Après avoir effectué plusieurs années de recherches à l’université et après avoir conseillé Jean-Marc Nollet lors de législature précédente, je travaille actuellement pour Bruxelles Environnement, l’administration bruxelloise chargée de l’environnement. Employé depuis quelques mois au sein de cet organisme, je découvre un nouveau pan très instructif de la réalité publique ; après l’Académie et la Politique : l’Administration. Ce changement de fonction et de sphère publique est l’occasion pour moi d’actualiser mes efforts et mes réflexions au service de la transition[[ Etant donné que la société dans laquelle nous vivons n’est pas durable, la transition est le processus d’ampleur sociétale qui doit nous amener progressivement à nous rapprocher de ce développement durable fort. Pour ceux qui ont un quelconque intérêt pour l’avenir, cette transition est évidemment indispensable.

]] de notre société vers un développement durable fort.[[ Le développement durable fort est un développement qui répond à la contrainte biophysique de la Planète, c’est-à-dire qui utilise les ressources naturelles à un rythme inférieur ou égal à leur taux de renouvellement. Ce développement n’est pas nécessairement synonyme de croissance économique, comme l’entendent les économistes classiques, mais bien synonyme de prospérité. Il s’attache à la qualité de la vie des citoyens plutôt qu’à la quantité de leur consommation matérielle et énergétique.

]] Chacune de ces sphères publiques doit en effet jouer un rôle indispensable dans la transition. Mais pour jouer ce rôle, chacune devra se métamorphoser.[[ Le professeur Tom Dedeurwaerdere (UCL) a montré dans un rapport publié en 2013 comment l’université pouvait se métamorphoser pour jouer un rôle effectif dans la transition vers le développement durable fort.

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1) Est-il possible de gouverner cette indispensable transition ?

Au sens strict, rien n’indique qu’un individu ou un groupe d’individu soit en mesure de décréter, planifier et contrôler le processus de transition requis à l’échelle de notre société. Non, les premières conclusions du courant de recherche du « transition management » montrent qu’on peut seulement espérer influencer la vitesse et la direction d’un changement sociétal dans le monde où nous vivons. Influencer. Pas déterminer. Pourquoi ? Parce que notre société et notre environnement sont des systèmes dynamiques trop complexes pour se prêter à la moindre tentative de contrôle. Parce que les actions des individus et les événements sont trop nombreux et trop aléatoires pour être contrôlés. Parce que toute tentative de contrôle se heurte systématiquement à des obstacles imprévus. La transition apparait donc aujourd’hui seulement possible comme un phénomène émergent, résultant de l’agglomération de milliers d’initiatives individuelles et collectives de plus ou moins grande ampleur. Après les horreurs patentes des expériences totalitaires du XXème siècle, qui voulaient contrôler jusqu’à l’esprit des citoyens, il faut donc trouver de nouveaux modes de gouvernance qui ne nous conduisent pas à l’impasse. Il nous faut formuler une gouvernance qui crée et maintienne les conditions d’émergence de la transition de manière démocratique, à défaut d’être en mesure de la décréter. On parle ainsi aujourd’hui de « gouvernance réflexive ».[[ L’UCL est à la pointe de ces réflexions.

]] La gouvernance réflexive est un processus qui permet de prendre des décisions en engageant une collectivité de manière innovante. Elle réunit les acteurs concernés par un problème complexe afin qu’ils définissent collectivement ce problème et proposent des solutions de manière collaborative. Elle se base sur une approche bottom-up plutôt que top-down. Le processus d’Alliance Emploi-Environnement en Wallonie et à Bruxelles est un bon exemple de politique qui annonce la gouvernance réflexive à venir. Dans ces nouvelles politiques, le rôle de l’Etat est de créer des conditions propices au changement, pas de l’imposer.

2) Dans la mesure où l’Etat est confronté à ses limites, comment optimiser l’action publique pour accélérer et orienter de la meilleure manière le changement ?

