En 1989 paraissait un ouvrage de philosophie un peu atypique dans la bibliothèque écologiste : les trois écologies de Félix Guattari. L’auteur est connu pour ses interventions politiques, son travail de philosophe, ainsi que pour ses travaux sur la psychanalyse. Dans cet avant-dernier ouvrage paru de son vivant, il prend acte de l’importance des problématiques environnementales et apporte sa contribution à la pensée écologiste. Vingt ans plus tard, faisons retour sur ce texte pour explorer comment on peut encore aujourd’hui le lire et entendre l’appel de Guattari à ne pas oublier que les problématiques environnementales, naturelles et sociales doivent toujours être traitées conjointement.

Introduction

Félix Guattari est surtout connu pour le travail qu’il a mené avec le philosophe Gilles Deleuze et, dans une moindre mesure, pour sa tentative de renouvellement de la psychanalyse, mise en pratique à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury. Mais son engagement de militant de gauche fut également sans relâche, comme en atteste la publication récente[[Principalement Les années d’hiver : 1980-1985, Bernard BARRAULT, 1985 (réédition Les Prairies ordinaires, 2009) et Micropolitiques (avec Suely Rolnik) Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2007 (édition originale brésilienne, 1986)

]] d’une partie de ses interventions publiques.

Les trois écologies[[GUATTARI F., Les trois écologies, Galilée, 1989

]], l’avant-dernier ouvrage qu’il signera seul de son vivant, s’ouvre de manière assez classique sur le constat de la situation écologique déplorable dans laquelle nous nous trouvions déjà il y a maintenant 20 ans. Le constat posé résonne comme une ritournelle paralysante : tout va mal, nous allons droit dans le mur, il faut faire autrement. Aujourd’hui encore, il y a tellement à faire pour sauver le Monde, posé comme un grand concept massif, que nous nous sentons incapables et insignifiants dans nos actions.

Guattari entend procéder différemment. Selon lui, la situation actuelle est le résultat d’une pensée qui ignore comment aborder les situations avec la puissance et la complexité qu’elles requièrent. Sa pensée « écosophique » n’est pas une solution massive mais bien un outil conceptuel permettant d’appréhender des situations grâce à l’usage de trois lentilles superposées: celles de l’écologie de la nature, de l’écologie sociale et de l’écologie mentale. Cette lunette d’un genre inédit est censée nous permettre de penser les conditions de la production de modes de vie humains au sein d’un monde fragile.

Après avoir exposé les principes de cette pensée, nous tenterons ici de montrer comment elle permet de faire ressurgir des territoires inexplorés, à partir de son application à « l’écodesign ».

Principe commun des trois écologies

Le premier geste de Guattari est de lier les menaces pesant sur la vie humaine sur terre à des détériorations d’un autre genre : destruction du social, de la vie en commun, de la capacité d’exister des groupes et des processus de subjectivation qui font de nous des sujets ou des groupes-sujets. Guattari dénonce le fait que les problématiques environnementales ne sont gérées que selon leur aspect le plus technocratique, à savoir selon l’angle de la nuisance industrielle. Nous manquons de manières d’appréhender ces problèmes qui nous permettent de prendre en compte leur richesse et leur complexité, estime-t-il. L’écosophie se veut une articulation éthico-politique entre trois registres écologiques : environnement, rapport sociaux et subjectivité.

Outre ces trois écologies, Guattari met en avant un problème transversal dans les analyses écologiques : la destruction des modes variés et divergents de valorisation des activités humaines. Guattari place au cœur du texte l’idée d’un problème fondamental dans le registre des modes de valorisation. Nous héritons d’un monde dominé par un mode unique de valorisation, produisant une équivalence généralisée : tout est transformable en tout, rien n’importe, rien n’attache. En réponse, la question des modes de valorisation devra faire l’objet d’un traitement propre à chaque écologie.

Commençons par le principe le plus général de l’écosophie, principe commun aux trois écologies, mais dont celles-ci ne découlent pas, qui consiste en ceci : « Les Territoires existentiels auxquels elles nous confrontent ne se donnent pas comme en-soi, fermé sur lui-même, mais comme pour-soi précaire, fini, finitisé, singulier, singularisé, capable de bifurquer en réitérations stratifiées et mortifères ou en ouverture processuelle à partir de praxis permettant de le rendre ‘’habitable’’ par un projet humain »[[ GUATTARI F., op. cit. p49.

]].

Autrement dit, les trois écologies sont des lentilles qui donnent à voir des territoires à rendre habitables. Des pratiques s’y déploient. Elles peuvent devenir tout aussi bien mortifères que libératrices car il n’existe pas de position de surplomb permettant de régler les problèmes, chaque outil devant être utilisé de manière spécifique dans chaque situation. En effet, Guattari, qui fut lecteur de Sartre[[DOSSE, F., Gilles Deleuze Félix Guattari, Biographie croisée, La Découverte, 2007.

]], refuse de penser ces territoires comme des en-soi. Le monde vivable n’est pas indifférent à nos actions. Notre relation avec lui est un équilibre fragile, que nous mettons aujourd’hui en danger[[STENGERS, I., Au temps des catastrophes, La Découverte, 2009.

]]. On peut également noter chez Guattari l’importance des processus qui rendent le monde fini et singulier : les territoires sont « finitisés » et « singularisés », ce qui dénote un devenir, une inscription dans une histoire.

De ce principe commun ne découlent pas les trois principes particuliers de l’écologie mentale, sociale et de la nature. Mais ils doivent être articulés selon ce principe général. Le rapport qui les lie est celui d’une hétérogenèse : elles sont de natures différentes mais leur existence ne peut être pensée que dans un rapport permanent.

L’écologie mentale

L’écologie mentale est sans doute le territoire le plus exploré par Guattari, de par son travail au quotidien à la clinique de La Borde. Les commentateurs se sont d’ailleurs surtout focalisés sur l’apport critique de Guattari à la psychanalyse, notamment en collaboration avec Gilles Deleuze[[Guattari est principalement connu pour son travail avec Deleuze, véritable œuvre collective. Voir à ce sujet l’introduction de ROSANVALLON J. et PRETESEILLE B., Deleuze & Guattari à vitesse infinie, Ollendorff & Desseins, 2009.

