1. Introduction

Le 17 décembre 2010, le jeune marchand ambulant tunisien, Mohammad Bouazizi, s’immolait à Sidi Bouzid. Ce geste désespéré entraînera une suite de manifestations et de soulèvements dans plusieurs États de la région. Totalement inattendues, ces révoltes permettront, dans un premier temps, d’amener un souffle nouveau en Tunisie, Libye, Yémen, Égypte, Bahreïn, etc. Puis, la répression aidant, ou les tentatives de transition démocratique échouant, cet espoir laissera place au doute. Avant finalement d’inspirer la crainte, face aux retours de régimes répressifs ainsi qu’à l’émergence d’un nouvel acteur brutal et totalement hors de contrôle : l’Organisation de l’État Islamique.

Dans son ouvrage sur les Considérations du malheur arabe, publié en 2004, l’auteur libanais Samir Kassir[[Historien et journaliste franco-libanais, né à Beyrouth en 1960, Samir Kassir fut assassiné le 2 juin 2005.

]] écrivait que « Le malheur arabe n’est pas le résultat de la modernité mais bien de son avortement ». Depuis décembre 2010, la zone géographique communément appelée « monde arabe » aura témoigné de la force de cette sentence, dans une évolution socio-politique plaçant la région sous un regard mêlant soutiens, espoirs puis craintes, déceptions et finalement effroi. Les révoltes arabes auront plongé le Maghreb et le Moyen-Orient dans une phase de bouleversements politiques, parmi les plus importants depuis la décolonisation.

Le « Monde arabe ». Ce terme aura été au cœur des nombreuses analyses publiées depuis lors, forgeant l’idée d’un large espace commun du Maroc au Bahreïn, traversé par une continuité linguistique, religieuse, culturelle, politique et économique. La révolution tunisienne et les soulèvements dans les autres pays auront fait ressurgir dans l’imaginaire collectif une conception progressiste du monde, suivant un schéma historique linéaire, où la sortie de dictatures ne peut amener qu’à une seule destination : la démocratie. Le « Monde arabe » quittait son caractère de région d’exception démocratique, pour enfin entrer dans le XXIème siècle. La nature inattendue de ces événements a cependant désarçonné nombre d’analystes et d’experts de la région. Et les suite de ces révoltes en auront interpelé plus d’un. Un néo-orientalisme, pour reprendre le terme de Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou[[Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, « La Démocratie arabe au regard du néo-orientalisme », in La Revue Internationale et Stratégique, n° 83, Paris, Armand Collin, 2011, p. 85.

]], s’est ainsi emparé d’une grande partie du monde occidental, pour qui tout ce qui est arrivé depuis le début des révoltes n’est, finalement, qu’un « hiver islamiste ». Les guerres, répressions et autre incapacités de transition résonnent comme autant de constat d’échecs dont les populations en seraient presque responsables.

C’est oublier la puissance des dynamiques dictatoriales qui, durant plusieurs décennies, auront empêché l’émergence de toute initiative contraire à leur intérêt. C’est également oublier la complexité d’espaces arabes traversés par de nombreuses tensions et fractures aussi bien sociales qu’économiques, culturelles et confessionnelles. C’est aussi oublier le changement d’esprit que les événements de 2011 auront provoqué : la peur des dictatures a disparu.

5 ans après le début de ces révoltes, il est donc nécessaire de se repencher sur les causes qui ont amené de nombreuses populations à se soulever contre les pouvoirs en place. Certaines causes, aujourd’hui oubliées, continuent cependant à rythmer la vie géopolitique, sociale et économique de la région. Y revenir permet de mieux comprendre les réalités dans lesquelles ces zones vivent aujourd’hui. Et donc de comprendre la complexité des solutions à apporter aux crises en cours.

2. Tunisie : là où tout commence

Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, un jeune tunisien de 26 ans, Mohammad Bouazizi, s’immole par le feu. Avant de déclencher une vague de révoltes dans toute la région, cet acte prend naissance dans un contexte particulier : celui du régime de Zine el-Abidine Ben Ali.

Jusqu’en 2010, de nombreux rapports internationaux se sont succédé pour dénoncer l’aggravation continue des pratiques répressives du régime mis en place par le Président Ben-Ali. Au pouvoir depuis 1987, suite à un coup d’État « médical » contre l’ancien Président Bourguiba, Ben Ali était à la tête d’un État réputé pour son verrouillage policier[[Karine Gantin, « Tunisie : des luttes renouvelées pour des droits inextinguibles », in État des résistances dans le Sud. Monde arabe, Louvain-la-Neuve, CETRI, 2009, p. 41.

]].

La cause du soulèvement n’est pas seulement à trouver dans le caractère dictatorial du régime en place. La révolte trouve aussi des origines dans une remise en question du modèle socio-économique pesant sur le pays. C’est en effet aux cris de « Pain, travail, justice et liberté » que les manifestations ont commencé. Depuis plusieurs années, en Tunisie comme dans d’autres États, une large politique de privatisation avait bousculé le fonctionnement économique du pays, accroissant les dérèglements sociaux. Au cours des années 2000, la Tunisie aura d’ailleurs été un allié fidèle des politiques économiques néo-libérales, incarnées entre autres par le FMI à travers ses plans d’ajustement structurels[[Bernard Duterme, « Constestation versus coercition dans le monde arabe », in État des résistances dans le Sud, op. cit., p. 7.

]]. Face à ces difficultés économiques, doivent s’ajouter des troubles sociaux liés à la hausse des prix des denrées alimentaires, tels que céréales et riz. La part de l’alimentation dans les dépenses des ménages représentait ainsi, pour la Tunisie, 25% des revenus[[En comparaison, ce montant était de 42 % pour l’Égypte 42%, de 6% pour les USA et de 10% pour la Belgique.

]]. Depuis 1970, la Tunisie a, en effet, massivement remplacé les productions vivrières pour des productions destinées à l’exportation et s’est mise à importer à bas prix son alimentation. L’agriculture locale en est sortie déstructurée. Or, que proposait le gouvernement de Ben Ali un an à peine après la crise alimentaire de 2007-2008 ? La poursuite de la libéralisation du secteur agricole, avec une nouvelle baisse des tarifs douaniers et des facilités pour les importations. Ce qui revient à tuer encore un peu plus les producteurs.

Le pays a également connu, au cours des précédentes décennies, une profonde mutation démographique. Passant de 4 millions d’habitants en 1960 à 11 millions en 2013, cet accroissement aura de profondes conséquences, notamment sur la jeunesse. Particulièrement touchée par le chômage, malgré un taux d’éducation élevé, le pays voit entre 30% et 60% de ses jeunes de moins de 25 ans sans emploi[En Tunisie, en 2010, 66% des chômeurs avaient moins de 25 ans, dont 37% de jeunes diplômés (Le chômage des jeunes dans le monde arabe est une cause majeure de révolte, Organisation Internationale du Travail, [en ligne], 5 avril 2011, [http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/press-and-media-centre/insight/WCMS_154079/lang–fr/index.htm; Le chômage des jeunes dans le monde arabe : origines, risques et réponses, Carnegie Endowment for International Peace, en ligne], 10 février 2011, [http://carnegieeurope.eu/events/?fa=3291; Arab States. Youth, United Nations Development Programme, en ligne], [http://arabstates.undp.org/subpage.php?spid=12).

]]. Autre caractéristique importante, la population est très fortement urbanisée : 65% des tunisiens vivent en ville.

C’est dans ce contexte difficile qu’à la suite de l’immolation de Bouazizi surviennent les premières manifestations. De Sidi Bouzid, elles s’étendent rapidement, les jours suivants, aux autres villes du pays. La révolte atteint Tunis, la capitale, le 27 décembre. Le principal syndicat du pays, l’UGT, se joint au mouvement, de même que trois cents avocats.

La réaction du pouvoir, dans un premier temps, se base sur la répression policière. Puis, le 29 décembre, Ben Ali annonce un remaniement gouvernemental. La situation lui échappe cependant doucement. Les mouvements sociaux continuent de prendre de l’ampleur réclamant ouvertement le départ du Président et de ses proches. Tandis que le mouvement rassemble de plus en plus de composantes de la société, la répression prend un tour violent avec, les 8 et 9 janvier, la mort de 14 civils sous les balles de la police. Tentant, dans un nouveau discours prononcé le 10 janvier, de reprendre la main, Ben Ali annonce la création de 300.000 emplois en deux ans. Ce discours restera sans effet. Le 12 janvier, une grève générale est ordonnée à Sfax. Le 14 janvier, Ben Ali décrète l’État d’urgence et le couvre-feu, tout en convoquant de nouvelles élections. Il est cependant trop tard pour sauver un régime plus que moribond. L’armée, en effet, refuse de le suivre et pactise avec les manifestants. Le soir même, Ben Ali prend la fuite et quitte la Tunisie pour l’Arabie Saoudite. Le régime vient de tomber[[http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2014/01/14/la-fuite-de-ben-ali-racontee-par-ben-ali_4347605_1466522.html.