On peut évoquer la triade nolletienne (de l’ancien Ministre wallon Ecolo Jean-Marc Nollet) de « sensibilisation, incitation puis législation ». Cette triade est très bien illustrée par l’évolution des normes de construction en Wallonie : sensibilisation à la construction durable, introduction de primes incitatives et enfin imposition d’obligations légales portant sur toute les constructions neuves. L’Alliance Emploi-Environnement y a ajouté la construction de la capacité de mise en œuvre, c’est-à-dire la formation, la recherche et le financement. La formation des corps de métier, la recherche sur les nouvelles méthodes de construction et des outils de financement (banques, prêts, tiers investisseurs…). Nous venons de voir que les leviers classiques de l’Etat étaient insuffisants et que le volet réflexif devait être renforcé pour obtenir une véritable transition. En effet, décréter des normes de construction ambitieuses ne peut s’avérer efficace que si le secteur a été préparé et impliqué dans les changements requis. Pas pour demander aux acteurs économiques la permission de se lancer dans la transition, mais pour s’assurer que cette transition soit effective, car fondée sur les réalités du terrain. L’Etat semble ainsi indispensable pour être l’accélérateur et le gouvernail de la transition. Mais il doit compter sur l’implication citoyenne et du secteur privé dans un processus de gouvernance réflexive.

L’Etat doit ainsi tenir compte du Marché.[[ Je ne remets pas ici en question l’existence du Marché, c’est-à-dire l’existence d’une sphère économique, commerciale et financière, où s’échangent des biens et services. Il ne me semble d’ailleurs pas réaliste d’engager une réelle transition en ignorant l’existence et les forces du Marché.

]] L’Etat est souvent trop rigide, trop lent et trop lourd pour être le seul arbitre opérationnel des évolutions souhaitées. Tandis que le Marché a démontré toute sa souplesse, sa vitesse et sa légèreté pour se saisir de la moindre opportunité, créer la nouveauté et s’adapter à la moindre fluctuation.

Le Marché par contre ne se régule qu’insuffisamment de lui-même et tend à transgresser les limites. C’est d’ailleurs le principal problème dans lequel nous nous trouvons : le fonctionnement de notre sphère économique est en train de détruire la sphère environnementale.

Mais seul l’Etat dispose de la légitimité de l’usage monopolistique de la force pour encadrer le Marché et tous les acteurs. C’est d’ailleurs l’intérêt du Marché, Jacques Attali le rappelle régulièrement, de fonctionner dans une Etat de droit pour assurer son bon fonctionnement.

Nous avons vu que la gouvernance réflexive est un moyen prometteur d’engager une transition effective. Elle permet de réunir les acteurs concernés, de faire émerger une conscience et une définition commune des problèmes que nous rencontrons, pour produire ensuite des solutions innovantes de manière collaborative. Néanmoins, soumise aux excès du Marché, la gouvernance réflexive sera forcément bridée dans son impact. Seul l’Etat peut offrir à la gouvernance réflexive le terreau protégé dont elle a besoin pour faire jaillir progressivement les pousses fragiles du changement. L’Etat doit défendre l’existence d’un écosystème de niches d’innovations qui soient à l’abri des forces du Marché pour leur permettre d’éclore. Ces niches éclosent déjà : écoconstruction, agroforesterie, économie de service, ateliers de réparation, deuxième main, mobilité douce, etc. Mais elles restent toutes menacées par les forces du Marché car elles internalisent à leur frais des coûts externes que le Marché n’internalise pas encore. Elles paraissent donc peu rentables, peu efficaces et peu solides.[[ Il est exaspérant de constater l’arrogance des acteurs du monde de l’entreprise qui critiquent l’économie sociale ou les expériences environnementales innovantes comme des « gadgets ». Si les coûts externes de l’activité économique classique étaient internalisés, ces mêmes acteurs auraient tôt fait de constater à quel point c’est leur propre modèle qui est en décalage avec la réalité biophysique du monde.

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D’où selon moi une condition essentielle pour que la transition ait lieu grâce à l’Etat, au Marché et à la gouvernance réflexive : l’internalisation des coûts environnementaux externes dans le système de prix du marché, contrainte par la force de l’Etat. Afin de répondre immédiatement aux critiques possibles, je ne prône évidemment pas un communisme stalinien ni encore moins un totalitarisme vert (que ce même Jacques Attali pointe avec raison comme un risque majeur pour le XXIème siècle). Mais franchement, je ne vois pas comment échapper à l’intervention de la force légitime de l’Etat dans la situation où nous nous trouvons. Cette absence d’internalisation des coûts externes est le principal obstacle que je constate dans tous les projets de transition que j’ai mené ou suivi jusqu’aujourd’hui. Toute intervention publique qui reste cantonnée à la sensibilisation et à l’incitation, et n’active pas les leviers de la loi et de la fiscalité, repose sur le volontarisme des acteurs économiques, et n’aboutit le plus souvent qu’à de gentilles et charitables réalisations (qui souvent servent de green washing confortable et allègent la conscience des mêmes acteurs économiques).