]]. Mais dans le texte ici étudié, il ne s’agit plus de parler de la cure à mettre en place avec des individus singuliers mais bien de l’articulation du « mental » avec des problématiques collectives. Chez Guattari, l’inconscient est directement connecté à la fois au social (et donc au politique, l’inconscient étant lui-même politique, politisé, et enjeu du politique) et à la nature. Son milieu importe dans sa fabrication, dans les processus de subjectivation qui lui donnent lieu d’être. Le principe spécifique de l’écologie mentale est que son « abord des territoires existentiels relève d’un logique pré-objectale et pré-personnelle »[[GUATTARI F., op. cit. p50.

]] dont il s’agit de rendre compte. Ces territoires sont le résultat d’agencements et non des expressions essentielles de l’Humain. Le mode d’accès au psychique est avant tout pratique, il s’agit d’expérimenter et de continuellement remettre au travail des « paradigmes éthico-esthétiques ».

Il s’agit aussi de prendre en compte le fait que les processus de subjectivation font partie intégrante de l’écologie et ne forment pas un domaine « psy » coupé des problèmes environnementaux, politiques, sociaux, etc. Or pour pouvoir construire et faire tenir des modes de vie qui seront écologiques, il importe de saisir comment les subjectivités sont aujourd’hui produites, afin de les libérer. Mais il n’y a pas pour autant de mode de subjectivité « correct » qui serait en propre celui de l’écologie. La subjectivité est une chose qui doit être perpétuellement réappropriée dans l’expérimentation collective. Autrement dit, la psyché qui convient n’existe pas, elle n’est pas donnée, elle est à construire. Et cette construction est un enjeu collectif et non pas individuel. « Le sujet ne va pas de soi »[[GUATTARI F., op. cit. p23.

]] : le sujet, ce sont des composantes de subjectivation qui ne passent pas forcément par les individus. L’individu est un terminal. Pour comprendre le subjectif, il faut laisser tomber les paradigmes pseudo-scientifiques et proposer de nouveaux paradigmes éthico-esthétiques.

Le type de référence ainsi mis en place pour parler de la subjectivité doit être construit de manière immanente, par rapport à cette question, et non se décréter en droit comme « enfin scientifique ». Le paradigme éthico-esthétique combine l’exigence que l’assemblage fonctionne, une continuité théorique possible (paradigme) et une référence à l’éthique (bon et mauvais et non pas bien et mal). L’esthétique n’est pas une question de « faire joli », mais plutôt une exigence maniériste : c’est ce qui est produit et les modes de production qui comptent. Il s’agit de penser par les situations et les milieux dans une exigence d’immanence. Il est nécessaire de cesser de croire que seuls les mythes sont structurants et de prendre la production de sujets comme terme dernier. Devenir animaux, cosmique, végétaux, machiniques. Faire de la psychanalyse un constructivisme.

Une des phrases clefs de Guattari concernant le statut du verbal est que « l’appréhension d’un fait psychique est inséparable de l’agencement d’énonciation qui lui fait prendre corps ». Par exemple, une vérité scientifique tire sa vérité des dispositifs et des types de preuves qui sont mis en œuvre : sans ces dispositifs soumis à rude épreuve, il n’y a pas de vérité. D’autres formes d’agencement, comme les mythes, les rituels, l’art, ont un pouvoir propre. À force de vouloir réduire les « dits » à du « ce qui est dit », à du pur contenu d’expression, on se rate, on raréfie l’expression, on la mutile. Il s’agit de régénérer nos existences incorporelles, de mettre en scène le dire, avec pour objectif de recomposer les subjectivités, de leur rendre leur richesse.

Une écologie qui ne se poserait et ne fabriquerait pas ce problème serait vouée à l’échec. Soit elle échouerait car elle laisserait la subjectivité aux mains des modes de productions actuels, c’est-à-dire à ce que Guattari appelle le « Capitalisme Mondial Intégré », ou CMI, soit elle ne pourrait pas changer les groupes sujets et échouerait par là même à devenir autre chose qu’un habillage technique « vert » du CMI (ce qui reviendrait en fait à la même chose). Le constat de Guattari est bien qu’il y a des processus de subjectivation qui sont mis en place: par exemple les jeunes se fabriquent des territoires existentiels qui leur permettent un minimum de santé (à l’aide de la « culture rock » écrit Guattari, mais aujourd’hui on pourrait en citer d’autres, toujours proliférant, parfois ouverts, parfois mortifères). Le problème vient de leur sérialisation, de leur caractère massif. Ceux-ci ne sont pas à blâmer, car ces « jeunes » trouvent ainsi la force d’exister, malgré tout. Les amorces de subjectivités sont là: prières, stars mass-médiatiques, symptômes répétitifs, ritournelles… ne forment pas à eux seuls des individus mais sont des catalyseurs.

Et à nouveau, on pourrait dire que le CMI met déjà ceci en application. Que nos univers mentaux sont pétris de mythes, etc. et que c’est du côté des mouvements écologistes qu’on l’a oublié et qu’on se contente de laisser le pouvoir lié à ce savoir aux publicistes ou à Hollywood qui en font des séries, sans place pour une production nouvelle. Et qu’on se contente de rejeter tout ce qui pourrait venir comme proposition de l’extérieur, de l’étranger. Le problème des territoires produits par le CMI, c’est qu’ils neutralisent l’apparition de toute singularité. La folie, la grisaille générale sont leur résultat, même si en même temps tout peut devenir occasion de création, de nouveau territoire de subjectivation, que ce soit dans la pub ou dans les jeux-vidéo.

Tout l’enjeu est de mettre en place des logiques de subjectivation qui ne se soumettent pas à la logique du profit et de réapprécier collectivement la valeur des activités humaines à l’aide de valeurs propres. On retrouve ici la question transversale des modes de valorisation. Une « écologie » du fantasme doit être collectivement pensée et produite, fabriquée afin de permettre par exemple l’expression de fantasmes, éthiquement condamnables [[GUATTARI F., op. cit. p55 et 56. Et Guattari insiste : « La violence et la négativité résultent toujours d’agencements subjectifs complexes ; elles ne sont pas inscrites dans l’essence de l’espèce humaine. »

]] autrement que par la répression, et de permettre aux fantasmes créatifs de retrouver leur énergie créatrice et processuelle.

