Le monde tourne tellement en rond dans des problématiques à courte vue qu’il est bon d’en revenir aux bases, aux énergies premières, notamment en ce qui concerne l’Europe, une des rares idées politiques d’envergure qui existent actuellement, à l’époque de la faillite des illusions et de la confusion culturelle.

Aux origines de l’idée européenne, on trouve un mythe grec selon lequel Europa « aux yeux grands ouverts » était une princesse phénicienne enlevée en Crète par Zeus déguisé en taureau blanc. Ce que dit le mythe, c’est combien l’Europe doit à l’Asie (c’est Cadmus, le frère d’Europa, qui aurait apporté en Grèce l’art de l’écriture), et en même temps combien ferme est son intention de recommencer à neuf. On peut lire dans le mythe d’autres éléments : dans le taureau blanc, à la fois une puis­sance terrestre et un élan absolu ; dans le voyage, l’esprit errant, explorateur, investigateur de l’Europe ; dans la présence de la belle princesse, un érotisme inquiet.

Après ses débuts dans l’archipel ouvert de la Grèce, l’Europe fut romaine et impériale. On quitte la légende pour les légions. Une unité devait se faire, manu militari. On pousse la frontière, la limite, la limes, de plus en plus loin. Jusque chez les Calédoniens, en Écosse, par exemple. Un chef celte s’écrie : « Ils font un désert et ils appellent cela la paix. » La pax romana était violente. Elle a apporté tout de même des bienfaits : des livres, des bains, du vin – et une langue universelle.

Napoléon prolonge le mouvement romain, « le sucre dans une main, le sabre dans l’autre », comme il dit. Il traverse, en les ravageant, une nation après l’autre, avec, en tête, une idée haute de l’Europe, qu’il veut relier, en pensant à Alexandre le Macédonien, à l’Asie – c’est pour cela qu’après avoir été directeur d’un bureau topographique et inspecteur des côtes (il me plaît qu’en plus de ses qualités de stratège, Napoléon ait eu le sens de la géographie), il fonde l’Institut d’Égypte, une des grandes réalisations culturelles du siècle.

Poursuivons l’idée, à grandes enjambées, à travers l’histoire et la géographie.

C’est en évoquant d’abord l’espace géographique qu’Aristide Briand s’adressa, le 5 septembre 1929, à la Société des Nations à Genève. Entre des peuples occupant le même espace, tels les peuples du continent européen, disait-il, il fallait une sorte de lien fédéral. La base de cette fédération, continuait-il précautionneusement, serait sans doute d’abord économique, l’économie étant la première urgence. Mais il était à espérer, à souhaiter, que le fédéralisme économique puisse aussi, sans aucunement mettre en cause la souveraineté nationale des pays associés, s’étendre au plan politique et social… En évoquant, avec des précautions grammaticales, oratoires et diplomatiques, le conflit possible entre souveraineté nationale et associationnisme, Briand touchait, il en était bien conscient, au point sensible de tout ce mouvement vers une unité européenne nouvelle. En cas de situation grave, combien de pays seraient prêts à faire passer la cause de l’association européenne avant la défense de leur souveraineté nationale ? Pendant des années, des décennies, de congrès en congrès, de débat en débat, les parlementaires allaient tourner autour de la question, le résultat étant que toute résolution générale, même votée à l’unanimité, était tellement alourdie de clauses subsidiaires, et si bien trouée de voies de sortie, qu’elle devenait pratiquement inapplicable. Peut-être aurait-il mieux valu commencer par la culture, c’est-à-dire la constitution d’une base mentale commune solide. J’y reviendrai.

Au début des années trente, on entre dans une zone de turbulences psycho-politiques profondes.