Prenons la gestion des déchets à Bruxelles, où les déchets de construction représentent 650 000 tonnes annuelles. Si l’on veut que les entrepreneurs en construction travaillent de manière durable, il faut qu’ils éco-conçoivent leurs bâtiments, et pas seulement du point de vue de la consommation, mais aussi du point de vue des matières et de la construction. Il faut qu’ils rénovent plutôt que construisent, il faut qu’ils démontent plutôt qu’abattent, il faut qu’ils construisent en réutilisant plutôt qu’en consommant de nouvelles matières.

Si je m’inspire de la triade nolletienne, on peut les sensibiliser. Ça se fait. On peut inciter : ça ne se fait pas encore au niveau des matériaux de construction, pas de prime ni de pénalité financière. On peut légiférer et rendre obligatoires certains standards de construction : ça se fait pour la consommation énergétique des bâtiments, pas encore pour la construction et la démolition.

Au niveau de la mise en capacité, on peut faire de la recherche, ça se fait. On peut faire de la formation, ça se fait mais trop peu.

Et il manque toujours un financement suffisant pour saisir les bénéfices marginaux énormes de la transition du bâtiment vers la durabilité. Une banque européenne de la construction et de la rénovation durable qui octroie des prêts à taux zéro à tous les citoyens et acteurs publics d’Europe, si nécessaire via les acteurs financiers locaux.

Mais il faudra, au niveau européen pour être efficace, interdire ou taxer significativement les matériaux, techniques et pratiques non durables, et rendre obligatoire ou subsidier significativement les matériaux, techniques et pratiques durables. Sinon, on restera toujours dépendant de la bonne volonté de certains entrepreneurs environnementalistes et de leurs clients. Et les initiatives de niches, resteront dans leur niche.

Sauf quand nous serons arrivés à la contrainte biophysique, le Marché n’internalisera pas les coûts externes de lui-même. Et avec les seuils d’irréversibilité bien connus dans le système biophysique, il sera trop tard. Le seul mécanisme qui sembler provoquer un début d’internalisation sans action de l’Etat, c’est celui de l’assurance, via les grands réassureurs internationaux qui connaissent et tarifient le risque, y compris environnemental. Mais ça ne donne pas encore de signal suffisant face au risque du long terme.

Si le Marché ne donne pas le bon signal, l’Etat doit donner ce signal lui-même.

Il l’a déjà fait pour les CFC qui détruisent la couche d’ozone, pour l’amiante, la cigarette et la pollution de l’air qui provoquent des cancers, pour les substances chimiques qui polluent les réserves d’eau potable. Et le Marché y a gagné, puisque les acteurs économiques qui respectent la norme et le bien-être des gens ont pu valoriser la qualité de leurs produits et services sans devoir subir la loi du moins-disant. Le Marché a besoin d’un arbitre, et de l’Etat de droit pour fonctionner.

Cela est vrai pour tout ce qui nous occupe chez Ecolo mais aussi chez d’autres penseurs comme Paul Jorion : la régulation de la finance, la régulation de la complexité et la réduction des inégalités.

Mais comment éviter alors tous les risques de l’interventionnisme étatique, bien connus : surproduction, pénurie, pratiques mafieuses, travail au noir, bulles des mécanismes financiers publics … ?

Une voie prometteuse est la gouvernance réflexive. Cet outil est suffisamment souple pour offrir des perspectives de transition effective à moyen terme. Il opère comme l’Etat ne peut opérer : il part des acteurs eux-mêmes pour créer des solutions inédites. L’Etat, plutôt que d’échouer à contrôler la transition, peut réussir à lui offrir les conditions propices d’émergence en promouvant la gouvernance réflexive.

L’intervention de l’Etat dans le Marché, pour assurer la transition de nos économies, de nos sociétés, vers un développement durable fort, est dans tous les cas, indispensable.

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