L’approche des conflits par l’environnement n’est pas une réflexion neuve. L’enjeu environnemental fait aujourd’hui partie des thématiques de recherches portant sur les questions internationales et de sécurité. Les effets des conflits sur l’environnement ne sont plus guère ignorés. Le droit international lui-même cherche, depuis les années 1970, à prévenir et à punir les atteintes injustifiées à l’environnement pendant les conflits armés. Quant à la littérature scientifique, celle-ci a intégré la donne climatique dans ses approches. Dans son ouvrage « Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIè siècle », le sociologue allemand Harald Welzer a notamment popularisé le lien entre détérioration de l’environnement et conflits violents[1].
L’approche théorique s’est logiquement nourrie de différents concepts aidant à mieux cerner les dynamiques en cours et leurs impacts. Le concept de « sécurité environnementale », notamment, installe une nouvelle dimension dans le champ des recherches en relations internationales, en liant « sécurité nationale » et « cadre de vie »[2]. Cet cadre théorique autour de la sécurité environnementale ouvre un large spectre d’études : de quelle sécurité parle-t-on ? De quelle insécurité également ? Par rapport à quelles menaces ? Comment parvenir à assurer cette sécurité ? Pour qui ? Autant de questions qui prennent place au sein des différentes approches théoriques des relations internationales, qu’elles soient réalistes, libérales ou marxistes.
Sécurité et environnement
Une approche simple définirait la sécurité environnementale autour de deux enjeux : celui de la sécurité de l’environnement tout d’abord. L’aspect durable des ressources et de leur accès, la préservation de la nature, la lutte contre les effets des changements climatiques se retrouvent dans cette première perspective. Cette dernière est principalement globaliste, considérant les écosystèmes comme un tout à préserver afin d’assurer la survie des sociétés humaines.
La deuxième perspective quitte cette approche globale pour se déplacer vers l’État. Dans ce cadre, la question principale est le traitement des déstabilisations environnementales pouvant amener à une situation d’insécurité voire un conflit menaçant la sécurité nationale. Ces déstabilisations peuvent, suivant leurs caractéristiques et leurs évolutions, évoluer vers des menaces mettant en jeu la stabilité de l’acteur étatique. Ces menaces environnementales peuvent aussi bien être d’ordre interne (autour d’un manque d’accès aux ressources, d’une crise dans la politique de redistribution, d’une dégradation des conditions de vie, etc.) que d’ordre externe (suite aux effets d’un conflit dans un autre État, d’une compétition entre deux acteurs étatiques pour le contrôle d’une ressource, etc.).
Au-delà de la « puissance », à savoir l’influence ou le statut qui permettent à un acteur de peser sur les décisions des autres acteurs par différents moyens, les concepts de « résistance » et de « résilience » face à ces insécurités environnementales se posent. Les notions de résistance et de résilience peuvent aider à mieux appréhender la fragilités des États et des sociétés et leurs capacités à dépasser ces menaces et déstabilisations. L’Organisation pour la Coopération et le Développement en Europe (OCDE) définit la résilience comme « la capacité des ménages, des communautés et des nations à absorber les chocs et à s’en remettre, tout en adaptant et en transformant positivement leurs structures et leurs moyens de vivre face à des stress, des changements et des incertitudes à long terme[3] ». La définition de la résilience de l’OCDE reste toutefois dans une définition par rapport à une structure définie comme une référence de base, à savoir le modèle de développement économique fondé sur l’économie de marché. Une définition plus poussée devrait intégrer, à cette approche, l’établissement de relations constructives entre les acteurs publics et leurs citoyens, maintenant des institutions performantes et fournissant des services de base, ce de manière pacifique, autour de la stabilité politique et de la prévention de la violence. À la notion statique de résilience peut être donc ajoutée celle de résistance permettant l’intégration des processus de changements et des rapports de forces entre les acteurs sociaux. En effet, même des États stables, transparents et démocratiques peuvent être confronté à des périodes de fragilité ou faire face à des espaces de fragilités politiques, économiques, sociaux et environnementaux. Si elles ne sont pas bien gérés, ces périodes ou ces espaces de et en crises peuvent dégénérer en conflits potentiellement violents, enfermant ces États dans des cycles de violences répétées, de gouvernance faible et d’instabilité[4]. A contrario, ces séquences peuvent aussi être l’occasion de se réinventer et proposer d’autres mécanismes de résolution des conflits, dépassant de ce fait la déstabilisation initiale.
