1,86 milliard de personnes vont sur Facebook au moins une fois par mois. [1] La pénétration du web dans les sociétés est stupéfiante, surtout dans les pays occidentaux, pourtant, internet est loin d’avoir atteint son paroxysme. En effet, la toile est encore vierge de nombreux domaines, et c’est le cas notamment de la démocratie. Alors que le fonctionnement du web est très horizontal, la participation des citoyens à la prise de décisions à travers l’outil que constitue le net reste embryonnaire. Néanmoins, cette utilisation particulière existe et quelques exemples seront abordés ci-dessous, tels que les budgets participatifs de Porto Alegre, les assemblées populaires du 21e siècle aux États-Unis, l’application Stig en France, la démocratie liquide utilisée par le Parti Pirate et le panel délibératif en ligne. Les deux premiers exemples utilisent internet pour faciliter un processus démocratique qui n’est pas basé sur le web, tandis que les suivants fonctionnent entièrement sur le net.

Le thème de l’’innovation démocratique n’est pas dénué d’intérêt, spécialement aujourd’hui avec ce que d’aucuns appellent la crise de la démocratie. En effet, l’impression que les élites politiques ne représentent pas la population, qu’il y a un décalage entre les citoyens et leurs élus, ainsi que la montée du populisme prennent de plus en plus d’ampleur. Un besoin d’innovation, de changement se fait ressentir. Comme toujours lorsqu’un système arrive à ses limites, il faut oser l’innovation et le changement. Cette analyse aura pour socle l’ouvrage de Graham Smith « Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation” dont elle utilisera les six “biens” qu’une innovation démocratique doit comporter pour être bonne et dont elle reprendra trois cas qui seront approfondis : les budgets participatifs de Porto Alegre, les assemblées populaires du 21e siècle et le panel délibératif en ligne [2].

Avant d’entrer dans l’analyse, Il est important de définir en quoi consiste la participation citoyenne afin de comprendre le sens et l’étendue de ce terme. Selon le dictionnaire encyclopédique de l’administration publique, « la participation citoyenne peut se définir comme un processus d’engagement obligatoire ou volontaire de personnes ordinaires ( c’est-à-dire de personnes n’ayant pas de source formelle de pouvoir), agissant seules ou au sein d’une organisation, en vue d’influer sur une décision portant sur des choix significatifs qui toucheront leur communauté. Cette participation peut avoir lieu ou non dans un cadre institutionnalisé et être organisée sous l’initiative des membres de la société civile (recours collectif, manifestation, comités de citoyens) ou des décideurs (référendum, commission parlementaire, médiation). [3] » Dans le cadre de cet article, la participation citoyenne n’aura pas pour objet d’influer sur la décision, mais bien de prendre part à celle-ci.

Afin de déterminer la pertinence des cas analysés en tant qu’innovation démocratique, les six « biens » développés par Graham Smith seront utilisés comme critères de qualité. Ces critères sont l’inclusion, le contrôle populaire, le jugement considéré, la transparence, l’efficacité et la transférabilité [4]. En effet, le sens originel du terme « démocratie », du grec démos, le peuple et kratos, le pouvoir, signifie que le pouvoir revient au peuple. Or, cette définition trop simpliste laisse libre la définition de ce que sont le pouvoir et le peuple. À partir de quand le peuple possède-t-il le pouvoir, et quel pourcentage du pouvoir doit être possédé par le peuple pour pouvoir parler de démocratie ? Il est évident que cette définition de la démocratie n’est pas satisfaisante, c’est pourquoi les critères de Smith peuvent apporter plus de clarté et de précision à ce qui est attendu d’une innovation « démocratique ».

1. Les critères pour une participation réussie

Le premier critère pour une participation réussi est celui de l’inclusion. Celle-ci se comprend comme la réalisation de l’égalité politique par deux aspects de la participation : la présence et la voix. En ce qui concerne la présence, l’attention doit se porter sur le droit de participer : qui est considéré comme un citoyen ? En outre, les mécanismes de sélection auront un impact sur le critère d’inclusion. Si la participation est ouverte à tous, l’inclusion peut sembler tout à fait réalisée alors que la sélection aléatoire permet une meilleure représentation de la société dans son ensemble.

Le second critère est le contrôle populaire. Celui-ci repose sur l’influence laissée au citoyen dans le cadre du processus de prise de décision. Ce cas ce présente, par exemple, lorsque la mise à l’agenda est laissée au citoyen ou lorsque ce dernier choisit les questions qui seront débattues. Le contrôle populaire est plus grand même si le pouvoir sera toujours partagé avec d’autres acteurs, tels que les autorités publiques.

