L’exemple du projet de référendum sur l’indépendance de l’Écosse

Dans l’imaginaire de nombreux démocrates, sur l’ensemble du spectre politique, le référendum apparaît parfois comme la forme idéale de décision politique, à la fois simple dans sa formulation et sa mise en œuvre et incontestable dans son résultat, l’alpha et l’omega de la démocratie à l’occidentale. Dans les pays qui le pratiquent assidûment, tels la Suisse ou les USA, contester la pertinence de cet instrument de citoyenneté serait perçu comme sacrilège. Dans notre pays aux deux opinions publiques antagonistes, où n’existe que la possibilité de consultations populaires non contraignantes au niveau local, on attribue au référendum une haute valeur démocratique « théorique » tout en rejetant l’idée d’un référendum portant sur les principes fondamentaux d’organisation de l’État, par crainte d’une partition du pays. Le souvenir douloureux de la question royale explique sans doute largement cette réticence.

Le récent retour à l’agenda politique britannique d’un possible référendum sur l’indépendance de l’Écosse nous offre un éclairage surprenant sur l’étrange relation (oserait-on parler d’amour-haine?) que la classe politique entretient avec cet « outil parfait » de la démocratie directe.

Le SNP prend le contrôle

Les élections écossaises de 2011 ont donné au parti national écossais (SNP) une confortable majorité absolue au parlement d’Édinbourg. A peine entré en fonction, le Premier Ministre écossais Alex Salmond a rappelé l’engagement clair – et très ancien – de son parti d’organiser sous les auspices du parlement écossais un référendum sur l’indépendance avant le terme de la législature (2016). On lui prête l’intention de tenir ce référendum en 2014, à l’occasion du 700ème anniversaire de la bataille de Bannockburn, l’une des victoires les plus marquantes des troupes écossaises lors de la première guerre d’indépendance.

Si l’indépendance de l’Écosse constitue la pierre angulaire du programme du SNP, l’opposition parlementaire, composée des branches écossaises des partis classiques, s’est quant à elle prononcée soit tout à fait contre (37 Labour + 15 Cons.) soit plutôt contre (5 LibDem + 2 Green) l’indépendance, tout en soutenant majoritairement l’idée que la décision doit revenir au peuple d’Écosse.

Coup de tonnerre… ou coup de bluff

Étonnamment, alors que le débat semblait jusqu’ici confiné à quelques cercles restreints, c’est le Premier ministre britannique David Cameron en personne qui a rallumé la mèche en janvier 2012. Quelques jours à peine après avoir déclaré qu’il empêcherait à tout prix le SNP d’organiser un vote sur l’indépendance, il a brutalement mis au défi le Premier ministre écossais de l’organiser dans les meilleurs délais, prétextant que l’incertitude quant à l’avenir institutionnel du Royaume nuisait à l’économie écossaise !

Dans un premier temps, cette initiative décidée – certains disent : improvisée – en comité restreint de quelques personnalités très « anti-écossaises » du parti conservateur, a été jugée très maladroite, tant par le partenaire libéral-démocrate de la coalition de Londres que par l’opposition travailliste écossaise, qu’il eût été bienvenu de consulter préalablement. La stratégie de confrontation du Premier ministre britannique a généré une belle cacophonie dans des rangs « unionistes » totalement pris par surprise.

Cependant, cette sortie médiatique permit aussi à M. Cameron de rappeler qu’au terme des accords de 1998, c’est bien Westminster seul qui a la main sur toute matière pouvant affecter la position constitutionnelle du Royaume-Uni (c’est une « reserved power »), et que c’est donc bien au gouvernement de coalition de Londres qu’il revient de définir le calendrier et les termes d’une consultation du peuple écossais. Même si, dans les faits, c’est à l’administration écossaise qu’il reviendra de l’organiser (il est en effet politiquement impensable qu’un PM britannique prenne l’initiative de l’organiser depuis Londres), sous le contrôle d’une commission électorale dépendant de Westminster. Toute initiative émanant du gouvernement ou du parlement écossais, sans l’accord de Londres, même pour un scrutin purement consultatif, serait illégale, affirment les plus hautes autorités judiciaires du royaume. Certains parlementaires libéraux-démocrates seraient favorables à une dévolution temporaire de pouvoirs permettant au parlement écossais de Holyrood d’endosser la responsabilité de l’organisation d’un tel référendum, mais cela reste impossible sans l’accord d’une majorité au parlement de Westminster, et donc très improbable.

Jeu complexe

On s’en doute, la proposition de M. Cameron a été immédiatement rejetée par M. Salmond, qui s’en tient au mandat clair reçu de ses électeurs écossais en mai dernier. Mais au-delà de la question centrale de savoir qui organise le référendum et qui en porte la responsabilité politique, d’autres questions font l’objet d’un solide bras de fer.

