À la lumière de la crise environnementale et des récents efforts citoyens destinés à valoriser une prise de conscience écologique générale, la littérature aide considérablement à façonner et changer nos modes de pensées.
À la lumière de la crise environnementale et des récents efforts citoyens destinés à valoriser une prise de conscience écologique générale, la littérature aide considérablement à façonner et changer nos modes de pensées. Par exemple, l’influenceur belge Félicien Bogaerts cite fréquemment Henry David Thoreau — célèbre auteur et poète du mouvement transcendentaliste américain — dans ses plaidoyers pour une responsabilisation écologique et citoyenne 1. Cependant, les rapports entre littérature et préoccupations environnementales existent depuis bien plus longtemps que ces récents influenceurs écologistes. D’origine étasunienne, le genre littéraire du nature writing rend gloire depuis les XVIIIe et XIXe siècles à la nature dans des versions tant sacralisées que dénuées de connotations religieuses. Depuis lors, ces liens se sont étoffés et concrétisés pour aborder des thématiques de plus en plus complexes et davantage ancrées dans des contextes actuels. En effet, les dichotomies entre nature « pure », « intacte » car intouchée par la main de l’homme, et le monde humain artificiel deviennent obsolètes 2. Le récent courant de l’écocritique tente de rendre compte de ces changements de par une analyse rigoureuse de la littérature engagée écologiquement. L’écocritique devient d’autant plus pragmatique dans un contexte tel que l’anthropocène, ou l’« âge de l’Homme », qui met en exergue que la distinction entre humanité et monde naturel est maintenant une illusion, l’humanité influençant et déterminant constamment son environnement physique 3. Ainsi, l’écocritique aidera à utiliser les textes littéraires afin de redéfinir les « frontières » abstraites entre nature et culture, entre la réalité et l’artificiel et, enfin, à contextualiser et concrétiser tout engagement écologique. Cela étant dit, la genèse de l’écocritique se situe principalement aux États-Unis, et le courant peine encore à se faire connaître en Europe et, de surcroît, en Belgique. La présente analyse passera d’abord par une explication et un état des lieux des concepts d’écocritique et d’anthropocène en vue, finalement, de revaloriser l’apport des textes littéraires dans la promotion de la prise de conscience écologique.
L’écocritique en quelques mots.
L’américaine Cheryll Glotfelty donne la première définition, très souvent réemployée, de l’écocritique : « De manière simple, l’on peut définir l’écocritique comme l’étude de la relation entre la littérature et l’environnement physique.» 4. Pierre Scoentjes, professeur en littérature française à l’Université de Gand, préfère quant à lui l’« écopoétique » à l’écocritique dans la mesure où l’écopoétique évite d’être stigmatisée comme « engagement naïf », car elle s’intéresse davantage à la poétique, les formes et moyens utilisés dans les textes littéraires plutôt que le message en tant que tel 5. La littérature qui traite de l’environnement naturel peut, effectivement, rapidement tomber dans une tentative de représentation d’un paysage qui n’a peut-être même pas été visité ou apprécié pour sa juste valeur. En d’autres termes, comme le remarque Schoentjes, « la nature devient rapidement une abstraction, une réalité livresque à travers laquelle l’homme parle d’abord de lui-même » 6. L’écocritique se doit d’éviter cette tendance et d’analyser des extraits qui vont au-delà d’une simple description artistique parfois trop anthropocentriste. En réalité, les écocritiques devraient considérer des textes représentatifs de ce que le philosophe Timothy Morton définit comme l’« ecomimesis », des textes qui dépassent l’art et les canevas esthétiques conventionnels pour donner une réelle importance à l’environnement physique 7. Par exemple, le Walden de Thoreau peut être interprété d’un point de vue écocritique car il rend compte d’une intrusion du train dans le milieu naturel durant le XIXe siècle. Symbole de la montée de l’industrialisme, ce texte fondateur illustre également l’anthropocène, ou l’abaissement des frontières entre technologie et nature, et souligne les effets néfastes d’un système capitaliste qui encourage à percevoir les ressources naturelles comme du capital inépuisable. 8
Écocritique, littérature et anthropocène.