Ensuite vient le jugement considéré, c’est-à-dire la compréhension des citoyens du problème dans ces détails et des points de vue des autres citoyens. Il s’agit d’un élément essentiel à la participation citoyenne. Les circonstances de l’événement démocratique doivent permettre au citoyen de faire des choix réfléchis. Pour ce faire, il lui faut une information préalable et un environnement de bienveillance et de respect où l’individu sera encouragé à écouter l’avis des autres et à les prendre en compte.

Puis, la transparence, qui consiste en l’ouverture de la procédure aux participants et au grand public. La transparence permet la confiance du public dans les décideurs et leurs décisions. Elle doit se faire pour les participants, pour qu’ils comprennent les conditions selon lesquelles ils participent, mais également pour le grand public afin que ce dernier puisse juger de la légitimité ainsi que de la fiabilité du processus et donc de la décision qui en ressort.

Après vient l’efficacité, un critère plus pratique. Il s’agit du calcul coût / Bénéfice de la participation pour les citoyens et pour les pouvoirs publics. En effet, la participation a un coût pour les citoyens (temps, transport, garde d’enfants … ) ainsi que pour les institutions publiques (louer une salle, traiter des données, organisation, facilitateurs … ).

Enfin, le dernier critère est celui de la transférabilité, qui consiste en la possibilité d’utiliser le modèle d’innovation démocratique dans d’autres contextes, que ce soit à une échelle différente, dans d’autres systèmes, ou encore concernant d’autres enjeux. La forme d’une innovation implique un compromis entre différents critères qui tous ensemble forment un idéal-type.

2. Exemples de participation citoyenne en ligne

2.1. Le budget participatif de porto alegre

La ville brésilienne de Porto Alegre est pionnière en matière de budget participatif. Il s’agit d’un processus au cours duquel les citoyens d’une ville décident de l’allocation des ressources et des priorités qui seront exécutées par les pouvoirs publics [5]. L’objectif est double : d’une part il vise à connaître les besoins des habitants et mettre en place des solutions, et d’autre part, il vise à responsabiliser les citoyens en leur confiant l’affectation du budget. [6] La réflexion commence dans les seize quartiers, animée par des associations. Les besoins prioritaires du quartier y sont définis et des volontaires portent les revendications. La deuxième étape de la participation se passe dans chacun des seize quartiers, lors d’une assemblée plénière ouverte à tous, où les délégués du budget participatifs sont élus à raison d’un délégué pour dix personnes présentes. Ensuite, ces délégués éliront deux conseillers par quartier. A côté des associations de quartier figurent également des associations thématiques qui procèdent de la même manière. Ce budget participatif est positif pour les trois tranches de la population : pour les élus parce qu’ils connaissent les besoins des citoyens, pour les techniciens qui récoltent plus facilement des informations auprès des citoyens, et pour les citoyens qui découvrent le fonctionnement de la collectivité et les contraintes qui y sont associées. [7]

A Porto Alegre, les participants au budget participatif ont accès à l’information sur les projets et budgets des agences de la ville grâce au système de management informatisé. La transparence de l’information permet aux citoyens de s’investir dans le processus de budget participatif. Elle permet de garder la trace des investissements, d’entreprendre des recherches sur l’administration et les activités de ses agences, et d’observer ce que font l’administration, les délégués et conseillés du budget participatif. [8] Le critère d’inclusion, comme celui de la transparence, est respecté car le nombre de participants est très élevé et que ce sont les classes sociales les plus défavorisées qui participent le plus. En outre, le système des différentes étapes permet à un grand nombre de personnes de s’impliquer (20 700 personnes étaient présentes aux assemblées plénières en 2001). A la fin du processus annuel, le conseil du budget participatif discute avec la mairie du règlement du budget participatif pour l’année suivante et des ajustements peuvent être réalisés. Le contrôle populaire est donc très bien implanté dans le processus. Ce dernier étant long et composé d’une phase de présentation pour tous ainsi que d’une formation pour les conseillers, le jugement considéré est accompli, du moins concernant la compréhension de la tâche à accomplir et des enjeux.