Si le concept de sécurité environnementale est aujourd’hui reconnu, les déstabilisations amenant aux conflits environnementaux restent encore dans le champ du débat critique. La relation entre les ressources naturelles, l’environnement et les conflits est multidimensionnelle et complexe. Trois aspects principaux peuvent toutefois être dégagé. Tout d’abord, un événement environnemental peut contribuer au déclenchement d’un conflit. Les griefs et tensions autour du contrôle d’une ressource ou liés à la mauvaise redistribution de cette ressource peuvent dégénérer en violence ; ensuite, le facteur environnemental peut financer et entretenir un conflit. L’exploitation des ressources par une des forces armées peut lui apporter les revenus nécessaires à son existence et donc à la prolongation du conflit. L’exploitation des ressources naturelles comme le coton et les hydrocarbures par l’État Islamique en sont un exemple ; enfin, la question environnementale peut nuire au rétablissement de la paix. La perspective d’une paix durable peut être compromise par des individus ou des groupes s’accaparant les ressources ainsi que dans le cadre d’un accord de paix ne tenant pas compte d’une redistribution plus égale des moyens subsistants.
Les répercussions de la guerre peuvent également avoir un impact sur l’environnement. La destruction des ressources naturelles, volontairement ou non, se rencontre régulièrement dans les différents conflits violents. Un autre aspect est celui de la fragilisation ou de la destruction des institutions qui remplissent un rôle dans la gestion des ressources ou dans l’exercice de politiques environnementales.
Le conflit : approche et définition
Tout d’abord, qu’est-ce-qu’un conflit ? Une littérature abondante existe permettant de mieux appréhender le phénomène. L’approche la plus simple définirait le conflit comme un désaccord, constructif ou destructeur, entre au minimum deux acteurs, découlant d’objectifs incompatibles sur le mode d’allocation des ressources. Une définition plus poussée pourrait proposer le conflit comme étant une situation dans laquelle deux ou plusieurs parties se confrontent autour d’objectifs perçus comme incompatibles et tentent de dépasser la confrontation en mobilisant différents moyens allant du dialogue à la violence physique.
L’environnement et la redistribution des ressources sont des aspects présents dans la dynamique des conflits. Dans la littérature scientifique, des auteurs comme Garrett Hardin, dans La tragédie des biens communs, soutiennent qu’un régime foncier commun autochtone encourage la dégradation de la ressource, les différents usagers tentant de maximiser leurs intérêts au détriment du bien et du groupe[5]. Les tensions entre les usagers, qui entrent en compétition, résultent de la vulnérabilité et de l’insécurité croissantes face à l’épuisement de la ressource, entraînant la naissance d’un conflit. L’approche de Hardin reste cependant parcellaire, négligeant la capacité des usagers à proposer des institutions ad hoc parvenant à anticiper et régler les conflits nés de l’usage de la ressource. Elle permet cependant d’intégrer l’idée que conflit et environnement peuvent être liés, essentiellement autour de la question des institutions et des mécanismes de redistributions existants.
Enfin, il est important de comprendre que les conflits ne sont pas linéaires et formatés. Des cadres conceptuels peuvent aider à déconstruire les processus de conflit et donc à mieux aborder à la fois leur phase d’expansion et les pistes de sortie. Les conflits découlent de systèmes complexes difficilement réductibles à une seule cause. Un modèle de cheminement des conflits peut être proposé, autour des différents facteurs déterminants structurels et contextuels présents à différents niveaux de décisions. À ces facteurs doivent être inclus des acteurs contribuant au processus amenant au conflit. Ces acteurs s’orientent du niveau local au niveau global. En conséquence, un conflit environnemental dépend de nombreuses variables spatiales et temporelles dont la combinaison favorise ou freine la naissance, la violence ou la résolution. L’approche d’un conflit environnemental dépend donc d’une étude rassemblant les facteurs économiques, sociaux, politiques et institutionnels.