]].

La révolution n’est cependant pas gagnée pour autant. L’interrègne voit l’anarchie prendre le pas, obligeant la population à s’organiser en milices de quartiers, pour se préserver des pillages. La transition politique, elle, finit par voir se mettre en place un gouvernement de transition rassemblant les partis d’opposition dits « légaux » et écartant les caciques du régime. Le nouveau gouvernement, rapidement, proclame la liberté d’expression dans le pays et, tout en supprimant la censure, libère les prisonniers politiques. Les semaines qui suivent voient la contestation à l’égard des symboles de l’ancien régime perdurer, ainsi qu’envers le gouvernement, comprenant d’anciens ministres de Ben Ali. Un nouveau gouvernement se met alors en place, dirigé par Béji Caïd Essebsi, tandis que des élections pour une Assemblée constituante sont convoquées pour le 23 octobre. La campagne électorale voit le retour en force de nombreux partis jusque là interdits, comme celui du parti islamiste Ennahdha, qui sort vainqueur des élections et compose le premier gouvernement post-Ben Ali, en s’alliant avec les sociaux-démocrates d’Ettakatol et avec le parti du futur président de la République, Moncef Marzouki. Le pays s’engage alors dans la voie de la transition politique.

5 ans après, où en est la Tunisie ? Le pays n’a pratiquement pas cesser de vivre sous crises et tensions diverses. Le signe de cette situation en est le prix Nobel de la Paix 2015, décerné au quartet tunisien. Plusieurs assassinats politiques auront secoué le pays, dont le plus emblématique reste celui de l’avocat Mohamed Brahrmi en 2013. C’est l’action de plusieurs associations qui aura aidé le pays à sortir d’une profonde crise politique, grâce notamment à la mise sur pied d’un dialogue national. Un pas important fut franchi avec le départ d’Ennahdha et la relance d’un processus de transition, aboutissant à de nouvelles élections. Les 4 organisations sont, cependant, essentiellement issues des organisations traditionnelles, suscitant de nombreux mécontentements de la part de mouvements issus de la révolution de 2011.

L’élection d’un nouveau Président de la République, en décembre 2014, a amené la Tunisie dans un curieux paradoxe : tout en permettant la nouveauté, c’est-à-dire une passation de pouvoir démocratique, la Tunisie a fait le choix d’un retour au passé, en la personne de Béji Caïd Essebsi. ministre de l’intérieur de Bourguiba. Ardent défenseur de l’ordre et de la discipline, Caïd Essebsi s’inscrit dans la volonté de restaurer le prestige de l’État (Haybet el dawla)[Khadjia Mohsen-Finan, « Tunisie, la synthèse de Béji Caïd Essebsi pour le meilleur et pour le pire », in Orient XXI, Paris, 14 décembre 2015, [en ligne], [http://orientxxi.info/magazine/tunisie-la-synthese-de-beji-caid-essebsi-pour-le-meilleur-et-pour-le-pire,1117.

]]. Tentant de rassembler autour de lui tous ceux qui s’opposent aux islamistes, il permet à Nidaa Tounès de s’imposer face à Ennahdha. Cependant, rassemblant au-delà de ses capacités, le parti se trouve aujourd’hui traversé par différentes tensions que le nouveau Président ne parvient pas, voire ne souhaite pas apaiser.

La Tunisie reste ainsi dans une situation très instable. Le principal parti au pouvoir, Nida Tounès, est fragilisé par toute une série de tensions politiques. De même que la crise économique continue de peser lourdement sur l’avenir du pays : le taux de chômage dépasse les 15 %, touchant près de 32 % des jeunes diplômés, tandis que le secteur touristique reste marqué par les attentats commis au Bardo et à Sousse, respectivement les 18 mars et 26 juin 2015. La succession de plusieurs attentats, dont un dernier le 24 novembre 2015, continue de faire vivre la Tunisie sous un régime de couvre-feu. La menace reste d’ailleurs forte : la Tunisie est le premier pourvoyeur de djihadistes pour l’État Islamique. Le Soufan Group établit à 6.000 le nombre de combattants étrangers tunisiens[Foreign Fighters: An Updated Assessment of the Flow of Foreign Fighters into Syria and Iraq, Soufan Group, New York, 2015, [en ligne], [http://soufangroup.com/foreign-fighters/.

]]. La question de leur retour pèse donc lourdement sur la politique du pays.

Mis à part une transition démocratique qui a permis au pays d’éviter de tomber dans la guerre civile, la Tunisie affiche, 5 ans après la révolution de jasmin, un bilan morose et se trouve confronté à un avenir encore incertain.

3. Égypte : d’une révolution à une contre-révolution ?

Le 25 janvier 2011, l’Égypte entre, à son tour, dans une phase de révoltes contre le pouvoir en place qui verra également la chute du Président, à savoir Hosni Moubarak, le 11 février 2011.

À l’exemple de la Tunisie, la jeunesse a joué un rôle moteur dans la contestation. Celle-ci se fonde sur les mêmes exigences d’ouverture démocratique et de réponses aux crises sociales et économiques secouant le pays. Comme en Tunisie, un programme de privatisations, lié à une baisse des barrières tarifaires engageait l’économie de l’Égypte sur les voies de la libéralisation. Les investissements étrangers augmentent, faisant entrer le pays dans une nouvelle ère de production et de consommation : Hypermarchés et shopping malls se développent. Mais le désengagement de l’État de ses services publics ainsi que la hausse du chômage et de l’inflation mettent en difficulté les classes populaires et la classe moyenne faible. Les inégalités sociales sont ainsi criantes, avec près de 20 % de la population vivant avec moins de 2 $ par jour. Tandis que la caste proche du pouvoir parvient, elle, à s’enrichir en ayant recourt au clientélisme, au favoritisme et à la corruption.

Cette situation amène un accroissement des protestations sociales. Sit-in, grèves, manifestations, pétitions se sont ainsi succédé, notamment en 2009, autour de diverses revendications : rurale, avec un meilleur accès à la terre et à l’irrigation ; urbaine, avec des revendications autour de l’amélioration des conditions de travail ou de réformes fiscales. Face à ces contestations sociales, le régime a tenté, à plusieurs reprises, la voie de la conciliation. Cependant, l’accroissement des tensions liées à la nature autoritaire du pouvoir ainsi qu’à la cherté de la vie contribuent, petit à petit, à saper l’autorité en place.

La fin de l’année 2010 et le début de 2011 seront secoués par deux événements contribuant à détériorer la situation. Les élections législatives organisées les 28 novembre et 5 décembre 2010 auront cristallisé les tensions : alors qu’en 2005, les candidats issus des Frères Musulmans avaient obtenus 88 sièges, les résultats des élections de 2010 voient leur nombre passer à 1 seul élu. Le parlement se retrouve ainsi sans opposition[Alexandre Buccianti, Elections en Egypte: vers une victoire sans partage pour le parti du président Moubarak, Radio France International, 6 décembre 2010, [en ligne], [http://www.rfi.fr/afrique/20101206-elections-egypte-vers-une-victoire-partage-le-parti-president-moubarak.

]].Le faible taux de participation explique une désillusion d’une partie de la population face aux réelles capacités de changements politiques dans le pays. C’est dans ce contexte tendu qu’est commis, le 1er janvier 2011, un attentat contre une église copte, à Alexandrie. Les événements en Tunisie sont aussi suivi par la population, grâce aux chaînes satellitaires qui répercutent, en direct, les images de la chute du régime de Ben Ali.

Un appel à manifestation est ainsi lancé le 25 janvier, par le mouvement de la jeunesse du 6 avril. Créé en 2008 en soutien à des ouvriers grévistes, le mouvement appelle à un rassemblement place Tahrir, dans le centre de la capitale. Appelant à manifester « contre la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage » lors d’une « Journée de la colère », le mouvement parvient à rassembler près de 20.000 personnes, chiffre alors énorme pour l’Égypte
« Les racines de la « révolution du 25 janvier » en Égypte : une réflexion géographique », in EchoGéo, Paris, 2011, en ligne], [https://echogeo.revues.org/12627#tocto2n1.

]]. La simultanéité avec d’autres manifestations dans le pays renforce la dynamique contestataire. Dans les jours qui suivent, les rassemblements sur la place Tahrir prennent de l’ampleur. Les slogans scandés par les manifestants vont de la fin de l’état d’urgence, en place depuis 30 ans, à la demande d’élections libres ainsi qu’au départ du raïs, Moubarak.