Rien n’est cependant mis en place pour ce qui est de la prise en considération de l’avis des autres citoyens. Néanmoins, le temps long de la mission pousse à des temps d’écoute. La transférabilité, de son côté, n’est pas possible à une échelle plus grande que celle de la ville. Il est par contre possible de l’implanter dans d’autres villes, même si à Porto Alegre, le budget participatif est particulièrement bien développé grâce aux différentes associations de quartier déjà suffisament bien implantées.

2.2. Les assemblées populaires du 21e siècle [9]

Les 21st Century Town Meetings, ou assemblées populaires du 21e siècle organisées par America Speaks aux Etats-Unis combinent les délibérations face-à-face dans les petits groupes avec les interactions à grande échelle permises par les technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces dernières sont primordiales pour connecter les petites et grandes échelles.

Lors de ces assemblées, au moins une centaine de citoyens se retrouvent dans une salle, ou dans différents lieux simultanément, devant une série de petites tables pourvues d’un ordinateur connecté à un réseau. Cet ordinateur est utilisé en tant que flipchart électronique, destiné à enregistrer les accords généraux de la table. Les participants sont répartis de huit à dix personnes par table avec un facilitateur indépendant. A chaque table se trouve un scribe qui utilise l’ordinateur. Tout ce qui est écrit est synthétisé par une équipe de spécialistes qui classe les commentaires par thème, ces derniers étant présentés à la salle via les grands écrans pour plus de débats ou des votes. Les participants votent alors pour les thèmes qui leur semblent les plus importants grâce à un clavier numérique qui permet un vote instantané. [10] Les grands écrans présentent des données, des thèmes et des informations en temps réel pour un feedback instantané. America Speaks organise ces événements uniquement lorsque l’autorité publique s’engage à respecter l’issue du débat. La combinaison de discussions de petits groupes et de la décision collective de grande échelle en un seul jour ne pourrait avoir lieu sans l’utilisation des TIC.

Les organisateurs font le maximum afin d’avoir le plus de diversité parmi les participants. Ces derniers sont des citoyens ordinaires, sans compétences particulières par rapport au sujet. Concernant le mode de sélection, l’événement est ouvert à tous, avec un recrutement ciblé. En tentant d’être inclusif, les organisateurs doivent faire face à certains problèmes. La publicité ciblée est nécessaire pour attirer les groupes politiquement marginaux, et même dans ces cas-là, les événements échouent à attirer les jeunes et les minorités ethniques. Pour favoriser la participation, les organisateurs offrent des repas gratuits ainsi que la prise en charge des enfants, le transport, et une traduction afin de faire tomber les barrières typiques à la participation. Au début de l’assemblée, à l’aide des claviers numériques de vote, l’échantillon est comparé à la population qu’il est censé représenter. [11]

America Speaks a conscience du problème d’inclusion, cependant l’organisation peine à le surmonter. En effet, seules quelques personnes peuvent participer. Néanmoins, beaucoup d’efforts sont réalisés afin de faire tomber les principales barrières à la participation et l’accent est mis sur les composantes de la société qui sont les moins politisées. De plus, le matériel numérique étant fourni, aucune discrimination n’est possible entre ceux qui ont un ordinateur et les autres.

Un engagement aussi intense par un grand nombre de citoyens dans un temps court ne serait pas possible sans des professionnels de l’information qui facilitent le processus. L’étendue du contrôle populaire sur les thèmes développés sur la journée dépend des capacités de ces spécialistes à faire entendre la décision. Un feedback rapide est essentiel. Ces événements peuvent influencer les décisions politiques car il est difficile pour le corps politique d’ignorer le point de vue d’un si grand nombre de citoyens. Si l’institution qui organise l’événement le souhaite, les résultats de la délibération peuvent être diffusés largement par une couverture des médias, auquel cas le critère de transparence est tout à fait respecté. C’est également le cas du critère de jugement considéré comme il s’agit d’un processus de délibération avec des facilitateurs professionnels et qu’il y a une phase d’information au début. A nouveau le coût reste assez élevé, mais le résultat est concluant, et la transférabilité est tout à fait applicable à différentes échelles et concernant différents enjeux.

En résumé, les assemblées populaires du 21e siècle montrent comment les TIC peuvent être intégrées dans la conception des institutions démocratiques de manière à en améliorer l’efficacité. Cet usage permet à un grand nombre de personnes d’être engagé dans des discussions politiques et des prises de décision collectives dans une courte période. Si les événements duraient plus qu’un jour, l’abandon en cours de route serait important. La limitation très courte dans le temps nécessite donc des spécialistes de l’information.

