Retour sur la pratique adoptée par le centre d’archives privées Etopia à Haren et au Keelbeek

Il arrive que certains acteurs de lutte environnementale aient une fibre historique ou qu’un militant souhaite conserver les documents de ses actions afin d’en garder le souvenir. La démarche est différente lorsqu’un archiviste soutient et participe à de tels mouvements d’oppositions tant pour y contribuer que pour en préserver la mémoire. Ici, la militance politique rejoint celle de la conservation de la mémoire et de l’histoire.

C’est précisément ce qui anime le centre d’archives privées Etopia lorsqu’en 2014 une appétence se manifeste face à la contestation qui s’établit à Haren, au nord de Bruxelles et qui se mobilise contre la construction d’une maxi-prison de 1190 prisonniers. Le site choisi est celui du Keelbeek, l’un des derniers espaces naturel et agricole de 18 hectares, au sein de la région bruxelloise. Une opposition à ce projet s’organise rapidement. Ce moment voit différents acteurs s’y intégrer, comme des syndicats de magistrats, des associations environnementales et anti-carcérales, des activistes occupant physiquement les lieux (des zadistes [1]) et des habitants de Haren. Le 17 avril 2014, 400 activistes de tout bord plantent des patates sur le Keelbeek. Lors de la récolte, en août, l’idée d’assurer une occupation ininterrompue germe. En décembre, la « zone à défendre » (ZAD) est inaugurée. S’ensuit un mélange particulier d’expulsions, de fêtes, de destructions des habitats des occupants par la police, de manifestations… Parallèlement, une lutte judiciaire se met également en place, faite de délivrances de permis, de recours et d’annulations. Aujourd’hui, fin 2017, les travaux de construction de la prison n’ont toujours pas débuté.

Toutes ces actions sont menées par différents groupes de citoyens et de militants, tous et toutes animés par des désirs, des réflexions et des idéologies très hétérogènes. Face à cela, l’archiviste marque un point d’arrêt méthodologique. Comment archiver quelque chose qui n’est pas une institution hiérarchisée ou une association structurée ? Nous ne sommes pas en présence de procès-verbaux de conseils d’administrations ou de dossiers documentaires bien agencés. La meilleure manière de se rendre compte de ce qui se passe à Haren réside dans le fait d’y aller, de rencontrer ces acteurs (dans toute leur diversité) et de tisser des liens avec eux. De cette manière, un « archivage du temps présent » et des mouvements en cours cher au centre d’archives Etopia se réalise.

Ce cas précis questionne la pratique archivistique, tant sur l’implication des acteurs des événements que celle de l’archiviste dans le processus de sauvegarde de la mémoire.

A l’instar d’autres objets d’études des sciences humaines, qui se reconfigurent constamment depuis plusieurs décennies, l’archivistique fait face à un changement inévitable qui ne peut que l’enrichir. L’archiviste n’est plus uniquement le réceptacle de documents que des institutions lui versent ou que des personnes privées souhaitent lui transmettre. L’archiviste fabrique aussi des archives et donc dans une certaine mesure, il fabrique l’histoire [2]. Cette démarche est d’autant plus importante pour des événements comme des luttes qui risqueraient d’être passées sous silence ou du moins d’être évincées. Dans un souci de préservation de la mémoire, il participe, accompagne, s’intègre, milite.

Cette militance pousse à participer aux événements, à ne pas faire que récolter. A cette occasion, certains documents peuvent parfois être créés parce qu’on sait qu’ils seront conservés. Est-ce que cela fait perdre à l’archivistique sa neutralité, sa réserve et son légendaire retranchement derrière les documents ? Nous le voyons plutôt comme un exemple de conscience historique. Cette attention épistémologique doit évidemment être prise en considération, tout en n’étant pas un frein à la déontologie qui sous-tend le métier d’archiviste. Tant que cette démarche est expliquée, comme dans la Description Générale du Fonds qui présente les fonds au début des inventaires, ou comme dans les descriptions présentant tel ou tel document, elle n’entrave en rien la qualité du travail archivistique et la future valorisation de ces sources. Bien au contraire, cette démarche permet de conserver des fonds qui parfois n’auraient jamais été ou en partie préservés.