Ainsi, M. Cameron souhaite qu’une seule question simple et claire soit posée. De son côté, M. Salmond souhaite qu’une question « de rattrapage » puisse être posée en cas d’un non majoritaire à la question de l’indépendance. Cette proposition, connue sous le nom de « devo max », consiste à demander au peuple écossais s’il souhaite voir de nombreuses compétences nouvelles transférées – « dévolues » – de Londres à Édinbourg. Un oui à cette question mandaterait en quelque sorte le gouvernement écossais pour une négociation institutionnelle directe avec Londres.

La question de l’âge minimum pour participer au vote est aussi capitale : Londres s’en tient au plancher légal de 18 ans, Édinbourg souhaite permettre aux jeunes de plus de 16 ans, très majoritairement acquis à la cause de l’indépendance, de s’exprimer. Plus largement, Westminster a légalement le contrôle des registres électoraux ; M. Salmond est contraint à la négociation sur ce point. La question de savoir si les écossais vivant hors d’Écosse pourraient voter a également été soulevée. Certaines voix isolées demandent que le référendum soit soumis à l’ensemble des électeurs britanniques. Arguments et contre-arguments s’échangent en pagaille dans la presse sur toutes ces questions.

Enfin, la date du référendum constitue un enjeu important, qui justifie sans doute à lui seul la sortie de M. Cameron. Le oui à l’indépendance est actuellement crédité de 28 à 38 % selon les sondages. La volonté de M. Salmond de retarder l’échéance jusqu’en seconde partie de législature suscite la crainte du gouvernement britannique de voir le SNP utiliser sa confortable majorité à Holyrood pour organiser une campagne de conviction et grappiller mois après mois les quelques pour cents qui lui manquent encore.

Mais la stratégie de M. Salmond, tout en rappelant son attachement à la couronne afin de ne pas effaroucher un électorat populaire assez volatil, est aussi d’utiliser la menace d’un vote couperet pour négocier en temps voulu un nouveau « Scotland Bill » qui élargirait les pouvoirs écossais par rapport aux accords de 1998.

Remue-ménage

Dans les semaines qui suivirent l’annonce fracassante de M. Cameron, pas un jour ne passait sans que la presse ne publie analyses, opinions, avis d’experts, etc., confrontant leurs scénarios qui confinent parfois à la politique-fiction. L’économie écossaise est-elle vraiment menacée par la partition ? Quelle part de la dette britannique serait reprise par l’Écosse ? Jusqu’à quand l’Écosse peut-elle compter sur les revenus du pétrole de la mer du Nord, le pic de production étant largement dépassé ? A quoi serviront ces revenus ? Certains prêtent même au futur gouvernement écossais indépendant l’intention de vendre les droits du pétrole à la Chine afin d’effacer d’un trait la dette écossaise !

Cette effervescence médiatique, où chaque camp accuse l’autre de manipuler les chiffres, les règles du jeu, les opinions…, est aujourd’hui quelque peu retombée, mais chacun sait que le débat s’enflammera de plus belle à la moindre étincelle. D’autant que M. Salmond et son parti maintiennent imperturbablement leur cap et leur calendrier.

Si cette question agite le monde politique, force est de constater qu’elle est reçue avec une relative indifférence par la rue en Angleterre. En effet, beaucoup d’anglais perçoivent l’Écosse comme un repaire de profiteurs bénéficiant de discriminations positives pour toute une série de services, soutiens, allocations, etc. au frais du contribuable anglais (mélodie bien connue dans nos contrées…). C’est partiellement vrai : l’Écosse, comme d’autres zones sinistrées de l’Angleterre industrielle, bénéficie d’un traitement de faveur. Mais grâce au pétrole, elle contribue aussi très largement à la richesse nationale.

Poker menteur

Ainsi, alors que la population écossaise est très majoritairement favorable à la tenue d’un référendum, alors que personne dans la sphère politique ne conteste qu’un choix d’une telle importance doive nécessairement faire appel à une expression démocratique directe, on peut se demander qui souhaite vraiment voir se tenir un tel scrutin. Et à voir ce présumé bel outil démocratique instrumentalisé dans un jeu complexe de rapports de force, négociations de coulisses et agenda cachés, on peut se demander de quoi finalement pourra vraiment décider le peuple d’Écosse.

L’avenir nous le dira, peut-être. Mais la Belgique a tout intérêt à rester attentive à l’évolution de ce débat intra-britannique. Le cas écossais pourrait en effet faire école et titiller l’imagination d’autres mouvements autonomistes ou indépendantistes ailleurs en Europe. Rappelons ici qu’une belle amitié lie certains élus du SNP avec des mandataires… de la NVA.

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