2.3. L’application Stig

L’application Stig est une application française qui se donne pour objectif la participation citoyenne. Cette dernière est permise à travers trois possibilités : proposer, voter et améliorer. En effet, l’application permet à tout un chacun de proposer une idée, de la faire voter par les autres utilisateurs et de la voir améliorée par ceux qui le veulent. Elle prend en compte le niveau local et le niveau national, voire un niveau élection durant la période électorale présidentielle. Cette dernière catégorie permettait aux citoyens d’avoir une idée de quel candidat ils étaient le plus proche suivant leurs propositions. Les « citoyens » ne sont pas les seuls à pouvoir utiliser l’application, les élus peuvent faire un compte spécial où il est précisé qu’ils sont élus. [12] Cette application permet donc aux citoyens de donner leur avis et aux élus d’en prendre connaissance. Afin de ne pas perdre les utilisateurs dans la masse de données, des classements de propositions ont été développé : les plus récentes ; les plus populaires ; un ordre aléatoire ; celles qui divisent le plus ; celles qui sont les plus sujettes à débat. L’application est gratuite et disponible sur internet, Google Play et l’App Store. [13]

Répond-elle aux critères de Smith ? Concernant l’inclusion, force est de constater que les utilisateurs de l’application sont ceux qui ont un intérêt préalable pour la politique. De plus, seules les personnes disposant de la connexion internet et des connaissances nécessaires pour l’utiliser pourront participer, ce qui exclut une part importante de la population. L’application ne parvient pas vraiment à dépasser ce phénomène de « fracture numérique » et à réaliser l’inclusion, malgré le fait que tous les Français peuvent participer. Par ailleurs, un problème majeur de l’application est que les personnes non françaises peuvent s’inscrire, aucune vérification d’identité n’étant réalisée.

Ensuite, le contrôle populaire est d’un côté très grand, puisque c’est le citoyen qui propose et agit, sur le thème de son choix. Il peut ainsi voter et améliorer les propositions des autres, donc agir sur tout le processus. D’un autre côté, il n’existe pas vraiment de participation à la prise de décision. Le mieux qui puisse arriver étant que les élus prennent en compte l’opinion des citoyens dégagée par l’application et qu’ils communiquent avec les citoyens. En outre, aucun moyen n’est mis en place pour favoriser un jugement considéré : il n’y a ni délibération, ni cadre poussant l’individu à prendre en compte l’avis des autres.

Concernant l’efficacité, le coût est minime tant pour les citoyens que pour l’autorité, même si les bénéfices sont faibles. Un potentiel énorme se cache toutefois derrière cette application : il suffirait que les autorités publiques décident de s’en saisir et d’en favoriser l’accès au plus grand nombre pour que la participation soit effective.

2.4. La démocratie liquide du parti Pirate

Le parti pirate est né en Suède avant de s’exporter un peu partout en Europe, essentiellement en Allemagne et en Islande. Ce parti est particulièrement intéressant car il fonctionne dans un système de démocratie liquide, mis en pratique pour la première fois en Allemagne.

Le concept de démocratie liquide se définit comme la combinaison entre la démocratie directe et la démocratie représentative. Tout commence par une proposition à voter que tout le monde peut émettre. Le citoyen peut voter lui-même sur la proposition, ou alors, il peut décider de déléguer son vote à la personne de son choix. S’il délègue, la personne recevant le vote « pèsera » deux voix (ou plus si d’autres personnes lui ont délégué leur vote). La possibilité d’abstention est aussi prévue. En outre, il est possible de déléguer son vote sur certains sujets et de le garder sur d’autres, ou encore de reprendre un vote qui avait été délégué. [14]

Au vu du fonctionnement de la démocratie liquide, il est évident qu’elle n’est que difficilement applicable en dehors du web. Le Parti pirate la fait fonctionner grâce au logiciel libre liquidfeedback qui se donne pour objectif de permettre et de promouvoir l’utilisation des médias électroniques pour les processus de prise de décision. [15]

La démocratie liquide, comme l’application Stig, ne remplit pas vraiment le critère d’inclusion. En effet, elle est ouverte à tous et donc les personnes ne s’intéressant pas à la politique ne participeront pas. Le problème de fracture numérique n’est pas résolu. Par contre, les citoyens abstentionnistes pour cause de désillusion et de perte de confiance dans le système s’investiront peut-être plus dans ce mode de participation. Ensuite, arrivent les problèmes liés à l’abus de délégation. Deux situations risquent alors de se produire : la dictature des plus actifs et la technocratie. La dictature des plus actifs peut se rencontrer sur les sites internet à vocation démocratique, comme Wikipédia. En effet, les personnes donnant le plus de leur temps et de leur énergie sur le site auront plus de poids que quelqu’un qui participe une fois par mois. La deuxième situation, celle de la technocratie peut facilement s’imaginer, surtout sur des questions techniques ou dans des domaines obscurs pour le citoyen lambda. Ce dernier déléguera son vote ou s’abstiendra.