Le régime, précisément, réagit par la force. Les services de sécurité entrent en action dès le 25 janvier, procédant à de nombreuses arrestations parmi les manifestants et ceinturant la place. Appelant l’armée en renfort et établissant un couvre-feu, le pouvoir en place mobilise des partisans du régime qui entrent en action contre la foule rassemblée sur la place Tahrir, le 2 février. Ces différentes mesures n’empêchent pas l’extension de la contestation. Une « marche du million » rassemble près d’un million de personnes le 1er février au Caire[« Protesters flood Egypt streets », in Al Jazeera, Doha, 1er février 2011, [en ligne], [http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2011/02/2011215827193882.html.

]], tandis qu’à partir du 8 février les grèves se succèdent dans de nombreux secteurs économiques. Prenant la parole une dernière fois, le 10 février, dans une allocation télévisée, Hosni Moubarak annonce la délégation de ses pouvoirs à son vice-président avant de quitter effectivement le pouvoir, le lendemain, sous les coups de butoirs de nouvelles manifestations[Chris Mc Greal, Jack Shenker, « Hosni Mubarak resigns – and Egypt celebrates a new dawn », in The Guardian, Londres, 11 février 2011, [en ligne], [http://www.theguardian.com/world/2011/feb/11/hosni-mubarak-resigns-egypt-cairo.

]]. Toutefois, contrevenant à la Constitution, Moubarak confie le pouvoir au Conseil suprême des forces armées. Institution puissante et autonome, l’armée décide dès lors d’assumer la transition pendant 6 mois, en dissolvant le Parlement, ainsi qu’en suspendant la Constitution de 1971. Plusieurs tendances politiques émergent, dès lors : Les Frères musulmans tout d’abord. Fort de leur assise sociale et de leur histoire d’opposant historique au régime, ils revendiquent une légitimation politique de leur structure, afin de conquérir le pouvoir. Le courant libéral, ensuite, autour de personnalités telles que Mohammed el Baradei, s’inscrit dans la promotion d’une démocratie pluraliste et respectueuse des droits civils et politiques. L’armée, enfin, qui s’inscrit dans un entre-deux de préservation de son autorité et de sa puissance au sein des structures de l’État.

Le 28 mars, la promulgation d’une nouvelle loi sur les partis politiques permet l’avènement du pluralisme dans le pays. Plusieurs blocs se créent, autour des Frères musulmans, des sociaux-démocrates, des mouvements socialistes et des partis salafistes.

Les semaines qui suivent voient les violences continuer dans le pays, tandis que les négociations commencent autour de l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Le Conseil supérieur des forces armées, de son côté, publie une nouvelle loi électorale réorganisant la composition de l’assemblée du peuple. L’Égypte se dirige, ensuite, vers le premier scrutin libre du pays qui s’organise en 3 étapes, du 28 novembre 2011 au 3 janvier 2012. Les résultats consacrent la victoire des forces islamistes, menées par les Frères musulmans. Les organisations de jeunesse qui ont lancé le mouvement du 25 janvier sont marginalisées. Dans la foulée se tiennent, les 23 et 24 mai puis les 16 et 17 juin, les deux tours pour l’élection présidentielle dont sort victorieux le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi[« Égypte : le Frère musulman Mohamed Morsi élu président », in Le Monde, Paris, 24 juin 2012, [en ligne], [http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/06/24/l-egypte-en-alerte-avant-les-resultats-de-la-presidentielle_1723794_3212.html.

]].

5 ans plus tard, l’Égypte offre un paysage politique totalement différent. La période de pouvoir des Frères Musulmans n’aura été qu’une courte parenthèse. Aux cris de « Morsi, dégage ! », des millions de manifestants se seront rassemblés le 30 juin 2013 avant que le 3 juillet l’armée ne renverse le Président issu de la confrérie.

Les Frères musulmans portent une lourde part de responsabilité dans cet échec. Incapables de s’ouvrir et de jouer le jeu du pluralisme, il seront parvenus, en peu de temps, à liguer contre eux de larges pans de la société égyptienne[Alain Gresh, En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires, in Le Monde Diplomatique, Paris, 2013, [en ligne], [https://www.monde-diplomatique.fr/2013/08/GRESH/49563.

]]. Isolés, le nouveau pouvoir n’est pas, non plus, parvenu à réformer l’autre principal pilier du pays : l’armée. Véritable État dans l’État, à l’abri de tout contrôle civil, l’armée, pourtant discréditée après la transition de 2011, est parvenue à apparaître comme garante des droits des égyptiens. Reprenant le pouvoir sous l’autorité du ministre de la défense, le général Abdel Fattah Al-Sissi, l’armée dissout le parlement et annonce de nouvelles élections. Loin d’apaiser les tensions, ce coup d’État voit les militants pro-Morsi descendre dans la rue. La répression sera violente. Durant tout le mois de juillet, l’armée ouvre le feu, à de nombreuses reprises, sur les manifestants. Le mois d’août verra, lui, le massacre de la place Rabia-El-Adaouïa où 638 personnes seront tuées et 3994 blessées
Egypt: Security Forces Used Excessive Lethal Force, Human Rights Watch, New York, 2013, en ligne], [https://www.hrw.org/news/2013/08/19/egypt-security-forces-used-excessive-lethal-force).

]]. Le rétablissement de l’État d’urgence et du couvre-feu accentuent le rétablissement de l’autorité militaire. La répression se poursuit contre les Frères musulmans qui est finalement reconnue, fin décembre, comme organisation terroriste.

Élu président le 28 mai 2014, avec près de 97 % des voix et un taux de participation de moins de 40 %, Al-Sissi dirige depuis lors l’Égypte. Son arrivée au pouvoir aura vu le pays abandonner toute une série d’avancées démocratiques issues de la révolution de 2011. La lutte contre le terrorisme, principal cheval de bataille du nouveau pouvoir, a entraîné l’arrestation de plusieurs dizaines milliers de personnes ainsi que le maintien du pays sous le régime de l’État d’urgence[Rapport mondial 2015 : Égypte, Human Rights Watch, New York, 2015, [en ligne], [https://www.hrw.org/fr/world-report/2015/country-chapters/268115.

]]. Tentant de se construire une image de stabilité, le nouveau pouvoir a cherché à renforcer ses alliances dans la région. Mais les risques d’instabilité restent nombreux. Dans le Sinaï, Ansar Bait al-Maqdis, groupe qui a prêté allégeance à l’Organisation de l’État Islamique en novembre 2014 et pris le nom de Wilayat Sinaï, s’oppose violemment au régime égyptien. Responsable de nombreuses attaques, le groupe serait derrière l’attentat contre l’Airbus A321 de la compagnie russe Metrojet, qui a coûté la vie à à 224 passagers dont 7 membres d’équipage[Benoit Zagdoun, « Crash en Égypte : qui se cache derrière Wilayat Sinaï ? » in Francetvinfo, Paris, 3 novembre 2015, [en ligne], [http://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/crash-d-un-avion-russe-en-egypte/crash-en-egypte-qui-se-cache-derriere-wilayat-sinai-ce-groupe-jihadiste-qui-affirme-avoir-detruit-l-avion-russe_1156263.html.

]].

Amalgamant frères musulmans et membres de l’État Islamique dans un même modèle, le nouveau pouvoir affirme, de son côté, être la seule autorité capable de s’opposer au terrorisme. C’est en ce sens que de nombreuses restrictions aux droits de l’Homme sont votées suivant l’invocation de « lutte contre le terrorisme »
(
Égypte : Forte dégradation de la situation des droits humains, Human Rights Watch, New York, 29 janvier 2015, en ligne], [https://www.hrw.org/fr/news/2015/01/29/egypte-forte-degradation-de-la-situation-des-droits-humains; Égypte: La nouvelle loi antiterroriste porte atteinte aux droits fondamentaux, Human Rights Watch, New York, 19 août 2015, en ligne], [https://www.hrw.org/fr/news/2015/08/19/egypte-la-nouvelle-loi-antiterroriste-porte-atteinte-aux-droits-fondamentaux).

]]. C’est également dans cette optique que l’Égypte a bombardé, en février 2015, plusieurs positions de l’État Islamique en Libye, accusé d’être derrière l’exécution de 21 coptes[Egypt bombs IS in Libya after beheadings video, BBC News, Londres, 16 février 2015, [en ligne], [http://www.bbc.com/news/world-middle-east-31483631.