Guattari pousse très loin cette logique de la fabrication de l’individu. Il refuse de penser à partir d’un « fond » qui serait « vraiment humain ». La production de subjectivité est auto-référente, ne s’explique que par les coupures et autres bifurcations mentales expérimentées au cours de la vie. Et ce que ces évènements importants produisent est impossible à appréhender de manière directe, il faut faire des détours par ce qu’il nomme « écologie du fantasme ». Ainsi, il écrit que l’ « autoréférence créatrice est insoutenable à l’appréhension de l’existence ordinaire »[[GUATTARI F., op. cit. p54

]]. Elle doit donc avancer masquée, transiter par des mythes par exemple. Il s’agit bien de construction et d’auto-position du moi. Le fait que le moi soit auto-référent, qu’il n’y ait pas de référence extérieure générale permettant de l’expliquer (comme ce serait le cas dans la psychanalyse par l’Oedipe par exemple) est « insoutenable », source d’angoisse. Le résultat de ce constat pour notre propos est que toute la vie psychique doit être prise en compte, dans sa richesse et sa multiplicité, et ne peut se réduire à l’une ou l’autre expérience fondamentale. Pas d’Œdipe, mais des machines chez Guattari ! Ces machines que sont nos subjectivités connectent choses, êtres divers, prières, symboles, etc. La subjectivation ne se présente donc pas comme processus simple, elle se présente sous forme d’agencements machiniques complexes, difficiles à explorer, mais dont on ne peut pas faire l’économie. Mais il s’agit aussi de ne pas oublier que nos productions techniques, artistiques, publicitaires, participent de ces processus et, au titre d’une écologie mentale réussie, il importe de pouvoir s’en ré-emparer.

L’objectif de cette écologie mentale est la production (praxis) d’une zone viable pour l’existence humaine. Mais il ne faut pas ajouter une question pour les « psy ». Le laminage des subjectivités n’est pas un problème individuel. Il ne s’agit pas non plus d’ajouter une variable « psy » ou « bien-être » dans la construction de la réalité collective. Il s’agit, dans chaque problème écologique, de penser les résultats des solutions qu’on pourrait inventer par rapport à cette écologie mentale. Il ne s’agit pas de clore le débat en décidant une fois pour toute d’une grille de ce qui serait bien ou mal car la définition du bien et du mal ne cesse de fuir, de se redéfinir, d’être processuelle. Par exemple, la manière dont nous gérons aujourd’hui nos activités sociales à l’aide d’indicateurs tels que le PIB: faut-il d’ajouter une variable aux mesures qui nous permettent de gérer nos activités sociales ? Sans doute. Mais il faut également penser ce que produisent ces indicateurs comme réalité psychique dans nos modes de vie. Le PIB traverse ainsi l’imaginaire collectif de la société. Le transformer par d’autres indicateurs rendra sans doute justice à d’autres régimes de valeurs.

L’écologie sociale

Le principe spécifique de l’écologie sociale est la fabrication d’ « éros de groupes »[[GUATTARI F., op. cit. p59

]], qui sont à chaque fois des reconversions de l’écologie mentale. Guattari distingue deux modes suivant lesquels ces éros peuvent exister. Soit d’une part une triangulation classique du type père-mère-enfant, qui aboutit à se refermer sur soi. Non pas que toute famille se refermerait sur elle-même, loin de là. Mais le modèle de la cellule familiale appliquée à l’ordre social ou aux groupes revient à poser toujours un « maitre » comme le « père » dans le modèle familial, donnant ainsi lieu à des rapports de « foule » à « star » par exemple, rapport toujours dissymétrique. A cela Guattari oppose une autre forme de production de groupe: il s’agit de pouvoir produire des groupes-sujets auto-référents, c’est-à-dire capables de produire eux-mêmes la justification de la formation du groupe mais s’ouvrant sur le reste de la société, en rapport constant avec elle (Guattari utilise le terme « socius »), et le cosmos, c’est-à-dire s’ouvrant sur la différence, entrant en relation avec un ailleurs auquel le groupe participe mais qu’ils ne sont pas seuls à explorer et à valoriser. Les familles peuvent bien entendu s’ouvrir de cette manière mais Guattari propose de penser les groupes sociaux à partir d’un modèle qui évite le piège de l’identification au « père », symbole trop pesant de la psychanalyse oedipienne qu’il tente de dépasser.

Ce passage du texte de Guattari est assez complexe car il sort des distinctions classiques effectuées lorsqu’il s’agit de penser les groupes. Il refuse par exemple de poser le débat avec des termes tels que celui de « communautarisme ». Il s’agit bien de groupes qui se posent à l’aide de leur propre mode d’être, en affirmant par exemple être regroupés autour de valeurs mais pas uniquement. L’exemple donné par Guattari est celui des communautés de scientifiques. On n’y entre pas n’importe comment et il ne s’agit pas d’y faire n’importe quoi: les communautés sont tenues par des exigences qui fondent leur éthos, différent s’il s’agit d’un physicien ou d’un chercheur en sciences sociales. On peut ainsi comprendre « l’auto-référence » du groupe : il se fonde sur ce qui le fonde, et rien d’autre ! Le regroupement autour d’un mode propre n’empêche pas l’ouverture vers le reste du monde. Il ne la garantit pas non plus et on ne compte plus les exemples de groupes scientifiques entrant en guerre pour imposer leur mode d’accès comme étant le seul valable pour le reste du monde et pour tous les êtres.

Les deux modes d’existence des éros de groupes sont toujours en relation et rien n’est jamais acquis une fois pour toutes: Guattari met en garde contre les retombées vers des « lignes de mort », les fascismes qui naissent au sein même des groupes auto-référents ; ainsi que l’ouverture possible des groupes se fabricant sur le modèle de l’identification familiale. Les modes de vie des groupes sont ainsi eux-mêmes dépendant des praxis mises en œuvre en leur sein[[VERCAUTEREN D., Micropolitiques des groupes : pour une écologie des pratiques collectives. HB, 2007 est un bel ouvrage rendant force aux textes de Deleuze et Gattari, dans la vie des groupes, qu’ils soient en genèse ou en crise.

]].

Par là, le CMI est qualifié par sa propension à déterritorialiser tous systèmes de valeurs pour les reterritorialiser sur un unique système (valeur marchande). Le capitalisme fait occasion de tout, il n’est équipé que pour cela. L’émancipation, c’est la recréation d’autres territoires et d’autres valeurs, ce que le CMI ne peut laisser exister. Pas qu’il ait « peur », « pas envie », ce n’est pas une personne, c’est également une machine terriblement efficace qui peut être qualifiée par cette nature de déterritorialisation[[La « déterritorialisation » est un concept cher à Deleuze et Guattari. Il s’agit du mouvement de déplacement de quelque chose qui devient « abstrait » car sorti du milieu ou du territoire qui est le sien. C’est souvent suivi d’un deuxième mouvement, la « reterritorialisation », qui fait revenir la chose abstraite sur un autre territoire mais change ainsi sa signification, sa fonction. Ainsi, le CMI abstrait toute chose et retraduit tout en terme de valeur marchande. Tout est sorti de son contexte, usage, etc., pour être re-territorialisé sur une valeur marchande.