Concernant le contrôle populaire, celui-ci est très développé, chaque participant pouvant émettre une idée, débattre, voter, déléguer son vote, le reprendre … Il n’y a pas non plus de cadre pour un jugement considéré, chacun étant libre de donner son avis quand il veut, sans obligation de s’informer sur le sujet a priori. Quant à la transparence, celle-ci est très développée, chaque publication étant enregistré. L’efficacité est très importante car le coût est très faible : ce système ne coûte, en effet, que du temps.

Les Partis Pirates qui l’utilisent déjà sont de petites organisations avec peu de membres où il y a un temps de délibération avant chaque vote, et cette délibération est cruciale pour émettre un vote réfléchi. En outre, il s’agit d’une communauté engagée et donc plus susceptible de se prêter au jeu de la délibération que d’autres. Cependant, dans les grosses organisations, imaginons à l’échelle de l’État, la délibération serait nettement moins constructive. Deux situations pourraient se présenter : soit beaucoup de personnes souhaiteraient donner leur avis, et il serait impossible pour les citoyens de suivre la discussion qui serait alors décousue ; soit un très faible pourcentage de citoyens s’exprimerait et les autres n’oseraient pas participer, se sentant inférieur intellectuellement, ou pas assez informé, ou simplement moins capable de s’exprimer publiquement. Sans compter la masse d’indifférents ou de personnes qui n’ont pas de temps à accorder au débat. Ce constat vaut également pour l’application Stig. Dans la deuxième situation, le problème serait le même que dans la démocratie représentative. Le changement d’échelle n’est donc pas spécialement une bonne idée. Le changement de domaine n’est toutefois pas problématique, ce système étant applicable à toute organisation de petite taille et fonctionne d’autant mieux lorsque les participants se sentent engagés.

2.5. le panel délibératif en ligne

Cette partie de l’analyse aborde les travaux de James S. Fishkin sur les mini-publics en ligne recrutés par tirage au sort. Le mini-public, ou panel citoyen consiste dans le rassemblement d’un petit échantillon de la population qui délibère sur des sujets afin de prendre une décision. Le but du panel délibératif en ligne consiste à se débarrasser du gros inconvénient des mini-publics traditionnels à savoir celui de rassembler un grand nombre de citoyens en même temps dans un même lieu. La discussion est synchronisée en temps réel et les participants sont assignés à un groupe selon leur horaire et délibèrent une ou deux heures par semaine pendant environ un mois. Chaque groupe est mené par un modérateur, autour d’une discussion parlée et non écrite. Les participants peuvent poser des questions qui sont envoyées à des experts qui y répondent avant la prochaine session. Au premier panel délibératif en ligne les organisateurs avaient fourni un ordinateur à chaque participant ayant répondu hors ligne tandis que les répondants en ligne reçurent un honoraire équivalent. Le logiciel utilisé permet au modérateur de réguler l’ordre de la prise de parole. Le modérateur fait en sorte que personne ne domine la discussion. Les changements en matière d’engagement politique des panels délibératifs en ligne sont les mêmes que pour les panels citoyens traditionnels mais moins prononcés. Le choix de la voix a été fait dans le but de créer des liens affectifs et une compréhension mutuelle entre les personnes afin de singer les interactions en face-à-face. Il y a une différence d’intensité, mais attirer des gens pour passer un week-end hors de chez eux n’est pas évident. Enfin, le coût en ligne est beaucoup moins important. [16]

L’inclusion est plus ou moins réalisée, les participants étant tirés au sort, ils sont plutôt représentatifs de la population. Par contre la participation est faible. Ce modèle étant applicable de différentes manières, il est impossible de savoir quel en est le niveau de contrôle populaire, tout dépend du processus de mise à l’agenda ainsi que de l’impact réel de la délibération sur la prise de décisions par les institutions ayant organisé l’événement démocratique.
Le jugement considéré est mis à l’honneur par la délibération et les modérateurs, ainsi que par l’utilisation de la voix plutôt que de l’écriture, ce qui permet une meilleure écoute entre les personnes. La délibération étant enregistrée, le critère de transparence est rempli. A propos de l’efficacité, le coût est beaucoup plus faible que celui d’un panel délibératif traditionnel, même si les résultats sont différents également. La transférabilité est réalisable à toute échelle, sur tout sujet et dans différents systèmes.