]]. Au final, l’Égypte fait face, 5 ans après la révolte de 2011, à un dramatique retour en arrière sans parvenir à se ménager de potentiels foyers de déstabilisations.

4. Libye : la révolution inaboutie

Dans la suite des révoltes en Tunisie et en Égypte, les premières manifestations éclatent en Libye le 13 janvier 2011. Parvenant, dans un premier temps, à en limiter les effets, le régime de Kadhafi se laisse cependant dépasser à la mi-février. Les manifestations pacifiques, durement réprimées, laissent alors la place, à partir du 18 février, à une insurrection au départ de Benghazi. La peur, en Libye également, a été déverrouillée.

Longtemps le régime libyen a présenté deux façades. Celle, tout d’abord, d’un État se plaçant dans la suite du mouvement des non-alignés, anti-impérialiste et soucieux du positionnement du monde arabe et africain sur la scène internationale. Fort d’une manne pétrolière lui donnant de larges moyens[[1,6 millions de barils de pétrole par jour, c’est-à-dire 2 % de la production mondiale.

]], Kadhafi aura subventionné de nombreux mouvements séparatistes, tout en ambitionnant un leadership sur la région. Dans le même ordre d’idée, de nombreux investissements seront réalisés en Libye, permettant non seulement une alphabétisation importante de la population[[De 20 % en 1969 à près de 82 % en 2011

]] mais également un accroissement des droits des femmes ainsi qu’une relative prospérité économique. L’autre façade est moins positive : soutien du terrorisme international durant les années 80, ambigu sur ses intentions de se doter, de manière clandestine, d’un programme nucléaire militaire, la Libye est mis au ban des nations durant les années 90. S’appuyant sur certaines tribus pour asseoir son autorité, Kadhafi met également en place un régime brutal : tout comme la liberté de la presse, la liberté d’expression n’est guère autorisée. Tandis que la société civile ne dispose d’aucun moyen pour s’auto-organiser[World Report 2011: Libya, Human Rights Watch, New York, 2011, [en ligne], [https://www.hrw.org/world-report/2011/country-chapters/libya.

]].


La réponse aux manifestations fut violente. Recourant à l’usage d’une force excessive contre les manifestations à Tripoli, la capitale, mais aussi à Misrata, Zawiya et Zuwara, le régime est accusé d’avoir ouvert le feu sur de nombreux manifestants. La réponse internationale à la répression de Kadhafi est rapide. Dès le 25 Février le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies condamne les violations ‘flagrantes et systématiques’ en Libye. Demandant la mise en place d’une commission d’enquête, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte à l’unanimité la résolution 1970, imposant un embargo sur les armes ainsi que des sanctions contre Kadhafi et ses proches. Le pouvoir, de son côté, connaît un accroissement des dissensions et des désertions internes. Le 27 février, un Conseil national de transition est formé à Benghazi, menant la rébellion et s’instaurant comme autorité légitime en Libye. Les combats s’intensifient durant le mois de mars, jusqu’à la menace d’une offensive des forces loyalistes contre Benghazi, le 15 février. Réagissant face à un massacre annoncé, le Conseil de Sécurité vote la résolution 1973 qui impose une zone d’exclusion aérienne, « pour protéger les populations et les zones civiles menacées[UN Security Council, Security Council resolution 1973 (2011) [on the situation in the Libyan Arab Jamahiriya], Organisation des Nations Unies, New York, 17 Mars 2011,  [en ligne], [http://www.refworld.org/docid/4d885fc42.html.

]] ». Acceptée et soutenue par la Ligue Arabe, cette résolution va jouer un rôle primordial dans l’effondrement du régime. Mais aura de lourdes conséquences d’un point de vue international. Bombardant les forces loyales, l’intervention occidentale facilite l’avancée des troupes rebelles. Celle-ci devient inéluctable, jusqu’à la chute de Tripoli le 21 août 2011. Les combats continuent dans le reste du pays toujours contrôlé par les forces loyalistes, jusqu’à l’exécution de Kadhafi, le 20 octobre 2011, par les forces rebelles.

Le Conseil National de Transition (CNT), de son côté, prend en charge la direction du pays. Reconnu par la communauté internationale, le CNT organise en 2012 le premier scrutin du pays qui voit la mise en place d’un Congrès Général National Libyen, chargé d’organiser la mise en place du nouvel État.

5 ans plus tard, la Libye est divisée en plusieurs zones contrôlées par différents acteurs. Incapable d’assurer la pacification du pays, d’organiser le désarmement des milices et d’assumer le pouvoir en coordination avec les différentes tribus, le gouvernement de transition finit par s’effondrer en février 2014. S’opposant au pouvoir légitime, qu’il accuse d’outrepasser ses droits, le général Khalifa Haftar, ancien haut gradé du régime de Kadhafi, prend la tête d’une nouvelle rébellion. C’est dans ce cadre qu’un nouveau scrutin se tient, en juin 2014, mettant en place une « Chambre des Représentants ». La relance de la guerre civile empêche cependant cette phase électorale de se dérouler normalement. La nouvelle assemblée élue, face au climat d’insécurité dans lequel se trouve Tripoli, décide de se déplacer vers Tobrouk. Dans le même temps, d’anciens députés non-réélus du Congrès Général National se rassemblent à Tripoli, contestant l’autorité de la Chambre des Représentants. Coupée, de facto, en deux, la Libye voit également l’avènement d’une rébellion touareg à l’est et djihadiste dans le nord.

L’intervention internationale aura également désarticulé le droit international. Outrepassant les limites fixées par la résolution 1973, cette intervention aura fait sombrer l’idée d’action sous le label de « responsabilité de protéger ». Les conséquences directes en auront été un blocage complet d’une position internationale commune sur la Syrie. Quant à la Libye elle se trouve, aujourd’hui, dans une situation chaotique, coupée, de facto, en plusieurs entités s’opposant l’une aux autres.

5. Yémen : la révolution trahie

Troisième pays à s’engager dans une révolte contre le pouvoir en place : le Yémen. À l’origine, séparé entre deux États (la République Arabe du Yémen ou Yémen du Nord, pro-occidental et la République Populaire Démocratique du Yémen ou Yémen du Sud, marxiste), le Yémen devint un État unifié en 1990. Marqué par une guerre civile suite à la réunification, le pays vit, depuis lors, sous l’autorité d’Ali Abdullah Saleh[[Avant d’être président du Yémen unifié, Saleh était président du Yémen du Nord depuis 1978, suite à l’assassinat de Ahmad al-Ghashmi.

]].

L’Histoire du Yémen unifié fait l’objet d’une succession de conflits,, avec un accroissement des affrontements dans la suite du 11 septembre 2001. C’est ainsi que la première décennie du XXIème siècle voit le Yémen faire face à une pluralité de fronts, aussi bien antiterroriste qu’identitaire, social et politique[[Laurent Bonnefoy, « Yémen : précarité politique et sociale croissante », in État des résistances dans le Sud, op. cit., p. 109.

]].

Au-delà de l’opposition Nord-Sud, une autre fracture se trouve autour de tensions tribales et religieuses. Deux courants religieux s’imposent dans le pays : un courant chiite majoritairement zaïdiste et un courant sunnite dit shafiste. Essentiellement présente dans le sud, le long de la frontière avec l’Arabie Saoudite, la communauté zaïdite est défendue par plusieurs groupes armés dominés par la tribu des al-Houthi, au nom de la protection de leur identité[[Le courant zaïdite, dans le passé, a longtemps dominé le pouvoir politique.

]]. Six conflits particulièrement meurtriers opposeront les groupes houthis au régime de Saleh, entre 2004 et 2010.

La fusion, en 2009, des branches yéménites et saoudiennes d’Al Qaeda, pour former Al Qaeda dans la Péninsule Arabique (AQPA)[[Tanẓīm al-Qā‘idah fī Jazīrat al-‘Arab.

]], attire une autre attention sur le pays. Différents attentats ou tentatives d’attentats secouent depuis lors non seulement le pays mais également l’extérieur[[C’est AQPA qui revendique l’attentat commis à Paris contre le journal Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015.

]].

Aux violences terroristes s’ajoutent une situation sociale et économique ayant entraîné, dès 2007, de nombreuses manifestations contre le régime, essentiellement dans le sud. Dénonçant les inégalités sociales et politiques ainsi que la corruption généralisée, les tensions sont sont accrues au tournant des années 2010, avec la diminution importante des rentrées financières de l’État : l’épuisement des ressources pétrolières et aquifères ainsi que les chutes du cours du pétrole ont renforcé l’affaiblissement du pouvoir du président Saleh.