Conflits et violences environnementales
Les violences et les conflits qui touchent le Sahel et le Moyen-Orient trouvent certaines de leurs causes dans les déstabilisations et dégradations environnementales et climatiques. Il s’agit toutefois de bien garder à l’esprit que ces violences et conflits ne sont pas réductibles aux seules seules causes environnementales. Les dynamiques en cours trouvent également leurs origines au sein de processus locaux, régionaux, ainsi que de la recomposition du champ religieux, de tensions entre communautés depuis la décolonisation ou de violences économiques et sociales diverses. Si, pour le Sahel, l’effondrement de la Libye et la disparition de Kadhafi ont favorisé un sursaut de violences, ces éléments n’ont agi que comme un révélateur et un catalyseur de fragilités existantes et de tensions anciennes[6].
Si la question environnementale est à apprécier dans les dynamiques de conflits, le changement climatique apparaît de plus en plus en tant que multiplicateur de menaces. Différents chercheurs ont constaté que le réchauffement climatique contribuait à l’exacerbation de «risques secondaires, tels que les conflits violents, l’instabilité politique, les déplacements de population, la pauvreté et la faim[7]». Les mutations climatiques en cours deviennent une variable aggravant les pressions et les facteurs de stress sociaux, économiques et politiques. Cette aggravation de part les changements climatiques n’est toutefois pas automatique, le contexte dans lequel ces changements apparaissant jouant un rôle d’amplification ou de résilience à prendre en considération. Dans ce cadre, la compréhension des institutions et des structures politiques en place et leur niveau de préparation ou d’équipements face aux impacts du changements climatique joue donc un rôle important. Les États fragiles ou échouant à assurer à leur population les moyens de faire face aux impacts des transformations environnementales sont les plus susceptibles de voir s’accroître, en leur sein, des conflits violents pouvant dégénérer en conflits armés. L’incapacité de ces institutions à s’adapter peut accélérer l’apparition de dynamiques de déstabilisation nationale ou régionale, voire déclencher des actes de violence. À l’inverse, les institutions développant des contre-mesures actives telles qu’outils de redistribution équitable des ressources, transparence dans la gestion de ces ressources et protection des communautés menacées par ces transformations environnementales seront les plus à mêmes à gérer les chocs futurs.
En mai 2019, un rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires du Secrétariat des Nations unies portant sur la protection des civils en période de conflit armé développait les répercussions néfastes des conflits sur l’environnement. Partant des conflits en Irak, en Syrie, en Ukraine et au Yémen, le rapport démontrait l’attention devant être porté sur la responsabilité des États et la réponse humanitaire à développer par rapport à ces enjeux[8]. Les différents accords de résolution des conflits devront inclure des dispositions relatives à la gestion des ressources naturelles et à l’atténuation des conflits environnementaux afin de permettre l’établissement d’une paix durable. La place laissée aux communautés et aux citoyens dans ces mécanismes de résolution des conflits sera donc cruciale. L’enjeu de la sécurité environnementale est donc aussi celui de la souveraineté environnementale, à savoir la capacité des sociétés à disposer d’elle-même et à développer les solutions les plus adaptées à leurs contextes sociaux et environnementaux. Sans cela, les crises à venir ne pourraient que s’aggraver et générer de nouvelles formes de violences où la donne environnementale jouera un rôle de plus en plus négatif.
[1]Harald Welzer, Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIè siècle, Paris, Gallimard, 2009.
[2]Michel Frédérick, « La sécurité environnementale : éléments de définition », in Études internationales, 24, (4), 1993, p. 753–765.
[3]OECD, Risk and Resilience, 2019, [en ligne], https://www.oecd.org/dac/conflict-fragility-resilience/risk-resilience/.
[4]Lukas Rüttinger, Dan Smith, Gerald Stang, Dennis Tänzler, Janani Vivekananda, A New Climate for Peace. Taking Action on Climate and Fragility Risks (Executive Summary), The European Union Institute for Security Studies, 2015.
[5]Garrett Hardin, La tragédie des communs, Presses universitaires de France, 2018.
[6]Chena Salim, Tisseron Antonin, « Rupture d’équilibres au Mali. Entre instabilité et recompositions », in Afrique contemporaine, 2013/1 (n° 245), p. 71-84, [en ligne], https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-1-page-71.htm.
[7]François Gemenne et alii, « Climate and Security: Evidence, Emerging Risks, and a New Agenda», in Climatic Change, Vol.123, Issue 1, p. 9.
[8]Nations Unies, Protection des civils en période de conflit armé, Rapport du Secrétaire général, S /2019/373, 7 mai 2019, [en ligne], https://undocs.org/fr/S/2019/373.