C’est en 1935 qu’Edmond Husserl fait paraître sa Crise de l’humanité européenne. Ce que Husserl voyait autour de lui était un mélange d’enlisement et de délire, de plat positivisme et de démence : crise intellectuelle, crise existentielle. Il en appelle à une « prise de conscience » (Selbstbesinnung), évoque, déses­pé­ré­ment, le concept Europe, le phénomène Europe, l’unité supranationale que représente l’Europe, la figure spirituelle de l’Europe, tout en jetant les bases de ce qu’il pense être une solution à la détresse et au stress, au malaise croissant de l’humanité.

On sait ce qui est arrivé en Europe après 1935 : une catastrophe totale, toute pensée balayée – une catastrophe dont l’humanité européenne allait avoir du mal à se relever, et à la suite de laquelle l’Europe allait essayer, difficilement, de se reconstruire, de se trouver une unité nouvelle.

À la suite d’une deuxième guerre chaude et du début d’une guerre froide, la question de l’Europe devenait de plus en plus urgente. Avec la décolonisation générale des décennies suivantes, les nations se sentaient plus disposées à tourner leur énergie et leurs pensées vers le problème de l’unité de l’Europe. Le mouvement vers la communauté européenne s’accéléra, et la carte institution­nelle de l’Europe commença à se complexifier. Mais non sans de multiples difficultés, des blocages, des régressions.

Pour illustrer le genre de choses que je viens d’indiquer, je prendrai l’exemple de la Grande-Bretagne.

Quand, en 1946, à Zurich, Winston Churchill, pas le moins Anglais des Anglais, osa avancer l’idée d’« une sorte d’États-Unis de l’Europe », le Times, organe central de la haute opinion britannique, parla d’une « proposi­tion absurde et inacceptable », véritable outrage à l’idéologie insulaire. Cette idéologie était tout aussi forte à gauche qu’à droite. Une brochure du Labour Party, le parti travailliste, datant de 1950, déclara sans ambages qu’aucune atteinte à la souveraineté britannique ne serait admise.

S’adressant, le 20 septembre 1988, au Collège d’Europe à Bruges, Margaret Thatcher, alors Premier Ministre du Royaume-Uni, s’éleva avec passion et fougue contre la perspective, pour elle abominable, d’un « super-État européen » et se moqua de ce qu’elle appelait un « kit identitaire européen ». Tous les partisans de la Petite Angleterre ont dû applaudir à tout rompre. Tous les piliers – ajoutons aussi cet aspect au dossier – des multinationales améri­caines aussi. Celles-ci, qui essaient depuis longtemps, non sans succès, d’imposer un modèle américain à l’Europe, ne peuvent voir que d’un mauvais œil une Europe consciente d’elle-même et forte de ses propres projets.

Bref, l’idée de l’Europe avait du mal à se frayer un chemin, à créer son espace. Cela pour plusieurs raisons :

1) une incapacité à concevoir pleinement l’idée ;

2) un blocage dû à des idéologies identitaires locales ;

3) des alliances politiques et économiques déjà établies.

Le projet se situa d’abord dans le champ économique. Il devait évoluer par la suite vers le politique. À mon sens (mais je me rends bien compte que c’est plato­niste), il aurait mieux valu commencer par s’entendre sur l’horizon culturel, car c’est à une culture que, dans une civilisation complète, l’économie et la politique devraient aboutir. Après avoir établi une charte culturelle (acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas d’y souscrire ?), on aurait pu se poser des questions précises concernant la meilleure politi­que à suivre, la meilleure économie à mettre en place. On aurait évité ainsi la situation actuelle, où des nations adhèrent à l’entité Europe par pur intérêt économique immédiat et sans avoir aucune idée de sa conception politique.

Revenons justement à la situation actuelle.

L’Europe économique (difficultés passagères incluses) existe. L’Europe politique est en voie, malgré bien des obstacles, de se former et de s’affirmer. Ce qui n’existe pas du tout encore, c’est une nouvelle Europe culturelle.

Un exemple de ce que j’avance ?

Interrogé, au début des années soixante-dix, sur ses rapports avec la « pensée continentale », un professeur de philosophie de l’université d’Oxford a pu avouer sans gêne que pour tout ce qui concernait la philosophie en dehors du domaine linguistique anglo-saxon, il n’était pas « particulièrement bien informé ».