À travers cette perspective écocritique, la littérature alimente le débat de l’anthropocène. Popularisé par le géologue Paul Crutzen, le concept de l’anthropocène — l’âge géologique caractérisé par l’impact global de l’humanité sur l’écosystème terrestre — ne relève pas uniquement du domaine de la science. De fait, la biodiversité, l’extinction des espèces végétales et animales, et l’anthropocène, souligne la critique Ursula Heise, sont principalement des problèmes culturels 9. La littérature peut orienter les critiques et les lecteurs vers des modes de pensées moins binaires ou cartésiens, qui pourraient discréditer les oppositions entre nature et culture et/ou technologie. De facto, ces perspectives sont devenues archaïques, voire utopiques, dans le contexte de l’anthropocène. Par exemple, des auteurs contemporains tels que Jon Krakauer (qui retrace l’histoire de Chris McCandless dans le célèbre Into the Wild [1996]) et Ken Ilgunas (Walden on Wheels [1996]), influencés par Thoreau, développent dans leurs écrits une esthétique qui révèle et critique davantage les problèmes environnementaux qu’elle ne représente la beauté intrinsèque de la nature. À différencier de la nostalgie, qui lamente « la nature que nous avons perdu », ainsi que du mode pastoral, qui promeut la solitude ou la retraite dans une nature pure et non contaminée par la civilisation, l’esthétique de ces auteurs est progressiste 10. En effet, Krakauer et Ilgunas valorisent l’expérience du milieu naturel comme une méthode d’introspection, un moyen de « recentrer » sa vision globale de la société. En outre, ils démontrent que la culture consumériste crée et soutient les besoins et le confort insatiables, alors que nous n’avons besoin que d’un sens de « communauté » et d’un « rôle significatif à jouer dans la société » 11. Par conséquent, Krakauer et Ilgunas nous rappellent qu’il n’est pas utile de s’isoler éternellement dans la nature éloignée, mais qu’un contact direct avec celle-ci nous permet de redéfinir les relations entretenues entre l’humain et le non-humain (mais aussi entre humains et technologies), et de les rendre plus durables.
C’est dans cette même optique que certains auteur(e)s nous font réfléchir au concept de l’anthropocène et à ce qu’il implique. Déjà en 1985, l’auteur américain Don DeLillo se référait à ce sentiment d’appartenance à une « communauté », mais à une communauté « de consommateurs » qui résume le bonheur aux actions de dépenser et d’acheter des biens consommables. 12 De cette manière, DeLillo — de même que Thoreau, Krakauer et Ilgunas — nous invite à reconsidérer le concept de l’anthropocène et à le redéfinir comme le « Capitalocène ». Devons-nous parler davantage de l’« âge du Capital » plutôt que de l’« âge de l’Homme » ? Ou alors du « Chtulucène » ? Les critiques — d’Andreas Malm à Jason W. Moore, Armel Campagne et Donna Haraway — mais aussi une pléthore d’auteur(e)s de fiction et d’œuvres non-romanesques se posent et nous posent ces questions. 13
La démarche de l’écocritique nous permet, en tant que chercheurs mais aussi en tant que lecteurs, d’appréhender les textes et théories revendiqués comme écologiques. À l’orée d’une crise écologique de plus en plus accablante, jumelée à un flux impressionnant de (dés)information, il convient de jeter un regard critique aux textes afin d’en tirer des apprentissages salutaires. Par ailleurs, l’écocritique peut nous ouvrir l’esprit et nous attirer vers des modes de pensées méconnus, lesquelles nous permettraient éventuellement de « résoudre » les problèmes culturels engendrés par l’anthropocène. Par exemple, analyser la littérature d’un point de vue écocritique nous oriente vers une réinvention du rôle du citoyen dans l’anthropocène. Bien plus que consommateur, le citoyen est acteur, acteur d’une écologie constructive et efficace, car correctement informée. Or, comme cité précédemment, l’écocritique est encore trop ignorée en Europe. À la portée de tous, l’écocritique pourrait pourtant éclairer la lanterne des chercheurs, politiques, et citoyens, qui veulent relever les défis toujours plus complexes posés par l’anthropocène.