C’est dans ce cadre qu’en janvier 2011 éclate la révolution yéménite. Tout d’abord pacifique, partant de l’université de Sana’a, la capitale, le mouvement est vite rejoint par de nombreux hommes, femmes et enfants de toutes origines et conditions[[Marine Poirier, « Yémen : mouvement révolutionnaire et logique de préservation du système », in Le « printemps arabe » : un premier bilan, Louvain-la-Neuve, CETRI, 2012 p. 110.

]]. Brisant la barrière de la peur, les manifestations convergeaient vers un même point : le départ du président et de sa famille, aux cris de « Irhal ![[« Dégage ! »

]] ». Contestant la mainmise de Saleh et de ses proches sur l’ensemble des appareils politiques et sécuritaires du pays, les manifestants aspiraient à une ouverture du pouvoir à de nouveaux cadres ainsi qu’à l’avènement d’une force militaire neutre et indépendante.

Un événement va bousculer la révolution : l’attentat commis contre Saleh, le 3 juin 2011. Gravement blessé, soigné à Riyad, en Arabie Saoudite, Saleh refuse toutefois de quitter le pouvoir, entraînant de nouvelles flambées de violences dans le pays. Jouant sur l’épuisement des ressources et sur la fragmentation des manifestants, les proches du Présient ne font rien pour tenter d’enrayer l’insécurité croissante dans le pays. Face à ce danger, le mouvement révolutionnaire décide de mieux se structurer pour finir par organiser, le 17 août, un Conseil national des forces de la révolution pacifique et populaire de la jeunesse. Dans le même temps, une initiative des pays du Golfe tente de trouver une solution politique à la crise, en faisant se rencontrer pouvoir et opposition. Le 23 novembre, un accord de transition est signé à Riyad par les différentes parties, organisant le départ de Saleh et préparant un scrutin pour le 21 février 2012. Désigné comme candidat de consensus par l’ensemble des parties, Abd Rabbuh Mansur Hadi se voit élire nouveau Président de la République, malgré le boycott des houthistes et de certaines organisations militantes.

5 ans après le début de la révolution, le Yémen se trouve livré au chaos. Contestant le pouvoir du Président Hadi, manipulé par l’ancien Président Saleh et les forces sécuritaires lui étant resté fidèles, le mouvement houthiste se sera lancé dans une offensive contre les principales villes du Sud. Parvenant à prendre Sana’a, la capitale, et se dirigeant vers Aden, ils parviennent à obliger le gouvernement en place à négocier un accord de paix ainsi qu’un partage du pouvoir. Cependant, affirmant vouloir défendre l’autorité légitime du Président Hadi, l’Arabie Saoudite se place à la tête d’une coalition arabe et frappe, dans la nuit du 25 au 26 mars 2015, plusieurs positions des milices houthistes. Les 9 mois de l’opération « Tempête décisive » auront laissé le pays exsangue. Le Yémen, détruit, divisé en deux et meurtris par plusieurs attaques massives contre sa population, est dans une situation désespérée. Différentes tentatives de conciliations semblent pourtant timidement s’organiser. Mais la signature d’un accord de paix entre les Houthis et le pouvoir d’Hadi laisserait toutefois de nombreuses questions ouvertes : quel sort serait réservé à l’ancien président Saleh ? Quelle réforme des services de sécurité et des forces armées encore loyales à l’ancien régime ? Quels mécanismes de fédéralisation et d’ouverture du pouvoir aux différentes tendances communautaires et politiques ? Sans oublier les mesures importantes à prendre pour lutter contre la corruption et contre les graves crises sociales et économiques qui continuent de frapper la population. Sans oublier aussi la lutte contre AQPA et son potentiel pouvoir déstabilisateur, aussi bien au Yémen qu’à l’extérieur. Ainsi que sur l’implantation, de plus en plus visible, de l’État Islamique, profitant du chaos créé par l’intervention extérieure
« Islamic State Gains Strength in Yemen, Challenging Al Qaeda », in New York Times, New York, 15 décembre 2015, en ligne], [http://www.nytimes.com/2015/12/15/world/middleeast/islamic-state-gains-strength-in-yemen-rivaling-al-qaeda.html.

]].

6. Bahreïn : la révolte entre parenthèse

Autre État a avoir connu un soulèvement : le Bahreïn. Petit pays insulaire du Golfe Persique, situé à quelques dizaines de kilomètres de l’Arabie Saoudite et du Qatar, le Bahreïn présente plusieurs caractéristiques propres. Confessionnelle tout d’abord. La majorité de la population se revendique chiite, tout en se percevant comme minoritaire. De l’autre côté, une minorité sunnite, rassemblée autour de la famille royale, occupe les nombreux postes d’autorité. Ensuite, le pays est traversé par une fracture communautaire entre les communautés arabes et persanes. Enfin, de nombreuses critiques, débouchant parfois sur des crises, ont parsemé l’histoire du pays, aussi bien sur l’ouverture démocratique du pouvoir que sur la redistribution des ressources et des richesses[[Les barhanas des villages se sont ainsi soulevés entre 1994 et 1998 contre les politiques discriminatoires à leur égard. (Claire Beaugrand, « Bahreïn, mise au pas de l’opposition légaliste, surenchère de la minorité radicale », in État des résistances dans le Sud, op. cit., p. 125ss.)

]].

Les Al Khalifa, famille régnante du Bahreïn, sont, en effet, perçus comme illégitimes par la majorité chiite bahreïnie, malgré les 200 ans de présence dynastique. Descendant d’une tribu arabe de la péninsule arabique, le Roi et ses proches ont continuellement vu leur pouvoir contesté au cours des 50 dernières années. L’opposition, marxiste puis s’inspirant du modèle iranien, a de tout temps dénoncé l’incapacité du système institutionnel à apporter du changement. Souverain de Bahreïn depuis 2002, Hamed ben Issa al-Khalifa aura déçu beaucoup d’espoirs. Malgré plusieurs intentions de réformes, au début de son règne, le souverain aura vite refermé la fenêtre des négociations. La présence d’une vieille garde conservatrice continuant à garder le pouvoir, en coulisses, autour notamment de l’oncle du souverain, Khalifa ben Salmane Al Khalifa, Premier ministre depuis 1975, en est un des éléments. Face à cet horizon bouché, une partie de l’opposition s’est ainsi radicalisée durant les années 2000, se plaçant dans une stratégie de recherche de soutiens internationaux et d’agitation populaire[[Ibid. p. 129.

]]. Ce mouvement de contestation, le Haq, s’inscrit dans une posture de contestation de la légitimité des autorités en place[[Issu du Wifaq, principal mouvement d’opposition chitte, le Haq est du à une scission suite à l’échec du Wifaq de s’imposer sur la scène politique et de sa volonté de jouer le jeu de la participation pour proposer des réformes.

]]. C’est dans cette optique que, défendant une idée libérale de la démocratie et s’appuyant sur la jeunesse, le Haq a organisé, entre 2006 et 2010, de nombreux sit-in et marches dans le pays[Haroon Siddique, Saeed Kamali Dehghan, Richard Adams, « Unrest in the Middle East – Monday 14 February », in The Guardian, Londres, 14 février 2011, [en ligne], [http://www.theguardian.com/world/blog/2011/feb/14/middleeast-unrest.

]].

C’est dans ce climat contestataire que, le 14 février 2011, un appel à manifester est lancé sur Facebook par un groupe d’anonymes demandant le renversement du pouvoir. Rassemblant plusieurs milliers de personnes sur la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama, le mouvement se réclame des processus en cours dans les autres pays, notamment en Égypte avec l’occupation de la place Tahrir. Le rassemblement offre, toutefois, deux tendances opposées : l’une privilégiant le dialogue avec le pouvoir, pour une réforme des institutions, une autre, plus radicale, souhaitant le départ de la famille régnante. La réaction du pouvoir est rapide : le 14 mars, suite à une demande de soutien adressé au Conseil de Coopération du Golfe, plus d’un millier de soldats saoudiens entrent dans le pays. Déclarant l’État d’urgence et promulguant une loi de sécurité nationale, le roi Hamed lance, dès le lendemain, le signal de la répression contre les manifestants. Les principaux leaders de la contestation sont arrêtés, de même que plus de 3000 manifestants. 35 morts, notamment sous la torture, seront recensés. La contestation s’est poursuivie jusque dans les milieux économiques, avec des licenciements massifs de manifestants, ainsi que par la stigmatisation de la communauté chiite, accusée de faire le jeu de l’Iran.