3. Conclusion

Grâce aux technologies de l’information et de la communication, la participation citoyenne est désormais possible en ligne. Les différences et similitudes entre le mode en ligne et hors ligne apparaissent rapidement. La participation en ligne ne remédie pas au manque d’intérêt de la population pour la politique. Il est donc difficile de transcender les clivages de la société. En outre s’ajoute la fracture numérique, qui pose un véritable problème d’inclusion. Le critère de Smith le plus influencé par internet est celui de la transparence qui est beaucoup plus accomplie et beaucoup plus simple. Excepté pour le budget participatif, lorsque le contrôle populaire ou la mise à l’agenda par les citoyens est possible, c’est uniquement grâce à internet. Par contre, le jugement considéré est plus difficile à atteindre sur le web. Certains mécanismes sont pensés afin d’améliorer les conditions, telles que l’utilisation de modérateurs, l’utilisation de la voix plutôt que de l’écriture… Cependant beaucoup reste à faire dans ce domaine. Dans l’ensemble, internet a repoussé l’horizon des possibles concernant l’efficacité et la transférabilité. En effet, le coût de la démocratie en ligne est beaucoup plus faible que pour les innovations démocratiques non virtuelles et les bénéfices, l’un dans l’autre, sont équivalents. L’efficacité se voit donc fortement augmentée en ligne. Et concernant la transférabilité, le résultat est plus nuancé. Les innovations pour lesquelles la transférabilité est faisable peut se faire à tous les niveaux. Par contre la démocratie liquide ne peut pas garder ces qualités telles quelles si elle s’exporte à grande échelle. C’est notamment ce qui peut être reproché à l’application Stig qui fonctionne au niveau national. Un système de classement pour gérer la grande quantité de propositions est prévu, mais toutes ne seront probablement pas lues. Il faut dès lors se méfier d’une transférabilité tout à fait possible d’un point de vue technique, mais qui perdra beaucoup des différents « biens » démocratiques.

Cet aperçu d’innovations démocratiques facilitées ou rendue possible grâce à internet permet de comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement de volonté. Beaucoup d’aspects techniques importent et si l’événement est organisé d’une certaine manière, l’impact sur la qualité du processus de prise de décision en sera décuplé. En outre, la description de ces innovations permet de comprendre qu’elles n’ont pas la prétention de changer le système, mais qu’elles complètent ce dernier qui a oublié de donner la parole aux citoyens.

 

[1Coëffé T., “chiffres Facebook – 2017”, 2016, http://www.blogdumoderateur.com/chiffres-facebook/

[2Smith G. “Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation”, Cambridge University Press, 2009

[3André, P. avec la collaboration de P. Martin et G. Lanmafankpotin (2012). « Participation citoyenne », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l’administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

[4Smith G. “Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation”, Cambridge University Press, 2009

[5Jean D., “Le budget participatif, nouvelle tendance des villes du monde”, Le Monde, 2014

[6Igapura, Porto Alegre, “le budget participatif de Porto Alegre” http://www.igapura.org/porto_alegre.htm

[7Igapura, Porto Alegre, “le budget participatif de Porto Alegre” http://www.igapura.org/porto_alegre.htm

[8Smith G. “Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation”, Cambridge University Press, 2009

[9Smith G. “Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation”, Cambridge University Press, 2009

[10« 21th Century Town Meeting », America Speaks, http://www.americaspeaks.org/services/21st-century-town-meeting/index.html

[11Fung A., “21st Century Town Meetings”, Participedia, 2009

[12Stig, getstig.org

[13Mr Mondialisation, “stig : la première application de démocratie universelle en mode 3.0”, https://mrmondialisation.org/stig-la-premiere-application-de-democratie-universelle-en-mode-3-0/

[14Youtube, “GKP / Pirates : La démocratie liquide, une nouvelle manière de décider ? », https://www.youtube.com/watch?v=SIbc_xa4ilE

[15LiquidFeedback, http://liquidfeedback.org

[16Smith G. “Democratic Innovations, Designing Institutions for Citizen Participation”, Cambridge University Press, 2009

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