A ce titre, le préambule de la déclaration universelle des archives adoptée à l’UNESCO en 2011 est très éclairant. Il permet de prendre de la hauteur face à ce que devrait être le métier d’archiviste : Les archives consignent les décisions, les actions et les mémoires. Les archives constituent un patrimoine unique et irremplaçable transmis de génération en génération. Les documents sont gérés dès leur création pour en préserver la valeur et le sens. Sources d’informations fiables pour une gouvernance responsable et transparente, les archives jouent un rôle essentiel dans le développement des sociétés en contribuant à la constitution et à la sauvegarde de la mémoire individuelle et collective. L’accès le plus large aux archives doit être maintenu et encouragé pour l’accroissement des connaissances, le maintien et l’avancement de la démocratie et des droits de la personne, la qualité de vie des citoyens [3]. C’est précisément la garantie de l’accès à ces documents et à la mémoire de ces événements qui anime la démarche engagée. C’est la condition sine qua non pour une future réappropriation de ces archives en objets multiples et multiformes.

Il est en effet important de noter le basculement de statut de certains documents, voire leur superposition. Prenons un tract, objet politique par excellence. Il peut parfaitement se muer en un témoin historique ou en une œuvre artistique. Il peut très bien être hybride. Tout dépendra de l’utilisation qu’en fera la personne qui viendra le consulter dans un centre d’archives. Comment va-t-elle le valoriser ? Pourquoi ne pas le détourner ? Cette réappropriation, bien qu’intéressante, peut créer des réticences auprès des producteurs d’archives. En plus de leur fonction politique et militante, ces documents ont une grande charge émotive. Il n’est pas toujours évident pour certains activistes de se séparer de certaines archives, témoins de leurs engagements.

Parfois, la seule présence de ces tracts, de ces affiches, de ces photos et de tous ces documents militants dans un centre d’archives concluent à leur institutionnalisation par leur classement, leurs descriptions et leur intégration dans un fonds d’archives. Cette institutionnalisation peut d’ailleurs aussi être un frein à la récolte de certains documents. Ces derniers étant parfois créés dans un contexte libertaire ou artistique, l’archivage peut sembler les dénaturer, les vider de leur substance et de leur énergie première. Dans notre démarche engagée, nous devons absolument être attentif à ces craintes légitimes. La participation active aux mouvements d’oppositions, voir la co-création de certaines pièces permettent une relation plus souple avec ces archives.

Comment cette démarche s’est elle inscrite dans nos travaux à Haren et au Keelbeek ? Les principaux acteurs du comité des habitants de Haren ainsi que d’autres militants travaillent actuellement à une publication retraçant l’histoire, les objectifs et les parcours personnels de cette lutte. Il va de soi que les documents devenus archives y occupent une place fondamentale. Ils illustrent, soulignent, mettent en exergue et en abîme le propos du livre. Certains sont même réappropriés par les producteurs eux-mêmes. Cet ouvrage se veut être une référence, un témoignage d’une opposition et en même temps un objet de cette lutte toujours en cours, au service de celle-ci.

Et l’archiviste militant de conclure : la construction de cette prison inutile, extrêmement coûteuse, absurde en termes de politique carcérale, d’aménagement du territoire, de sauvegarde d’écosystèmes et de production agricole et maraîchère autour de Bruxelles n’a toujours pas démarré… Il est séduisant de penser que les archives y participent à leur humble mesure.

Annexe : quelques exemples iconographiques du fonds d’archives du Comité des habitants de Haren et des occupants de la zone à défendre (ZAD) du Keelbeek (Bruxelles)

 

[1Un zadiste est une personne occupant une ZAD (Zone A Défendre ou Zone d’Aménagement Différé) comme par exemple celle de Notre-Dame des Landes en France (https://fr.wikipedia.org/wiki/Zone_%C3%A0_d%C3%A9fendre)

[2ANHEIM (Etienne), PONCELET (Olivier) ,Fabrique des archives, fabrique de l’histoire, Revue de Synthèse, Paris, 2004

 

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