]] absolue de toutes valeurs. Face au CMI, pas de recette miracle. L’écosophie s’y oppose. Non pour s’y opposer mais pour simplement pouvoir exister. Elle propose une logique qui y est contraire, par la re-multiplication des possibilités de subjectivation. L’écosophie se doit de multiplier les « vecteurs potentiels de subjectivation » en leur donnant les possibilités d’exister conjointement et en leur donnant des possibilités collectives d’énonciation. Les déterritorialiser en douceur pour ne pas les détruire. Contrairement à la logique du CMI, il n’y a pas de logique unique de l’écosophie. Le but est de sortir d’une vision politique cherchant le consensus, ne comprenant le vivre-ensemble que comme n’étant possible que sous la condition du consensus. Guattari qualifie le consensus d’ « infantilisant et abêtissant ».

Le CMI s’assure le pouvoir sur les foyers de subjectivation, au sein des groupes et parmi les individus. Des logiques d’économie prévalent: un nombre restreint d’agrégats subjectifs massifs et sérialisés : uniquement quelques modes de subjectivation, de préférence pas trop compliqués, et de préférence toujours les mêmes. Cette absence de diversité permet un meilleur contrôle, une plus grande rentabilité. Elle ne dissimule pas une volonté de destruction mais bien de rentabilité maximale à laquelle tout se subordonne. Le CMI produit des réponses simples, massives, en série, pour toutes les questions existentielles. En quoi y a-t-il incompatibilité entre la fabrication de territoires existentiels hétérogènes et multiples et la nature du CMI ? La logique du CMI, sa nature, est celle d’une valeur unique, valeur d’échange diront certains, logique du bénéfice maximal, du moindre coût. Le CMI ne comprend qu’une seule valeur, ne voit qu’une seule valeur, il n’est équipé que pour cela, et transforme tout le reste en opportunité. Il ne détruit pas pour détruire mais parce qu’il ne sait rien faire d’autre.

Guattari Insiste ainsi sur les opérateurs de régulation sociale, qui font aussi office de procédure de sauvetage possible. La production d’intelligence collective se fait aussi par agencement. La production collective d’intelligence, la réflexion commune ne se créent pas simplement par la coprésence d’individus mais nécessitent de penser les structures de leur production. Les syndicats ont ainsi joué ce rôle au sein du monde du travail. Les dispositifs de « jury citoyens »[[STENGERS I., op.cit.

]] ont également mis en œuvre cette pensée du dispositif producteur, opération d’énonciation collective.

Le couple conceptuel de territorialisation/déterritorialisation fabriqué par Deleuze et Guattari est souvent compris de manière ambigüe. Il est parfois associé par les commentateurs à un couple bon/mauvais en soi, comme si avoir un territoire était quelque chose de négatif et que seuls les nomades sans attaches, sans lien, pouvaient se prévaloir de la création, de l’intelligence, etc. Ce serait sans doute prendre les termes sans évoquer ce dont il faut se déterritorialiser pour se re-territorialiser ensuite. L’invention de nouveaux modes de vie, si elle passe par une déterritorialisation, ne se déterritorialise pas de tout et n’oublie pas de se re-territorialiser. Mais il s’agit de le faire de manière ouverte et processuelle, créatrice et libératrice. De « s’ouvrir sur le socius », écrira Guattari.

Il y a de mauvaises reterritorialisations, par exemple dans les luttes autour d’une identité territoriale crispée, fermée sur elle-même, qui refuse de s’ouvrir. Il ne s’agit pas de déterritorialiser les Basques, les Iraniens, etc. mais de permettre à ces identités localisées de ne plus craindre pour elles-mêmes, et de rentrer dans des processus d’invention d’un rapport à l’autre, dans des processus où il peut y avoir conservation de ce qui est propre, au sens de ce qui ne peut pas nous être enlevé sans nous tuer.

L’écologie de la nature

Guattari écrit finalement assez peu sur l’écologie de la nature. Son principe particulier est que « tout y est possible, le pire comme le meilleur ». À la première lecture, il peut sembler étrange de penser l’écologie à partir d’un « tout y est possible » alors qu’aujourd’hui on insisterait plutôt sur l’impossibilité de continuer sur la voie actuelle en matière de gestion humaine de la nature. Mais ce serait faire abstraction de la deuxième partie de la phrase qui indique que le meilleur pourrait succéder au pire en évitant les catastrophes. La nature est machinique : il ne faut pas la penser à partir d’un état neutre à retrouver mais comme une connexion d’éléments hétérogènes, en modification permanente, sans affinité particulière avec les humains qui la peuplent.

Savoir que le pire est possible demande une éthique, au sens du bon comme du mauvais. Il faut faire preuve de prudence, de pouvoir remettre en question les expérimentations en cours, comme celle de la consommation d’énergie actuelle par exemple.

Selon Guattari, il existe des solutions techniques aux crises écologiques. Le problème est alors de s’en emparer, de se les réapproprier et de refuser un régime où seuls les groupes majoritaires et les experts les appliquent. Il ne s’agit pas de disqualifier a priori les experts pour faire de l’humain s’emparant des techniques une chose bonne en soi. La réappropriation peut être collective. Il n’est pas question que les individus soient obligés de se réapproprier les techniques sous l’ordre des pouvoirs publics, en achetant des ampoules économiques par exemple. Les solutions techniques comme les ampoules économiques sont bonnes et nécessaires et les normes imposées par les états permettent de réguler le CMI incapable de le faire lui-même. Mais il faut aussi repenser l’éclairage dans son ensemble, et tenter de penser comment on peut réinventer l’éclairage collectivement. Plus facile à dire qu’à faire, certes. Mais des designers, architectes, citoyens et sociologues peuvent travailler, main dans la main, pour penser comment accommoder la lumière différente que produisent les ampoules écologiques, par exemple dans le cadre de session de « design participatif ».

Le réchauffement climatique doit par exemple faire l’objet d’une réappropriation collective qui requiert là aussi des solutions sociales et mentales. Tout étant possible, il faut également refuser de se laisser piéger dans les « alternatives infernales » [[STENGERS I. et PIGNARRE P., La sorcellerie capitaliste, Pratiques de désenvoutement, La Découverte, 2007

]] toutes faites du type : si vous voulez de l’emploi, il faut nous laisser polluer car c’est impossible de faire autrement. Dans le cas du réchauffement climatique, c’est bien à la nature comme agencement machinique que nous avons affaire. La complexité du problème et la profondeur des changements nécessaires donnent le vertige. Face à une machine, il convient de se demander « par où la prendre ? », et non pas d’espérer retrouver un état meilleur qui lui aurait préexisté, une essence précédente qui aurait été meilleure, par exemple en rêvant d’un monde naturel vierge de toute intervention humaine.