De telles déclarations, marquées d’une complaisance dans l’ignorance, d’une idéologie bornée et confortable, ne sont malheureusement pas rares.

Parlons maintenant plus précisément de culture.

Avant d’entrer dans ce domaine complexe, donnons au mot « culture » un peu plus de précision qu’il n’en a d’habitude. Dans l’usage courant actuel, le mot ne fait que désigner toute une production culturelle, toute une prolifération culturelle, pêle-mêle. Or, il n’y a pas de culture sans unité, et sans horizon.

La dernière unité culturelle qu’ait connue l’Europe était celle du christianisme (res publica christiana), qui est restée longtemps un objet de nostalgie pour beaucoup. « Ce fut une époque belle et brillante, écrit Novalis dans son essai de 1799, Europe ou la Chrétienté, où l’Europe était un pays chrétien, où un seul christianisme habitait ce continent de l’humanité, où un seul grand intérêt commun reliait les provinces les plus éloignées les unes des autres de cet empire de l’esprit. »

Empire de l’esprit, certes, dont personne ne niera les réalisations splendides (églises et cathédrales) et les institutions profondes (monastères) – mais l’esprit en question semblera toujours trop massif, trop édifiant, trop épais pour satisfaire un esprit chercheur, et pour garder à l’Europe l’esprit d’ouverture, d’investigation qui, originellement, l’animait.

Bref, et pour être tout à fait clair, je ne pense pas que le christianisme puisse être le moteur d’une culture européenne actuelle.

Cherchons ailleurs.

Allons de l’église à l’université.

Ce qui, pour les laïcs, prit la relève de l’institutionnalisation ecclésiastique, ce fut l’université idéaliste (dans l’idéalisme de laquelle subsistait plus qu’un élément de téléologie théologique). Dans une série de conférences à la Sor­bonne, Histoire de la civilisation en Europe (1828-1830), Guizot déclarait solennellement que la civilisation européenne était entrée dans « le domaine de la vérité éternelle », dorénavant fixée sur « le plan de la Providence ».

Une telle emphase n’est décidément plus de mise. Le terrain a changé, et de tels discours ne lui correspondent aucunement. Que les universités aient un rôle significatif à jouer, avec un discours renouvelé, dans la constitution d’une nouvelle culture européenne, je le pense. Mais elles n’en prennent guère le chemin. De plus en plus, se pliant à un modèle anglo-saxon, elles se cantonnent dans le productivisme (« l’usine à diplômes »), sans horizon culturel aucun.

Le creux culturel, l’absence de toute idée culturelle profonde, se fait de plus en plus cruellement sentir.

De temps à autre dans le discours politico-économique perce un accent authentique, un vrai souci – c’est Marc Saugnier évoquant le besoin d’un « nouvel état d’âme », c’est Jacques Delors parlant d’une « âme pour l’Europe » – mais les concepts sont d’une pauvreté lamentable (dérivés lointains de l’époque religieuse), le langage est d’une faiblesse pathétique.

Pendant ce temps, sur le terrain, nous assistons, au nom de l’Europe, à une suite de « manifestations culturelles » plus dérisoires les unes que les autres. La plu­part du temps, on ne sait trop s’il faut en pleurer ou en rire. Contentons-nous d’en sourire.

Un exemple.

Entre le 4 juin et le 16 juillet de l’an 2000 roulait à travers le continent, de Lisbonne à Berlin, le Train Littérature Europe 2000. Il avait à son bord cent écrivains. En France, la Mission avait inscrit ce « projet international majeur » avec enthousiasme à son programme. « Les écrivains sont nos intermédiaires entre la réalité et l’imaginaire, déclara, dans un langage convenu et creux, le président de cette Mission. Par la seule magie de la langue, ils transforment et transfigurent notre monde et nous donnent accès à l’univers de la pensée. » Un des écrivains français, parrainé par la Maison des Écrivains de Paris, est présenté comme quelqu’un qui « écrit un poème par jour depuis sept ans ». Si on fait le compte, cela fait deux mille cinq cent cinquante poèmes de puis 1993, et cela continue. En voilà, de la littérature ! En voilà, un espoir pour l’Europe !