Bibliographie
DeLillo, Don, White Noise, London, Picador, 2011.
Glotfelty, Cheryll, & Fromm, Harold (éds), Athens/London, University of Georgia Press, 1996.
Heise, Ursula, Imagining Extinction: The Cultural Meanings of Endangered Species, Chicago, The University of Chicago Press, 2016.
Lombard, David, “Thoreau and the Capitalocene”, Metacritic Journal for Comparative Studies and Theory, vol. 4, n°2, 2018, pp. 20-34.
Ilgunas, Ken, Walden on Wheels: On the Opened Road From Debt to Freedom, Las Vegas, Amazon Publishing, 2013.
Morton, Timothy, Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge, Harvard University Press, 2007.
Purdy, Jedediah, After Nature: A Politics for the Anthropocene, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
Schoentjes, Pierre, Ce qui a lieu : essai d’écopoétique, Paris, Éditions Wildproject, 2015.
Worster, Donald, The Wealth of Nature: Environmental History and the Ecological Imagination, New York, Oxford University Press, 1993.
↑1 On mentionnera, par exemple, les médias indépendants « Le Biais Vert » et « Le J-Terre », dans lesquels les œuvres canoniques de Thoreau Civil Disobedience (1849) et Walden; or, Life in the Woods (1854) sont souvent citées.
↑2 Bill MicKibben souligne dans The End of Nature (1989) que la « nature » en tant qu’entité physique et concept séparé du monde humain s’est éteinte à l’orée de changements environnementaux drastiques tels que les gaz à effet de serre.
↑3 Jedediah Purdy, After Nature: A Politics for the Anthropocene, Cambridge, Harvard University Press, 2015, p. 10.
↑4 Cheryll Glotfelty, « Introduction », in The Ecocriticism Reader. Landmarks in Literary Ecology, Ch. Glotfelty & H. Fromm éds, Athens/London, University of Georgia Press, 1996, p. 19. Traduction par Pierre Schoentjes.
↑5 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu : essai d’écopoétique, Paris, Éditions Wildproject, 2015, pp. 22-24.
↑6 Ibid. p. 25.
↑7 Timothy Morton, Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge, Harvard University Press, 2007, p. 31.
↑8 David Lombard, “Thoreau and the Capitalocene”, Metacritic Journal for Comparative Studies and Theory, vol. 4, n°2, 2018, p. 27.
↑9 Ursula Heise, Imagining Extinction: The Cultural Meanings of Endangered Species, Chicago, The University of Chicago Press, 2016, p. 5.
↑10 Donald Worster, The Wealth of Nature: Environmental History and the Ecological Imagination, New York, Oxford University Press, 1993, p. 3.
↑11 Ken Ilgunas, Walden on Wheels: On the Opened Road From Debt to Freedom, Las Vegas, Amazon Publishing, 2013, p. 254. Traduction par l’auteur de l’article.
↑12 Don DeLillo, White Noise, London, Picador, 2011, p. 100.
↑13 Pour le « Capitalocène », nous retiendrons principalement l’ouvrage critique Le Capitalocène : Aux racines historiques du dérèglement climatique (2017) d’Armel Campagne qui offre, dans la langue française, une approche claire et documentée du concept. La notion de « Chtulucène » a, quant à elle, été introduite par la critique américaine Donna Haraway dans son livre Staying with the Trouble: Making in the Chtulucene (2016).