Un texte qui met au travail

Les propositions de Guattari sont à la fois pragmatiques (efficaces) et éthiques. Il s’agit de propositions sur la nature des trois écologies. Celle-ci n’est pas une essence révélée mais une proposition de pratique qui permet de s’en sortir, d’être plus efficace. Ce sont des propositions éthiques au sens du « bon et du mauvais »[[DELEUZE G., Spinoza : Philosophie pratique, éd. de Minuit, 1981

]], dans une tradition héritée de Spinoza et Nietzsche, même si il ne cite que rarement des philosophes et ne prend pas la peine de s’inscrire dans une histoire de la philosophie.

Est-ce un texte essentialiste ? Est ce que la politique est basée sur une essence ou une nature de l’homme ? Non, car il ne s’agit pas de se baser sur ce que serait fondamentalement l’humain dans son essence auquel correspondrait une bonne politique, mais de donner des outils pragmatiques, des points de focalisation sur lesquels ceux qui luttent en écologie oublient de s’arrêter. L’humain de Guattari est très fabriqué mais il y a une nature du désir qui requiert qu’on s’adresse bien à lui, qu’on ne lui fasse pas faire n’importe quoi. Voir comment fonctionne le désir, ce qui marche sur lui, en lui, pour lui, pour pouvoir lier cette force et la libérer, vers son ouverture. Guattari fabrique des propositions conceptuelles pragmatiques, qui doivent être bien construites, soutenir les épreuves qu’il se donne, et qui donnent des prises pour l’action politique.

L’ouvrage peut être lu comme une proposition éthique, visant à mettre à jour des régimes de fonctionnement qui devraient, si pas être respectés au moins pris en compte lors de l’étude et l’analyse de cas particuliers. Il ne s’agit pas d’une méthode générale qui permettrait de tout résoudre, mais plutôt d’un régime d’attention qu’il s’agit de mettre en place dans la confrontation avec tout problème écologique. Fabrication d’une éthique à situer, une éthique variable, dépendante des cas. Il s’agit d’éviter les petits cas fabriqués de toutes pièces chers à la philosophie analytique et qui sont le plus souvent improbables, délocalisés, désincarnés. Guattari parle pour son temps aussi[[Guattari F., Les années d’hiver 1980-1985, Bernard BARRAULT, 1986. Réédition Les Prairies ordinaires, 2009

]] mais nous pouvons toujours en hériter aujourd’hui. Si lui et Deleuze n’avaient encore rien vu[[DELEUZE G. et GUATTARI F., L’Anti-Œdipe, éd. de Minuit, 1973, p. 285.

]] par rapport aux destructions possibles de notre monde, nous en sommes héritiers, si nous savons à notre tour que le pire est encore possible, que nous n’avons nous-mêmes encore rien vu.

Il peut sembler étrange qu’il soit nécessaire de répéter que les problèmes écologiques doivent être pris au sérieux selon plusieurs dimensions, et pas uniquement sur le mode de la préservation ou de la défense de la nature. Mais Guattari intervient dans un monde ou une époque (dont nous héritons) où les tâches sont bien séparées : le politique s’occupe des lois, les psys des fous, les techniciens de la nature, les syndicats des droits des travailleurs. Guattari n’est pas loin de crier : « cessez ce découpage, il s’agit de nos vies dans leur globalité, il y a une relation permanente entre tout ceci, une hétérogenèse permanente qui sera ratée dans nos constructions ». Il est en lutte et s’adresse à ceux qui sont en recherche d’outils pour pouvoir travailler à une vie meilleure, et à qui on a ravi ces armes.

L’ennemi, que Guattari nomme CMI est une logique de l’univocité de la valeur qui s’est intégrée jusque dans nos âmes, nos habitudes de pensée, nos cœurs, mais aussi nos institutions, nos syndicats, nos outils de lutte comme ceux d’oppression. Ce CMI, lui, joue sur tous les tableaux, mental, social, naturel, il ne fait pas la différence et n’a pas décidé d’une cible bien claire. Le CMI lui, sait comment faire agir les humains. Ou plutôt, il ne sait pas, puisque c’est une logique qui ne sait rien mais qui fait car elle n’est pas pensante mais agissante. Là où l’appel est lancé, il s’agit d’un monde ou la psyché est prise en compte, mais pas par ceux qui luttent. La psyché n’est pas l’affaire des psys, elle est pétrie par des médias, des informations, des logiques, des objets qui circulent. Le moi est poreux, il se gorge des images, des sons, des processus que Guattari appelle de subjectivation : ces processus multiples et multiformes qui font de nous des sujets. Ces processus ont lieu, de facto, et ceux qui savent les utiliser, ce sont aussi les médias, par exemple dans la publicité. L’industrie, lorsqu’elle fabrique des objets joue sur ces logiques de désir et de fantasme. C’est ce « faire »-là qu’il est question de récupérer dans la lutte.

Pour se réapproprier ces questions, il est nécessaire de recréer des mythes, se resservir du pouvoir de l’imaginaire et du fantasme. Cinéma, récits, musique rock, jeux vidéos, eux aussi nous subjectivisent, travaillent nos subjectivités. Rendre de l’épaisseur à la réalité, à l’expérience, passera par une complexification constante des problématiques environnementales qui devront intégrer la question de la subjectivation. Mais il n’est pas question pour tous de tout faire, de tout critiquer, de se battre partout et c’est sans doute pour cela que le texte de Guattari peut apparaître comme étant encore à mettre au travail, avec peu d’exemples pratiques de réappropriation, car ces outils sont encore et toujours à reprendre, il s’agit d’un livre de recettes, de recettes d’attention. « Voyez tout ce qui est en jeu » semble nous dire Guattari, pour ne pas nous méprendre, ne pas nous laisser capturer.

