque sorte, et donc à maintenir des politiques de défense ambitieuses.

Sur le papier, je trouve cette vision des choses intéressante car il n’y a ni déni de la gravité de la situation écologique ou sanitaire d’un côté, ni déni de la persistance des hostilités et des rivalités géostratégiques de l’autre. Mais là encore, je reste quand même assez réservé car je ne perçois pas bien comment, dans les faits, la cosmopolitique des coopérations pourrait ne pas finir par être engloutie par la géopolitique des rivalités et comment la géopolitique des rivalités ne pourrait pas être encore une fois adossée à des politiques de puissance et de croissance. Là, je n’arrive pas bien à voir comment elle pourrait être compatible avec la préservation des conditions de la vie sur terre.

Au final, je n’ai pas vraiment de solution et on pourrait dire que tout ça peut s’apparenter à du wishful thinking… on pourrait aussi dire que la solution c’est de faire tout notre possible pour accentuer les dimensions coopératives des relations internationales au détriment de leurs aspects de rivalité mais bon, notamment en se mobilisant massivement à l’échelle mondiale et en promouvant un internationalisme par le bas, mais hélas ce n’est pas vraiment la trajectoire qu’on est en train de prendre depuis quelques années.

Ce sont en tout cas des sujets majeurs de réflexion qui ne peuvent vraiment être pris à bras le corps que collectivement. Je pense qu’aucun individu, aucun penseur, ne peut vraiment répondre seul à toutes ces questions.

On peut dire que vous vivez une forme de dissonance cognitive assez forte en ce moment…

[rire] D’une certaine façon oui. Je dois dire que c’est un peu un motif de tension avec beaucoup d’amis écologistes qui d’après moi sont dans un déni complet de la réalité des relations internationales et des questions militaires, qui contraignent en fait aussi le champ du possible au niveau écologique. Et je vois bien que beaucoup, quand je leur en parle, admettent que j’ai raison mais finissent par remettre le sujet sous le tapis pour revenir au statu quo ante confortable de leurs fictions normatives, notamment pacifistes, qui s’apparentent parfois à du wishful thinking.

Propos recueillis par Swen Ore pour Etopia

 

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