5 ans plus tard, Bahreïn est le seul pays ayant participé aux révoltes arabes à être marqué par le retour au statu quo ante. Le pouvoir en place, grâce à l’intervention saoudienne, a réussi à reprendre le contrôle de la situation, et à mater la révolte. Cependant, l’impasse reste complète. Plusieurs essais de réconciliation confessionnelle, portés par le pouvoir, se sont soldés par des échecs. La crainte d’un nouveau soulèvement en août 2013 aura vu la promulgation de nouvelles mesures sécuritaires, muselant à nouveau l’opposition[Mansour Al-Jamri, « Impasse politique au Bahreïn », in Orient XXI, Paris, 2013, [en ligne], [http://orientxxi.info/magazine/impasse-politique-au-bahrein,0383.

]].

Le pouvoir se sent, toutefois, protégé par son statut d’État « utile » pour de puissants soutiens tels que l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Riyad verrait, en effet, d’un mauvais œil un soulèvement victorieux. Non seulement pour des raisons de contagion démocratique vers l’Arabie, mais également vers sa communauté chiite, présente le long du Golfe Persique, et vivant au-dessus de ses principaux gisement en hydrocarbures. Les États-Unis, ensuite, privilégient tout autant une stabilité du royaume. Y disposant d’une base navale pour la cinquième flotte, le pays est un des remparts contre l’Iran. Cependant, comme le soulignait le Washington Post, en juin dernier, le plus grand danger pour le pays ne viendra probablement pas d’une invasion organisée par l’Iran, mais de l’accroissement de la frustration de la population contre le pouvoir en place[Editorial Board, « Bahrain’s rulers now flout the U.S. openly », in Washington Post, Washington D.C., 22 juin 2015, [en ligne], [https://www.washingtonpost.com/opinions/bahrains-rulers-now-flout-the-us-openly/2015/06/19/049c3356-1516-11e5-89f3-61410da94eb1_story.html.

]]. La révolte bahreïnie n’est donc peut-être mise, pour le moment, qu’entre parenthèse.

7. Syrie : l’effondrement des espoirs

 

Dernier pays à s’engager dans la voie de la révolte : la Syrie. De l’avis de nombreux observateurs, la révolte syrienne était inattendue. Différentes raisons, aussi bien géopolitiques qu’économiques voire confessionnelles contraignaient cette éventualité. Des exemples de rebellions contre le régime, dans les années 80, et violemment réprimées, soutenaient également cette idée. La peur, qui régnait en Syrie, bloquait tout. Bachar al Assad, lui même convaincu de cette situation, n’hésitait d’ailleurs pas à déclarer dans le Wall Street Journal du 31 janvier 2011 qu’une révolte, à la manière de ce qu’il se passait en Tunisie et en Égypte, était impensable dans son pays : « La Syrie est stable. Pourquoi donc ? Parce qu’il faut être très étroitement lié aux croyances de sa population. C’est le problème central. Lorsque des divergences apparaissent entre vous et les croyances et demandes de la population, vous favorisez ce vide qui crée des troubles[« Interview With Syrian President Bashar al-Assad », in Wall Street Journal, New York, 31 janvier 2011, [en ligne], [http://www.wsj.com/articles/SB10001424052748703833204576114712441122894.

]] ». Quelques jours plus tard, les premières manifestations éclataient dans le pays.

Les causes de la révolte syrienne sont multiples et complexes, ce qui explique peut-être la surprise qu’a représenté la révolte syrienne.Des considérations sociales, économiques ont profondément touché le pays et sa population durant les années 2000. Tout cela dans le cadre d’une dictature sanglante, organisant son fonctionnement sur la terreur et la répression. Au final, en 2010, le pays offre celui d’une économie en faillite, devant faire face à une explosion démographique, liée notamment à un déplacement de la population suite à une sécheresse violente. Les réformes néolibérales entreprises par Bachar al Assad, avec l’ouverture du pays aux investissements, se seront jointes à une dégradation des politiques sociales. La réduction des subventions, notamment sur le pétrole, et l’augmentation des prix des denrées de base auront particulièrement touché la population. Enfin, l’effondrement de la rente pétrolière, due au pic de production atteint en 1996, se double d’une politique agricole intensive, notamment dans le coton, qui pèse lourdement sur les nappes phréatiques, particulièrement fragilisées par la sécheresse.

L’autre volet est celui de la répression. Particulièrement violent, l’État syrien instaure un règne de terreur destiné à asseoir son autorité. Reposant sur plusieurs organes de sécurité, le régime des Assad réprime ouvertement toute opposition ou critique du pouvoir. L’espoir de réformes politiques, levé un moment en 2001 durant le « Printemps de Damas », est vite retombé. La fenêtre de dialogue soulevée en septembre 2000 finit par se refermer en août 2001 avec la définition, par le président, de lignes rouges à ne pas franchir, discours déclenchant immédiatement une vague de répression à l’égard des réformistes. La structure de l’État syrien est, en effet, strictement délimitée, voire fermée. L’essentiel du pouvoir, et plus particulièrement les services de renseignement ainsi que les hauts grades de l’armée, est concentré entre les mains du clan Assad et des membres de la secte Alaouite, minorité confessionnelle dans un pays à majorité sunnite[[Les Alaouites représentent 12 % de la population.

]].

Les révoltes en cours dans les autres pays ont pourtant amené plusieurs syriens à vouloir également protester contre leur pouvoir, en Syrie. Des premiers sit-in sont organisés dès le 5 février, à Damas, devant les ambassades de Libye et d’Égypte. Mais la véritable étincelle viendra de la ville de Deraa : 15 jeunes écoliers, certains âgés de seulement 10 ans, sont surpris par la police en train de taguer des murs de la ville. Parmi ces tags prodémocratiques se trouve un « Ton tour arrive, docteur[[Jay alek ad-dor, ya doctor

]] ». Cette action, décrite comme spontanée par l’un des tagueurs, déclenchera la révolution[Benjamin Barthe, « Les enfants de Deraa, l’étincelle de l’insurrection syrienne », in Le Monde, Paris, 8 mars 2013, [en ligne], [http://www.lemonde.fr/international/article/2013/03/08/les-enfants-de-deraa-l-etincelle-de-l-insurrection_1845327_3210.html.

]]. Les jeunes écoliers sont rapidement emprisonnés et torturés par la police, ce qui amène les familles à descendre dans les rues de Deraa en réclamant leur libération. Refusant de les écouter et recourant à l’insulte, le chef de la branche locale de la sécurité politique accentue la contestation, violemment réprimée dans les jours qui suivent. L’engrenage est lancé, qui déclenchera effectivement la révolution syrienne.

Dans un premier temps, les manifestations souhaitent dépasser les différences confessionnelles et communautaires. L’idée qui prévaut est celle d’unité du peuple, aux cris de « Un, un, un ! Le peuple syrien est un ! »[‘Wâhed, Wâhed, Wâhed! Ach-cha’b as-sûri wâhed! » (Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État Islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015, p. 105; Hassan Abbas, « The Dynamics of the Uprising in Syria », in Arab Reform Brief, n° 51, Arab Reform Initiative, s.l., 2011, [en ligne], [http://www.arab-reform.net/sites/default/files/ARB_51_Syria_Oct_2011_H-Abbas_En.pdf.

]]. Bien vite, cependant, le pouvoir en place tentera de fracturer cette unité. Assad réagit rapidement en qualifiant les opposants, même modérés, de terroristes d’Al Qaeda à la solde des États-Unis[[Michael Weiss, Hassan Hassan, EI, Au coeur de l’armée de la terreur, Hugo et Cie, Paris, 2015, p. 192.

]]. Jouant à fond la carte confessionnelle, il se pose en défenseur des minorités syriennes menacées par le djihadisme sunnite, tout en lançant ses miliciens, les chabiha, à la chasse aux opposants. Dans le même temps, le Président Syrien annonce la libération, le 31 mai 2011, des prisonniers politiques du pays. Ce qui semblait être, de prime abord, une ouverture se révèle être, au final un leurre. Ne libérant que les salafistes djihadistes, Assad joue la carte du pire, destinée à le placer comme seul rempart face à une insurrection djihadiste : ce sera lui ou le chaos[[Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, op. cit.,p. 109 ; Hassan Hassan, EI, Au coeur de l’armée de la terreur, op. cit., p. 205.

]]. La répression devenant de plus en plus brutale, plusieurs groupes d’opposition décident de prendre les armes. Une Armée Syrienne Libre (ASL) est ainsi fondée en juillet 2011. Rassemblant d’anciens officiers et soldats de l’armée, mais aussi de la police, l’arrivée de l’ASL fait entrer la révolution syrienne dans le soulèvement armé, tandis que les différentes parties de l’opposition politique au pouvoir se constituent, de leur côté, en Conseil National Syrien (CNS).