Écodesign

Nous voudrions mettre ce texte au travail sur une problématique actuelle, qui se joue au niveau des institutions européennes et qui à première vue est une question technique, qui n’a de rapport avec le social et le mental que de manière très marginale : la question de l’implémentation d’une Directive sur l’écodesign. À travers cet exemple, nous montrerons en quoi l’écosophie permet de mettre à jour des problématiques qui sont laissées de côté. Nous atteindrons également ses limites concrètes, qui sont principalement dues au fait que l’écosophie demande des changements tels qu’il est difficile de demander à des institutions telles que la Commission Européenne de s’en occuper. En effet, « une immense reconstruction des rouages sociaux est nécessaire pour faire fasse aux dégâts du CMI[[GUATTARI F., Les trois écologies,  p. 57

]] ». Néanmoins, cette limite-là est un appel : où donc traiter ces questions ? Comment faire pour ne pas laisser les réponses produites par la Commission empêcher une réappropriation collective des questions ?

De quoi s’agit-il ? L’écodesign est l’intégration de critères ou de problèmes environnementaux dans le design des appareils consommateurs d’énergie. Il peut s’agir d’appareils de la vie quotidienne comme de machines utilisées dans l’industrie, les hôpitaux, l’école, etc. Partout où l’environnement réussit à poser un nouveau problème, il réussit à exister comme une nouvelle contrainte, un objet supplémentaire à prendre en compte dans le design. Il réussit à intervenir dans un réseau de manière différente, la question de la consommation vient enfin à l’existence, sur un mode technique et juridique. C’est le cas des ampoules devenues « économiques », mais aujourd’hui bien d’autres objets ont été repensés spécifiquement par rapport à la question du réchauffement climatique.

L’écodesign pourrait être un concept abstrait qui serait bien louable en soi mais qui, jamais appliqué, ne serait que digression textuelle. Nous parlerons alors de la Directive écodesign[[Disponible sur les sites web des différentes DG, notamment ici : http://ec.europa.eu/enterprise/policies/sustainable-business/sustainable-product-policy/ecodesign/

]] (2005/32/EC, intitulée “Setting of ecodesign requirements for energy-using products”) qui est un texte juridique proposé par la DG transport et entreprise (dg TrEn) et la DG énergie en 2000 et adopté par la commission en 2005. Ce texte a dû être transposé en droit national de chaque état membre pour août 2007. L’objectif est de poser un cadre juridique permettant de prendre des mesures visant à la réduction de la consommation d’énergie des appareils qui le nécessitent. La Directive elle-même ne prend aucune mesure en matière de réduction de la consommation. Ce sont les arrêtés d’application, encore en cours de fabrication aujourd’hui, qui doivent proposer les objectifs de réduction par type d’appareil (télévision, lave-vaisselle, etc.). Ces arrêtés sont applicables d’office et ne doivent donc pas être transposés en droit national par les états membres, contrairement à la elle-même.

Le texte de la Directive commence par 42 points de justification de son existence sous forme d’attendus. Un état des lieux est ainsi dressé, qui sert à la fois de base argumentative, de position d’objectifs. Il s’agit d’un état des lieux de ce qui est considéré comme fait, car le texte dresse une liste des problèmes du monde auquel il s’adresse, et qui sont considérés comme acquis : risque d’entrave à la libre circulation des biens et à la concurrence et réchauffement climatique principalement. L’objectif est double : permettre tout d’abord la libre circulation des marchandises et réduire la consommation des appareils utilisateurs d’énergie. Le texte est également positionné par rapport à d’autres textes plus larges, formant un cadre dans lequel la Directive vient s’inscrire, comme le livre vert sur la politique intégrée de produits, le livre vert sur l’efficacité énergétique, mais aussi d’accords internationaux, comme le protocole de Kyoto. Il procède donc à un positionnement stratégique, en justifiant son origine non pas seulement par des problématiques (réchauffement climatique), mais par des situations internationales qui reconnaissent déjà ces problématiques, leur donnent de l’importance et forcent déjà à l’action.

La rédaction d’une mesure d’exécution doit être motivée par une série d’informations et par un travail d’expertise concernant le cycle de vie des objets à mettre sur le marché. Ces analyses de cycle de vie comprennent des données sur les matériaux utilisés lors de la production des appareils mais également des données sur les comportements des utilisateurs lors de la phase d’usage du produit et de sa fin de vie (recyclage éventuel, déchets produits).

De plus, ces mesures d’exécutions doivent être soumises à une consultation appropriée auprès des parties intéressées. Il est notamment obligatoire d’organiser un forum consultatif pour chaque mesure d’exécution, où chacun doit pouvoir s’exprimer de manière équilibrée. Puisqu’il s’agit d’un forum uniquement consultatif, aucune décision n’y est prise, aucun consensus ne doit être atteint (contrairement à la procédure en vigueur pour l’élaboration d’une norme[[LASCOUMES P. et LAGALES P. (dir.), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2004

]]). Il ne s’agit que d’entendre les avis de toutes les parties intéressées. Les paramètres dont la commission peut tenir compte lors de l’élaboration de mesure d’exécutions sont nombreux mais ils ne sont pas tous obligatoires. Elle se doit de déterminer les paramètres « pertinents », ce qui laisse ici encore la place à une discussion propre à chaque catégorie de produits. La liste des caractéristiques dont il est possible de tenir compte ouvre véritablement des possibilités d’éco-conception, et pas seulement sur le plan de la performance énergétique. Il est par exemple possible de prendre en compte l’utilisation de matériaux recyclés ou dangereux pour la santé, la facilité de réutilisation, le type de consommables nécessaires à un entretien et une utilisation normaux, des garanties de durées de vie, du bruit produit tout au long de la vie de l’appareil, des différents types de rejets dans l’eau, le sol et l’air, etc.

La proposition de Guattari nous demande donc de mettre à jour comment ce qui semble être un dossier des plus techniques est véritablement un enjeu qui dépasse de loin la simple consommation d’énergie. Les objets qui composent notre vie quotidienne ne sont ainsi pas de simples choses qui s’ajoutent à nos vies, mais ce sont bien des choses agissantes qui font partie de nos subjectivités individuelles ou de groupes et les décisions qui y ont trait sont de véritables enjeux pour la définition de nos vies. Les appareils mis en place pour en discuter au sein de l’Union forment un mode d’énonciation collective qu’il faut penser sur la capacité de mise en relation et d’ouverture des acteurs impliqués. 

Ainsi, lors de toute la phase de préparation des mesures d’exécutions, les groupes le plus fortement impliqués furent des experts académiques choisis pour leurs liens avec les industries, celles-ci étant les seules à même de fournir les données concernant les cycles de vie des appareils. Les organisations environnementales sont bien entendu invitées à participer aux discussions mais la discussion se fait toujours à partir des données fournies et mises en forme par les experts. Le jeu est donc défavorable aux organisations, les questions étant déjà limitées par les données transmises et leur mise en forme. L’agencement produit ne permet pas une véritable remise en chantier de la définition du rôle des objets, ni de réflexion collective sur la formation des demandes, des désirs, ceux-ci étant toujours considérés comme révélés par les actes d’achat des consommateurs, suivant la logique de la demande qui précède l’offre. La réflexion sur ce que sont ces appareils, sur la manière dont ils interviennent dans nos vies et sur ce qu’ils impliquent, mais aussi sur leur raison même d’exister socialement, est donc totalement laissée de côté.

