Véronique Clette-Gakuba est chercheuse à l’Institut de sociologie de l’ULB et membre de Présences noires. Son travail porte sur les conditions de postcolonialité dans l’art et la culture en Belgique.
Bonjour Véronique Clette-Gakuba, vous êtes membre de l’organisation Présences noires. Pourriez-vous nous la présenter ?
Présences Noires est un collectif belge de personnes Noires au sens de construit historique profond ayant façonné à la fois nos identités, nos trajectoires de même que nos luttes, nos résistances et notre rapport au politique. C’est un collectif que nous avons crée à quatre, il y a dix ans, à l’occasion des 50 ans d’indépendance du Congo. L’idée du collectif a émergé de discussions entre personnes afrodescendantes avec des origines nationales différentes (Tchad, Congo, Rwanda) de même que des parcours relativement distincts concernant la migration postcoloniale. En dépit de ces différences, nous étions, de la même manière, et sommes toujours animés par deux grandes problématiques qui nous ont mis au travail sur le mode de l’analyse et de la réflexion. D’une part, le collectif travaille à mieux comprendre et à réagir aux mécanismes de continuation coloniale qui traversent la société belge et qui assignent les personnes noires à des positions de subalternité à l’intérieur de toutes une série d’institutions (pensons notamment aux relations entre diaspora et le Mussée royal d’Afrique centrale). Quelque part, nous voulions affûter notre perception de la postcolonialité ambiante et structurelle, travailler à partir de la conscience d’une temporalité épaisse faite de continuités entre la période coloniale, celle des indépendances et notre présent. D’autre part, nous avons également crée Présences noires pour essayer modestement, à notre niveau, de mettre des mots sur les liens entre la Belgique et notre présence sur ce territoire. Ces liens sont multiples, les présences noires en Belgique sont loin de s’expliquer à partir d’un motif unique (comme cela serait le cas avec la migration du travail, par exemple). Il s’agit d’une présence qui puise ses origines dans ce rapport colonial. A distance d’une sociologie classique qui pense d’abord le motif objectivé de la migration (économique, politique, regroupement familial), Présences noires regarde comment la colonialité a produit des déplacements géographiques à travers le monde et a construit des présences noires en Europe sous des formes variables.
Présences noires a commencé ses activités en 2010 en organisant plusieurs tables-rondes d’échanges, de réflexions et de discussions sur cette postcolonialité et l’histoire de nos présences en Belgique. Par la suite, nous sommes devenus un collectif assumant une dimension informelle faite, dans l’ombre, d’un travail de réflexion sur le fond. Ce qui ne nous a pas empêché d’exister également sur le mode du positionnement à travers des courriers adressés ou des cartes blanches auxquelles nous apportons un soutien ou que nous initions. Aujourd’hui, pour différentes raisons, nous ressentons le besoin de faire exister Présences noires de façon plus affirmée à l’intérieur de l’espace du débat public.
On a l’impression de vivre un moment très dense au niveau de la question décoloniale ou postcoloniale, notamment depuis le décès de Georges Floyd puis de la manifestation du 7 juin, ici, en Belgique. Comment est ce que vous qualifieriez cette période? Qu’est ce qui est différent aujourd’hui d’il y a dix ans?
Principalement, ce qui s’observe aujourd’hui, c’est le dépassement d’un antiracisme institutionnel, d’un antiracisme d’État à la faveur d’un antiracisme décolonial et politique. Après de nombreuses années de travail militant se déployant à travers un large réseau associatif, on assiste à l’essor d’un antiracisme porté par les premières victimes du racisme, lesquelles, depuis leurs luttes, en saisissent sensiblement les mécanismes. Des collectifs tels que Mémoire coloniale et Lutte contre les Discriminations, l’asbl Change, Bruxelles Panthères ou Bamko ont largement rendu possible cet essor. Ce milieu associatif est en train de reformuler les termes, le langage et les concepts qui vont présider à l’analyse de ce qu’est le racisme, comment il opère et qu’est-ce qu’il détruit. Il y a dix ans, on n’était pas à ce niveau de conceptualisation. Nous étions dominés par un antiracisme défini depuis une position blanche, se présentant comme neutre. Une position qui, en réalité, résiste au changement et empêche de donner à voir le système d’oppression racial tel qu’il est. Depuis cette position, l’historicité du racisme est oblitérée, il devient un phénomène de haine universel, haine susceptible de provenir de n’importe quel groupe à l’encontre de n’importe quelle autre groupe. Une approche qui enferme les victimes dans des cercles vicieux infernaux (la colère et la haine des personnes non-blanches envers le système d’oppression raciale sont qualifiées de « racisme anti-blanc »).