Qui, après un brin de réflexion, et en dehors de l’approbation-réflexe qui est de rigueur dans de tels contextes (après tout, on fait « quelque chose » pour la culture), ne se rend pas compte de la totale inanité de telles opérations ? On ne se situe pas là dans un champ de culture fertile, sur un terrain de pensée vive, on est dans le cirque, dans le spectacle, dans le bavardage à longueur kilométrique.

Il faut avoir la lucidité, le courage de déblayer le terrain, de débarrasser le plancher de tout cet amas d’épiphénomènes, de sous-phénomènes, de pseudo-phénomènes que l’on appelle, avec complaisance, « culture ».

Il faut surtout avoir une autre conception, plus fondée, plus vive, des choses.

Continuons à chercher.

Dans mes propres recherches, je me suis longtemps attardé à cette période, située entre 1680 et 1715 environ, que Paul Hazard, dans un livre daté de 1935, appelle « la crise de la conscience européenne ».

Les écrivains en question (Hazard les appelle des « héros de l’esprit ») ont pour noms Spinoza, Locke, Leibniz, Fénelon, Malebranche, Fontenelle. Ces esprits avaient abandonné les formalités sophistiquées, le formalisme perfectionniste de l’âge classique sans être encore entrés dans l’âge des Lumières, plus systématique. S’ouvre alors une zone « mal définie, incertaine » où surgissent pêle-mêle des idées que l’on note à la vitesse de l’éclair et que l’on rassemble dans un champ d’énergie aux contours fluctuants. L’accent est mis sur la diversité (Fontenelle compose son Entretien sur la pluralité des mondes), mais l’amour de la diversité ne se dissocie pas d’une tendance vers l’unité : « la variété nous enchante, mais il nous faut la traduire en unité », écrit Leibniz. Il s’agit d’une unité de pensée telle que l’a connue Aristote, située toutefois dans un contexte infiniment plus complexe. Mais il s’agit aussi de l’unité de l’Europe à l’orée du nouveau siècle. On étudie, on médite, on écrit, on cherche un nouveau langage : les dictionnaires critiques et historiques s’accumulent, ainsi que des essais sur l’entendement humain. On se déplace, on voyage beaucoup. Leibniz parcourt l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Italie. Le livre de voyage, « ce genre littéraire aux frontières indécises », dit Hazard, est très pratiqué et très prisé. C’est comme si l’on cherchait une nouvelle géographie mentale.

C’est dans ce contexte que je situe mes travaux.

Kenneth White, Écossais d’origine, est établi en France depuis la fin des années 60. D’abord proche du surréalisme et du situationnisme, il a développé par la suite la notion de nomadisme intellectuel (sujet de sa thèse d’État soutenue en 1979) et ouvert le champ de la géopoétique. De 1983 à 1996, il a occupé la chaire de Poétique du xxe siècle à Paris-Sorbonne. En 1989, il a fondé l’Institut international de géopoétique et sa revue, les Cahiers de géopoétique. Parmi ses derniers livres parus en France : Un monde ouvert, anthologie personnelle (poésie), Gallimard, 2007 ; La Carte de Guido, un pèlerinage européen (prose narrative), Albin Michel, 2011 ; Les Vents de Vancouver (prose narrative), Le mot et le reste, 2014 ; Au large de l’Histoire (essais), Le mot et le reste, 2015 ; Le Gang du Kosmos (essais), Wildproject, 2015. Son nouveau livre (prose narrative), La Mer des lumières, voyages dans l’océan Indien, a paru aux éditions Le mot et le reste en mars 2016 – http://www.kennethwhite.org/accueil/index.php

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