Prenons l’exemple de la catégorie de produits qui concerne les lave-linge : l’unité de performance énergétique qui a été fixée et servira de base à l’étiquetage des appareils est le kilo de linge lavé. On calcule sous des conditions standards (remplissage du tambour, température de l’eau, etc.) la quantité d’énergie nécessaire à laver un kilogramme de linge lui-même standard. Cette échelle, demandant pour son instauration une inventivité technique sans faille et une traduction incessante d’un lave-linge à un autre, servira pour classer les lave-linge, en interdire certains, en promouvoir d’autres. Les enjeux tournant autour de cette catégorie de produits se retrouvent donc réduits à cette instance de test. Cela peut mener à des aberrations. Par exemple lorsqu’une grosse machine consommant moins, sera labélisée verte, même en sachant que les ménages font de plus en plus de petites lessives, dans quel cas la machine consommera beaucoup plus qu’une plus petite. L’échelle est donc un compromis hautement critiquable par l’utilisation d’une seule valeur énergétique pour tout ce qui concerne le lavage du linge. La définition du « comportement de l’utilisateur » est simplifiée : nombre de lavages par an, à une certaine température. La Directive exclut toute discussion sur une prise en compte plus générale du fait de laver du linge. L’agencement d’énonciation ne vise pas une reprise collective de la question du lavage mais plutôt à accompagner un état de fait en le « verdissant », compromis majoritairement mené par les producteurs et distributeurs d’appareils.

L’écologie mentale n’entre nulle part en compte. Bien que le lavage du linge soit un foyer de subjectivation des couples comme des individus, que les modalités qui entourent ces simples actes de la vie quotidiennes soient génératrices de toute une identité, il n’est ici nullement question d’interroger la contingence de nos modes de vie actuels. La création d’images, passant par le rôle du foyer, du couple, de l’individu reste à refaire. Ce que la Directive fabrique, ou recycle encore une fois, c’est un individu rationnel qui prend les bonnes décisions, informé par les labels qui lui seront proposés, sachant qu’il est toujours possible de « consommer vert », même si c’est une consommation qui ne cesse d’augmenter. Il faudra donc aller chercher par exemple chez les féministes, pour qui le rôle du lavage de linge est aussi enjeu de pouvoir et de subjectivation, mais aussi chez ceux qui inventent, expérimentent, ceux qui refusent la croissance et prônent des solutions plus collectives, comme des lavoirs collectifs par exemple.

La télévision subira le même traitement : l’unité de mesure choisie après de longues discussions techniques sera le cm² d’écran. La taille d’un écran étant considérée comme un choix individuel de l’utilisateur, pas question de réglementer la consommation globale d’un écran, ce qui aurait de facto limité leur taille. Pas de réflexion donc sur les tailles d’écrans, des grosses télévisions qui consomment beaucoup globalement mais peu au cm² seront considérées comme plus efficaces que des petites qui à l’inverse ne consommeraient que peu globalement, mais plus au cm². A nouveau, on entretient ainsi l’imaginaire de consommation possible avec de gros objets qui ne poseraient pas de problème à l’environnement ; on cultive l’illusion que ces objets sont même bénéfiques. Pas question bien entendu de se poser la question des usages de la télévision. Le désir et le choix divin de l’utilisateur est proposé comme évident, non-construit, inchangeable et donné.

La traduction du cm² d’écran se pose comme nouvelle norme de valeur marchande, uniformisation de l’unité pour simplifier le calcul économique pour les entreprises. Au-delà, on pourrait dire que cette Directive tente précisément d’introduire d’autres valeurs, en interdisant ou en obligeant certains types d’appareils et en l’occurrence qu’elle tente de placer une valeur non marchande au sein du système. C’est sans doute en partie vrai mais on a droit à une distribution stricte de ce qui peut ou ne peut se faire entre l’industrie et les pouvoirs publics, où la balance penche très certainement du coté de l’industrie. Les « valeurs » qui seraient ainsi ajoutées sont très strictement contrôlées, minimisées dans leur portée. Et d’autres modes de valorisation ne seront pas mis en place en tant que tels. Le fait que de petites télévisions ne seront pas plus économiques au point de vue des labels par exemple, ne changera rien au système dominant de la valeur marchande, ne viendra en rien bouleverser le territoire de l’économie verte qui sera mis en place : on peut consommer, toujours plus vert, toujours plus.

Cela participe également à l’imagerie collective de la nécessité d’avoir de grands écrans : télévision comme foyer de subjectivation, centré sur la forme et la beauté, normalité de la télévision, de ses usages multiples. Guattari portait beaucoup d’espoir dans une ère post-média, où l’information serait partagée, produite, où l’on pourrait penser ses modes de circulation entre les groupes, les personnes et les choses. Ces expériences-là restent donc à mener, comme Guattari le fit lui-même avec le minitel « 3615ALTER » ou encore « radio tomate ».

Ici, par rapport à l’écologie de la nature, il y a bien une mutation machinique, transformation des objets du monde et pensée de leur action sur les autres, pensée de la machine, nature comme assemblage : c’est l’assemblage qu’il s’agit de modifier. Par rapport à l’écologie environnementale, cela peut paraître évident. C’est même l’idée que les produits consommateurs d’énergie influencent notre environnement qui est la justification de la directive. Que ces objets soient techniques et qu’ils influencent notre milieu va de soi. Mais il s’agit d’aller plus loin, de regarder à quel point une Directive telle que celle-ci met en jeu une vision du monde qui prend un parti ontologique au sujet des êtres qui sont possibles ou impossibles, qui décident de l’existence ou non des êtres à venir. Le type d’ontologie (ou même les types d’ontologies) qui est mis en action au sein de la Directive va sélectionner le monde qui comptera.

Cela peut se faire tout d’abord sur le type de polluant par exemple : la traduction de toutes les pollutions à travers une échelle unique comme le CO2 sélectionne la pollution qui sera déterminante. Dans le cas des ampoules, le contenu en mercure sera secondaire par rapport à la consommation en CO2 ; induisant l’obligation d’installer des ampoules fluorescentes au lieu des ampoules à incandescence.