Cette reformulation de l’antiracisme est le fruit des deuxième et troisième générations d’afrodescendants (au sens large) qui, par rapport, aux générations précédentes sont dans une moindre mesure confrontées à la question de leur statut juridico-administratif en Belgique. Ces nouvelles générations sont dans de meilleures positions que les précédentes pour revendiquer une citoyenneté pleine, entière et performative. Sociologiquement, il y a un point de bascule qui se situe là. Est posé comme état de fait par ces générations, l’existence de formes multiples d’africanité qui imprègnent l’Europe, qui lui sont constitutives. Mais il faut ne pas se méprendre : ces africanités sont là en tant qu’identités positives uniquement grâce à la lutte permanente contre un système racial discriminant à l’égard des Noir.es et grâce à un travail individuel et collectif articulé autour du care visant incessamment à renforcer les dignités noires.
Vous avez une connaissance plus particulière du monde culturel, des acteurs culturels afrodescendants. Quelle est leur situation aujourd’hui en Belgique francophone, au regard de cette actualité ?
La question est très large. Disons qu’il y aurait à souligner le fait que les luttes antiracistes se mènent aussi bien dans le champ associatif militant que dans le champ culturel et artistique. La domination blanche et son rapport instrumental aux corps, aux présences et au créativités noirs font l’objet de critiques décoloniales acerbes. Des critiques d’autant plus acerbes que les institutions qui en font l’objet sont les mêmes qui s’affichent comme étant inscrites dans des processus de décolonisation ! Le champ culturel et artistique est définitivement un champ de lutte antiraciste traversé par des tensions très fortes.
Sur l’histoire longue des migrations africaines en Belgique, il y aurait également à souligner le fait que le champ des expressions artistiques a toujours comporté une dimension politique en tant qu’il crée un espace de résistance (esthétique, politique et existentielle). Quel cela soit à travers la Rumba congolaise dans les années ’70, le reggae dans les années ’80, le hip hop à partir du début des années ’90, le spoken word poetry qui se développe de plus en plus aujourd’hui, il y a toujours eu des expressions artistiques caractérisées pas des modalités d’existence très fortes pour accompagner les migrations africaines et les présences noires en Belgique. L’expression artistique a toujours été et continue de constituer un prisme privilégié pour résister aux formes de soumission imposant aux Noir.es une existence subalterne et/ou assimilée.
S’il est évident que la production artistique est fortement présente au sein des communautés africaines, et ce malgré une certaine distance au système d’enseignement artistique, les conditions d’emploi artistiques sont, par contre, particulièrement précaires. Le travail indépendant, le recours aux revenus de petites indemnité́ (RPI), l’appui sur des marchés locaux et régionaux et le cumul entre activités artistiques et hors- artistiques sont les ressources auxquelles les artistes africains et afrodescendants ont le plus souvent recours. Il s’agit là de soutiens financiers peu sécurisants et peu stables dans les carrières artistiques. Les causes de cette précarité sont variées. Néanmoins, il importe de comprendre comment se construisent des positions de « minorité racialisée » dans le secteur artistique et culturel. Si tel est le cas, c’est entre autre que le secteur refoule tendancieusement les artistes noir.es dans des représentations stéréotypées visant à remplir un rôle servile et subalterne dans les imaginaires eurocentrés.
Cette précarité étant, il faut noter que dans ce secteur aussi des transformations s’observent. Une génération née ici, plus féminine et plus encline semble-t-il que leurs aîné.e.s à endosser des rôles d’intermédiaires artistiques et culturels participent à l’élaboration de réseau de coordination. Deux phénomènes conjoints s’articulent: des groupes, plutôt intermédiaires de l’art (Warrior Poet, Congolisation, Afropean Project Lab, etc.), politisent la question du racisme traversant les scènes artistiques alors que d’autres groupes, plutôt activistes, mobilisent les créations artistiques à des fins de mobilisation militante (Change, Mémoire Coloniale, Bamko, Bana Mboka). Ces deux phénomènes contribuent non seulement au soutien des artistes et à la circulation de leurs œuvres, mais aussi à la production d’une jonction entre art, culture et politique autour d’une question “noire”.
Aujourd’hui, dans cette période assez dense où on parle beaucoup des thématiques décoloniales dans les médias, est ce que vous remarquez un positionnement particulier des artistes, par exemple, par rapport à cette question de la décolonisation de l’espace public et autour des statues?
En particulier concernant l’enjeu de la décolonisation de l’espace public, il est impossible de ne pas mentionner l’œuvre de l’artiste Laura Nsengiyumva, même si, bien sûr ce n’est pas la seule intervention artistique qui interroge le patrimoine colonial. Par son œuvre PeopL, l’artiste Laura Nsengiyumva donne à voir la lutte décoloniale sous ses aspects profondément ancrés et habités. PeopL, c’est d’abord une performance aux vertus cathartiques qui a consisté durant une nuit entière à la disparition symbolique du roi Léopold II : durant toute une nuit, les participants à la Nuit Blanche (2018) ont assisté à la fonte d’une réplique en glace grandeur nature de la statue équestre de Léopold II. Lorsque la fonte est terminée, il ne reste plus que le socle et un plan d’eau représentant la nature transformée et liquéfiée du mythe léopoldien qui apporte la civilisation au cœur de l’Afrique.