5 ans plus tard, la Syrie est totalement déchirée. Le soulèvement armé s’est transformé en guerre civile. Les exactions massives du régime de Bachar Al Assad ont radicalisé l’opposition au régime, qui s’incarne aujourd’hui dans plusieurs groupes : Les restes de l’ASL, le Front Al-Nosra, se revendiquant d’Al Qaeda, les forces kurdes et l’Organisation État Islamique (OEI). L’OEI faisant l’objet d’un chapitre à part, concentrons-nous sur la Syrie et les opposants issus de la révolte de 2011.

Déjà, le conflit civil syrien est particulièrement meurtrier. De 90.000 en 2013, le nombre des victimes aurait atteint, en octobre 2015, le chiffre de 250.000 morts, dont un tiers de civils[« Syrie: plus de 250000 morts en quatre ans, selon l’OSDH », in Radio France International, Paris, 16 octobre 2015, [en ligne], [http://www.rfi.fr/moyen-orient/20151016-syrie-250000-morts-quatre-ans-osdh-guerre-bachar-assad-etat-islamique.

]]. À ce chiffre doit être joint celui des réfugiés. Sur une population de près de 23 millions d’habitants en 2011, ce sont près de 9 millions de syriens qui auraient quitté leur foyer, suite au conflit. 6,5 millions sont des réfugiés à l’intérieur du pays, tandis que près de 3 millions ont fui dans les pays limitrophes, où un grand nombre d’entre eux vit dans des conditions précaires[[http://syrianrefugees.eu/.

]]. Le nombre particulièrement élevé des réfugiés s’explique par la violence du conflit. Frappant de manière indiscriminée la population et les forces rebelles, les forces loyales au régime usent d’armes lourdes et de frappes aériennes, en ayant notamment recours à des bombardement via des barils d’explosifs. Le 21 août 2013, une attaque chimique dans le quartier de la Ghouta, à Damas, tue entre 355 et 1 845 personnes. Qualifié, par le président américain Obama, de « ligne rouge » à ne pas franchir, l’attaque au gaz suscite de nombreuses réactions internationales. Le régime syrien, pointé du doigt, accuse de son côté les rebelles d’être les auteurs de l’attaque. Une enquête internationale menée par des inspecteurs de l’ONU reconnaît l’utilisation du gaz sarin, sans toutefois en identifier un responsable[La difficulté de mener une enquête internationale sur place laisse de nombreuses questions ouvertes sur l’origine des tirs. De nombreux chercheurs se sont penchés sur cette question, sans parvenir à y répondre, avec certitude. Beaucoup, toutefois, s’accordent sur une responsabilité du régime syrien (Armin Arefi, « Attaque chimique en Syrie : le rapport qui dérange », in Le Point, Paris, 19 février 2014, [en ligne], [http://www.lepoint.fr/monde/attaque-chimique-en-syrie-le-rapport-qui-derange-19-02-2014-1793755_24.php).

]], tandis que la tentative de coalition internationale proposée par la France contre le régime syrien ne passe pas la déclaration d’intentions.

Cette inaction occidentale crée de profonds ressentiments au sein des rebelles syriens, qui s’estiment abandonnés. Nombre d’entre eux décident de se radicaliser, rejoignant les groupes liés à Al Qaeda, dont le front Al-Nosra. De son côté, usé par un conflit lui coûtant aussi bien en hommes qu’en argent, le régime de Bachar al Assad se voit contraint de faire appel à ses alliés proches pour soutenir son front. L’Iran, le Hezbollah et la Russie interviennent alors en hommes et en moyens, soutenant à bout de bras un pouvoir moribond.

C’est cette situation qui perdure encore, à l’heure actuelle. En état de survie artificielle, le régime de Bachar al Assad ne tient plus que par ses soutiens extérieurs. Tandis qu’incapable de s’entendre sur une position unifiée, les rebelles syriens tentent de se maintenir sur leurs positions. Au centre, l’OEI se positionne, désormais, comme la principale force en place en Syrie, obligeant chaque partie à s’aligner sur son propre agenda et bousculant le reste de stabilité qui existait dans l’ensemble de la région.

8. Daesh : là où tout finit ?

Cette approche des révoltes arabes et de leurs conséquences ne pouvait se faire sans aborder l’Organisation de l’État Islamique (OEI), même si une partie de ses origines ne se trouve pas directement dans les révoltes de 2011. En effet, les origines de l’OEI ou Daesh sont à situer en Afghanistan, à la fin des années 90, avec la mise sur pied de ce qui sera un futur groupuscule djihadiste en Irak, reconnu par Al Qaeda, et dirigé par le jordanien Abou Moussab al-Zarqawi. Père fondateur de ce qui allait devenir l’État Islamique, Abou Moussab al-Zarqawi connaît un long parcours de djihadiste, qui l’emmènera de Jordanie en Irak, en passant par l’Afghanistan et l’Iran. Rejoignant Al Qaeda et Ben Laden à la fin des années nonante, il s’inscrit dans une vision plus violente du djihad : l’ennemi n’est pas seulement américain mais est aussi constitué des kouffar (« incroyants) chiites et sunnites non salafistes[[Hassan Hassan, EI, Au coeur de l’armée de la terreur, op. cit., p. 44.

]]. La violence et la brutalité sont de mise dans la poursuite des projets défendus par le groupe. Théorisé dans un manuel intitulé « Gestion de la Barbarie », écrit par le stratège Abu Bakr Naji, l’usage de la force est considéré comme le seul moyen permettant l’instauration d’un État Islamique où régnera la charî’a. L’invasion américaine de l’Irak en 2003 permet au groupe de mettre en pratique ses intentions. La première attaque de ce qui s’appelle encore Tawhid wal-Jihad (monothéisme et djihad) a lieu peu après la fin officielle du conflit, le 7 août 2003, contre l’ambassade de Jordanie en Irak, suivie, une semaine plus tard, de l’attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad, qui provoque la mort de 22 personnes, dont Sergio Vieira de Mello, représentant de l’ONU. Jouant à fond sur l’esprit de revanche sunnite, le groupe frappe également la communauté chiite. Les prisons américaines dans le pays contribuent aussi à renforcer sa puissance naissante : combattants islamistes et anciens membres du parti Baath s’y rencontrent et trouvent des intérêts communs dans la double lutte contre l’occupant et le nouveau pouvoir désigné comme pro-iranien[Collectif, Qui est l’État Islamique ?, Network of Researchers in International Affairs, s.l., 2015, [en ligne], [http://www.noria-research.com/qui-est-letat-islamique/?utm_source=Noria+Liste+FR&utm_campaign=5697b63107-Egypte_10_15&utm_medium=email&utm_term=0_f2f9363e4b-5697b63107-95898717.

]].

Devenant, en 2004, Al Qaeda en Irak (AQI)[[Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn

]] puis, en 2006, l’État Islamique d’Irak (EII)[[Dawlat al-ʿIrāq al-ʾIslāmiyyah

]], le groupe continue son développement malgré la mort de son leader, le 7 juin 2006. Commençant son implantation territoriale, AQI cherche à se doter d’un appareil militaire et institutionnel propre. Dans un premier temps, cette assise territoriale est mal vécue par les tribus locales. Lassées par la violence des djihadistes et le mépris de leurs intérêts locaux, plusieurs tribus décident de s’unir contre l’EII, avec la protection des États-Unis. Cette phase de lutte armée, connue sous le nom de Sahwa ou « réveil », amène une défaite pour le groupe terroriste. Défaite temporaire néanmoins, dont le groupe apprendra beaucoup, notamment dans ses liens avec les tribus.

Le désengagement américain d’Irak, l’autoritarisme du premier ministre irakien chiite al-Maliki et les révoltes arabes de 2011 redonneront un nouveau souffle à ce qui est devenu l’EII. Reprenant la lutte armée, regonflant ses troupes, l’organisation, qui devient l’État Islamique en Irak et au Levant s’affirme comme seule entité protégeant les sunnites de la menace chiite. Cette logique s’inscrit dans un discours à la fois contre le pouvoir irakien et contre le régime de Bachar al Assad, considérés à la fois comme impies et oppresseurs. Rompant avec Al Qaeda et prenant sa pleine autonomie, l’EEIL parvient à prendre de nombreuses localités en 2013 et 2014 dont Mosoul, deuxième ville d’Irak.

5 ans après le début des révoltes arabes, l’ensemble des processus et mouvements révolutionnaires semblent écrasés par l’Organisation État Islamique (OEI). L’irruption de l’OEI a provoqué une profonde stupeur internationale : la violence des méthodes employées par l’organisation terroriste, sa volonté affichée de contrôler un territoire géographique et d’y construire une entité politique échappant à tous les standards habituels continue à charrier sidération et incompréhension[[Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, op. cit.,p. 13.