Ensuite, on peut lire la Directive et les discussions qui auront précédé et y voir les types de mondes ou d’ontologies qui seront mobilisés pour justifier en fonction des cas les choix qui seront effectués[[WALLENBORN G. et PRIGNOT N., Designing Uses of Energy-Using Products Through Participatory Scenarios, Proceedings of Sustainable Innovation 08, Future products, technologies and industries, 27 & 28 October 2008, Malmö University, pp. 213-218

]]. Ces ontologies seront des mélanges très hétérogènes de réglementations, d’objets, de comportements, de mental et de nature. À ce titre, la Directive mélange déjà les trois écologies, sans attendre que les mouvements environnementaux ou associatifs ne prennent en main ces questions. Dans une ontologie rationnelle, il s’agira de penser à partir des individus qui choisiront les objets sur base des informations prodiguées par des labels énergétiques par exemple. Ontologie de la transparence de l’information, du choix pur des utilisateurs, compris comme individus solitaires, n’ayant comme territoire mental qu’un calcul d’intérêt.

On peut rendre justice aux instigateurs de la Directive en écrivant que ces discussions écosophiques ne sont pas l’objet d’un tel texte de loi et que ce type d’instance ne peut pas, de par sa nature et les contraintes qui lui sont imposées, aller dans ces directions. On en est alors réduit à la critique du choix des grilles, comme nous l’avons fait. On peut aussi espérer qu’à minima la Directive ne rende pas impossible l’expérimentation en interdisant la production d’autres types de machines techniques ou sociales. Le caractère social, mental, des objets se retrouve expérimenté ailleurs, dans les séminaires de design, dans les expériences collectives à reprendre qui ont lieu au sein du mouvement des objecteurs de croissance en recherche d’une ligne de fuite par rapport à la consommation et à ces figures de l’utilisateur. Prenons en compte toute la machine qui se met en branle pour changer les luminaires en Europe à travers la Directive écodesign : on est loin d’une simple question privée du goût de l’utilisateur, ou du consommateur.

Un texte de Wilhite & al[[WILHITE H., NAKAGAMI H., MASUDA T., YAMAGA Y. et HANEDA H. A cross-cultural analysis of household energy-use behaviour in Japan and Norway, in: Energy Policy 24 (9), 1996

]]. sur la différence entre le Japon et la Norvège pense par exemple la lumière comme un territoire collectif subjectif. Il n’est pas lieu de penser que c’est là un phénomène manifestant l’essence du Japonais ou du Norvégien, ni un problème purement social, mais de comprendre que là se joue de manière inextricable à la fois du collectif, de l’individu, du technique et de l’histoire. Le problème ne se réduit donc pas à sa dimension technique (étude de la quantité de lumière visible fournie à un œil par exemple). L’écologie se fait sur des terrains déjà chargés, habités par une histoire. Elle n’arrive pas dans une zone neutre où il suffirait de proposer autre chose et d’attendre un comportement plus rationnel de la part « d’utilisateurs » désincarnés. Changer de lampes alors qu’une tradition de l’éclairage et de l’espace est bien ancrée, cela change-t-il le monde ? Oui et non, comme toujours. Mais l’action sera-t-elle plus efficace, plus belle, plus libératrice si elle se pense avec le milieu, si elle part d’un milieu donné en sachant où elle intervient ? À cela, il nous semble qu’on peut répondre que oui, même si on est loin de redéfinitions de ce qui semblerait plus fort ou fondamental, comme la sexualité ou le rapport au travail. La lutte est partout. Jusqu’au quotidien. Même si elle est loin de s’y arrêter.

La perspective de Guattari permet de poser des questions qui sont généralement laissées de côté dans le traitement des problématiques environnementales. À travers cet exemple de l’écodesign, nous pensons avoir montré que la pensée écosophique ne se limite pas à une « bonne idée » de plus, mais qu’elle permet effectivement de mettre à jour des enjeux encore à repenser. Doit-on se plaindre de directives telles que celle de l’écodesign ? On pourra tour à tour se réjouir de la prise en compte des nouvelles questions environnementales dans des institutions telles que l’Union, ou se plaindre du traitement de ces questions qui reste parfois techniquement bancal et parcellaire. Mais l’appel de Guattari à penser les modes d’énonciation collectif doit être repris. Si les questions ne sont pas traitées, il nous reste à le faire, là où nous le pouvons. Si on peut penser que l’« écodesign » tel que mis en place par l’UE ne suffira pas à changer nos modes de vie, il nous reste à nous réapproprier les questions, à tenter l’aventure de l’expérimentation collective.

Conclusion

Nous sommes territorialisés, plaqué sur un territoire. Le lieu où nous sommes est le résultat de longs processus naturels, psychiques, collectifs, existentiels. C’est à partir de ce territoire, peu engageant, détruit, sérialisé que nous avons à penser. Mais cette situation n’est ni normale ni naturelle et d’autres sont possibles. Pour pouvoir bouger, repeupler nos territoires, les faire coexister dans leurs différences et leurs variations, en les laissant s’exprimer, nous ne devons pas lâcher prise, ne pas oublier qu’il faut se préoccuper, dans la lutte, des différents modes sur lesquels nous pouvons vivre ces territoires. Guattari en pointe trois, avec un langage complexe, et il ne cesse par l’écriture même de les plier et replier sans cesse sur eux-mêmes, tout en les couplant avec la question des modes de valorisation. Ce n’est pas simple, et sans doute exigera-t-on de voir d’autres domaines se rajouter, insister autrement, repeupler et persister sur un mode tel qu’on devra également les prendre en compte.

Les trois écologies propose de mettre en place une éthique pragmatique permettant de les repeupler. Parfois seuls mais le plus souvent en faisant confiance à la capacité des groupes de penser leur mode de production, de pouvoir réfléchir à nouveaux frais les agencements et les dispositifs qui leur permettront de tenir ensemble. Cette machine de guerre ne fixera pas des solutions aux problèmes mais demandera un relais et un travail collectif. Comme Guattari le conclut dans le dernier chapitre de Chaosmose[[Dernier ouvrage paru de son vivant : GUATTARI F., Chaosmose, Galilée, 1992

]], intitulé « L’objet écosophique » : « Toutes les disciplines auront à conjoindre leur créativité pour conjurer les épreuves de barbarie, d’implosion mentale, […] qui se profilent à l’horizon, et pour les transformer en richesse et en jouissance imprévisibles, dont les promesses, au demeurant, sont tout aussi tangibles ».

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