La fonte s’est déroulée pendant toute la nuit et, tout le long, on a eeu l’opportunité de déplier toute une série de sous-questions se ramifiant autour de la question décoloniale. Ce temps long est celui au cours duquel le mythe peut réellement et matériellement se défaire. Autrement dit, le déboulonnement ne peut se réduire à une question visuelle ; il ne peut s’agir uniquement d’évacuer du champ visuel une figure criminelle de l’histoire emprunte de racisme quand bien même celle-ci est éminemment symbolique. Quelque part, il n’y a pas d’instantanéité dans le décolonial. Ce que la fonte disait, par les questions qu’elles permettaient de déplier, c’est combien le mythe est accroché, soutenu et adossé à toute une série d’acteurs sociaux, à des institutions, à des dispositifs qu’il faut pouvoir démanteler. La disparition immédiate de ces statues, et leur remplacement tout aussi immédiat par d’autres statues, viendraient sous formes d’illusion nous donner l’impression que la décolonisation peut se faire sans réelles transformations structurelles de nos systèmes politiques.
Et pour prendre une autre question d’actualité. Quel regard posez-vous, avec Présences noires sur la commission Vérité et Réconciliation qui va se mettre en place et sur le travail préparatoire qui a été entamé? Quels sont les risques et les opportunités autour de cette commission?
Le moins que l’on puisse dire c’est que jusqu’à présent c’est très mal emmanché. L’on sent au niveau de la Chambre des Représentants un mélange d’impréparation, de précipitation et de résistance. Cela s’est tout d’abord manifesté par le fait de vouloir attribuer au Musée royal d’Afrique centrale la tâche de préparer cette commission. Faisant partie des institutions scientifiques qui ont largement contribué à la propagation des thèses racialistes tout en étant une institution qui, à maintes égards, représente la continuité avec le passé colonial (notamment des épistémologies du savoir qui, en interne, ne se sont pas grandement renouvelées), il y avait lieu de poser la question de la pertinence de ce choix. Dès lors que la commission poursuit comme objectif d’étudier « l’implication des différentes institutions belges dans la colonisation du Congo », confier sa préparation au MRAC signifiait que celui-ci devenait juge et parti. La résistance des partis politiques par rapport à cette question du passé colonial à la dent dure. Pour rappel, Ecolo-Groen avait déposé une première résolution en 2014 concernant le devoir de mémoire de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi ; un projet qui avait été modifié, allégé, neutralisé dans ses formulations suite à des résistances internes au parlement fédéral1.
Un tel projet de commission aux enjeux éminemment importants et vastes (les réparations par rapport aux exactions et aux crimes commis dans le passé et les enjeux sociétaux internes à la Belgique relatifs au racisme contemporain) demandait une préparation, il me semble, plus conséquente. Cela, en termes de problématisation et de méthodologie. Des questions aussi importantes que celles de la nécessaire interdisciplinarité (pas uniquement l’histoire mais aussi les sciences sociales, le droit, etc.), de la définition et de la distribution des rôles entre expertises scientifiques et expertises associatives, de la place et la reconnaissance des victimes, etc. n’ont visiblement pas été posées. C’est à se demander si une telle précipitation – risquant grandement de crisper davantage les relations postcoloniales entre les divers profils et communautés – ne correspond pas à une volonté non avouée d’enrayer et d’étouffer l’ampleur du mouvement Black Lives Matter qui en Belgique a montré toute sa détermination lors du rassemblement du 7 juin. Une façon pour l’institutionnel de reprendre la main sur le cours des événements et sur l’organisation des rapports entre les différentes composantes de la société belge.
Et selon vous, que pourrait-il être fait aujourd’hui pour contrebalancer ces risques?
Pour l’instant, c’est à ce point mal parti que l’on espère, d’une part, que les séances parlementaires seront rendues publiques – qu’elles ne se tiendront pas à huis clos comme ce fut le cas jusqu’à présent (à l’exception de la première séance). D’autre part, il est à souhaiter que puisse s’affirmer une méthodologie la plus ouverte possible, c’est-à-dire une méthodologie permettant à toutes les associations et les acteurs concernés qui le souhaitent de pouvoir venir s’exprimer au sein de la Commission, cela avec des temps impartis suffisants. Cependant à ce stade-ci, comme d’autres, je suis fort pessimiste. Et ce en raison principalement d’un rapport colonial qui réside au fondement même de cette commission (des partis politiques qui se protègent, la mainmise d’un monde politique blanc sur la question, des procédés de cooptation, un timing irréalisable, etc.).
1 http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble%2093_crimes70