]]. Pourtant, l’OEI ne s’est pas construite subitement, à partir de rien. Le processus fut long, et trouve ses racines au-delà de l’intervention américaine de 2003, en Irak. Il s’inscrit, en effet, dans plusieurs dimensions.

L’OEI a une première dimension historique. L’État Islamique n’est pas une organisation se plaçant en-dehors de l’Histoire. Ses références sont nombreuses, dans un souci de rupture avec le passé. La première rupture, évidente, est celle par rapport à l’invasion de l’Irak en 2003, et la présence américaine dans la région. S’inscrivant dans le combat mené par Al Qaeda dans les années nonante, contre l’ennemi américain, l’OEI se bat résolument contre la présence des troupes des États-Unis où qu’elles se trouvent. Mais la lutte contre les États-Unis n’est pas le seul processus historique dans lequel se place le groupe. Des racines plus anciennes ne sont pas à négliger. Dans le cadre de cette volonté de rupture avec le passé, l’OEI se positionne comme entité ayant rompu avec l’imposition de frontières artificielles dues à l’Occident. Il s’agit du discours s’opposant à Sykes-Picot, du nom des diplomates français et anglais ayant délimité les frontières d’influence de la Grande-Bretagne et de la France, après la Première Guerre Mondiale et la chute de l’Empire Ottoman.

L’autre rupture historique est celle qui permet au groupe de faire un lien avec le passé idéalisé des musulmans sunnites, avec la proclamation du Califat. Système reconnaissant l’autorité religieuse et politique d’un successeur du prophète Mohammed sur un territoire déterminé, le Califat fait lien, de manière symbolique, avec la grandeur passée du monde musulman. Aboli officiellement en Turquie en 1924 avec la déposition du dernier titulaire en titre, la renaissance du Califat voulue par le leader de l’État Islamique, al Baghdadi, permet à l’organisation de s’affirmer comme autorité légitime du monde sunnite. Rompant avec plusieurs décennies d’États laïcs dans la région, le Califat souhaite s’inscrire dans le retour à la puissance et à l’autorité.

La dimension religieuse/communautaire ensuite. Contrairement aux premières années irakiennes, le groupe tente de se doter d’une légitimité auprès des populations sunnites occupées. Sa stratégie repose, ainsi, sur la restitution du pouvoir local à des acteurs locaux et sur le retour à une certaine stabilité face aux anciens régimes oppresseurs[[Ibid., p. 16-17.

]]. De plus, l’OEI se place comme seul protecteur des musulmans sunnites, désignés comme minorité menacée par un complot chiite dans la région. La lutte se réalise aussi contre les musulmans mécréants s’éloignant du discours du Prophète tel que défendu par l’organisation. L’OEI qui s’inscrit dans la vision eschatologique de l’islam véhicule d’ailleurs, à travers de nombreux symboles, l’idée de l’arrivée imminente de la fin des Temps[[Le nom de Dabiq, lieu où les armées de l’islam affronteront les forces anti-islamiques lors de l’apocalypse, est d’ailleurs celui donné au magazine de propagande de l’OEI.

]].

La dimension politique, enfin. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’OEI se définit comme étant dans la plus pure continuité des révoltes arabes de 2011. En lutte contre les États impies et pro-Occidentaux de la région, l’OEI se caractérise par la démarche très pragmatique de certains de ses membres de créer, sur les territoires contrôlés, un nouvel État. Différents documents publiés par le chercheur anglais, Aymenn Al-Tamimi, démontrent cette ambition[Aymenn Jawad Al-Tamimi, The Islamic State ‘Masterplan’ of Administration- Some Analytical Notes, Oxford, 7 décembre 2015, [en ligne], [http://www.aymennjawad.org/2015/12/the-islamic-state-masterplan-of-administration.

]]. Cherchant à se doter d’une administration, l’OEI frappe sa propre monnaie et organise son économie, à travers tout un système de perception d’impôts et de taxes diverses mais, également, de racket. Le Califat doit être un « système englobant » destiné à transformer la société et à éduquer les générations futures selon les lois coraniques, pour leur permettre de se soustraire à la dépendance, jugée néfaste, de l’Occident, du nationalisme arabe et du tribalisme[Hélène Sallon, « Comment l’État islamique a organisé son « califat », in Le Monde, Paris, 11 décembre 2015, [en ligne], [http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/12/11/comment-l-etat-islamique-a-organise-son-califat_4830138_3218.html.

]]. Néanmoins, dans la pratique, l’organisation fait face à de nombreuse difficultés. L’administration peine à effectivement se mettre en place suivant les prescrits requis. Et les frappes internationales minent l’économie du groupe, de même que l’accroissement de ses dépenses, notamment militaires. Le budget de l’OEI serait potentiellement en déficit[Aymenn Jawad Al-Tamimi, The Archivist: Unseen Islamic State Financial Accounts for Deir az-Zor Province, Oxford, 5 octobre 2015, [en ligne], [http://www.aymennjawad.org/17916/the-archivist-unseen-islamic-state-financial.

]]. Loin d’être donc effectivement un État, l’OEI s’apparente plus à un proto-État voire même à un pseudo-État.

9. Conclusion : Et maintenant ?

Au final, 5 ans après le début des révoltes arabes, la région est traversée par une série de crises et conflits comme jamais elle n’en a connu auparavant.

Déjà, les aspirations démocratiques n’ont guère été entendues. Mis à part l’exemple tunisien, les autres États qui ont connu des contestations contre les régimes en place sont aujourd’hui soit en plein chaos, soit à nouveau sous un pouvoir autoritaire. Une certitude d’ailleurs émane dans la cause d’échec de certaines des révolutions : sans le soutien de l’appareil sécuritaire ainsi que de l’armée, les révoltes n’ont pu réussir ou s’inscrire dans la durée. En Libye, au Yémen et en Syrie, la loyauté des forces de répression n’ont pas permis aux révolutionnaires de prendre la main. En Tunisie et en Égypte, dans les premières phases de la révolte, la passivité ou le retrait temporaire de ces services a changé la donne[[Le Bahreïn n’entre pas dans ces considérations, la révolution ayant été écrasée par une intervention extérieure.

]].

Les détériorations sociales et économiques, qui ont également motivés les manifestations, ne semblent pas aujourd’hui avoir connu de nettes améliorations. Le chômage des jeunes continue à être important, tandis que les perspectives de développement économique et de lutte contre les inégalités semblent être dans l’impasse. Quand ce n’est pas, tout simplement, un conflit civil lourd qui bouche tout horizon pour plusieurs millions de personnes.

La situation difficile, voire chaotique, dans la région nécessitera des réponses fortes, durables mais aussi complexes. Les politiques internationales à mettre en œuvre ne doivent pas être seulement politiques mais aussi sociales et économiques. Les États en transition doivent être soutenus efficacement en ce sens, en permettant enfin une plus juste redistribution des revenus et ressources. De même que l’horizon politique doit s’organiser autour de l’espoir, et non pas de la résignation. C’est en ce sens que battre l’OEI sans avoir une solution politique alternative pour les populations arabes sunnites de Syrie et d’Irak est une illusion. Il s’agit donc de comprendre la complexité des enjeux, et d’enfin désigner clairement les vrais et principaux responsables des effrois actuels. Ceux-ci sont connus, notamment en Syrie. Comme l’a souligné le journaliste Nicolas Hénin, dans le Guardian : Daesh est l’ennemi mais Assad est le problème[Nicolas Hénin, « I was held hostage by Isis. They fear our unity more than our airstrikes », in The Guardian, Londres, 16 novembre 2015, [en ligne], [http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/nov/16/isis-bombs-hostage-syria-islamic-state-paris-attacks.

]] . La réponse politique devra également venir d’Irak, où la présence de plus en plus forte de l’Iran dans la gestion du pays n’est pas sans poser de lourds problèmes à la communauté sunnite. Mais l’approche ne doit pas se limiter seulement à l’Irak et à la Syrie. Le Yémen, l’Égypte, La Libye sont également en danger d’effondrement. Tout comme l’implantation de cellules djihadistes, aussi bien issues d’Al Qaeda que de l’État Islamique menace encore plus la stabilité de plusieurs États, mais aussi de la région.

C’est l’espoir qui permettra de défaire à la fois l’OEI et d’éviter l’apparition d’éventuels successeurs mais aussi de donner aux populations locales une raison de croire en leur avenir. L’espoir en une alternative, l’espoir en un avenir aussi bien politique qu’économique enfin respectueux de tous. Ce n’est qu’à ce titre que le Moyen-Orient sortira de la crise existentielle dans laquelle il se trouve aujourd’hui.

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