« Le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances.Le danger n’est pas dans les multiplications des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner ». Georges Bernanos, La France contre les robots, 1947.

L’impasse de l’actuel modèle d’organisation des sociétés devient évidente pour celles et ceux qui ne sont pas dans le déni. Se pose dès lors la question, non plus de la probabilité des temps mauvais à venir, mais de comment faire pour éviter le pire. A cette question, notamment au sein de la mouvance écologiste, se pose la question du rôle que le développement de technologies nouvelles peut jouer pour empêcher que les conditions de vie à la surface de la terre ne deviennent carrément problématiques. Entre la croissance verte et l’objection de croissance, le débat se cristallise souvent autour de la place accordée aux technologies nouvelles.

Si l’on veut tenter une approche globale et distancée de l’impact des activités humaines sur les écosystèmes, l’équation dite d’Ehrlich 1 qui date déjà des années 70 est éclairante. I = PAT montre que l’impact environnemental, noté I, est le produit de trois facteurs : la taille de la population (P), les consommations de biens et de services de celle-ci, directement liée à sa richesse, (A, pour « Affluence » en anglais) et les technologies utilisées pour la production des biens (T).

Si l’on regarde ce qui s’est passé ces dernières décennies, on constate qu’au niveau mondial, le taux annuel de la croissance de la population est de 1,2%, le taux de croissance du PIB est en moyenne de 3,2% (3,152% en 2017) et l’amélioration de l’efficience des techniques, difficile à estimer 2 est d’environ 1,5%. Au total, chaque année a vu (et continuera à voir, sauf changement radical) un accroissement de l’impact environnemental de 3,1% (1,2+3,2–1,5), avec les conséquences terriblement néfastes que l’on ne peut plus nier (sur le dérèglement climatique dû au émissions de CO2 à la mode aujourd’hui mais aussi sur la biodiversité et plus largement sur les 9 secteurs critiques listés par Kate Raworth dans son Doughnut Economics 3).

Que faire ?

Face à ce constat effrayant, seuls quelques climato-sceptiques ou partisans de la fin de notre civilisation osent encore dire : « Continuons comme si de rien n’était ». Mais selon les sensibilités, les intérêts ou les aveuglements on peut donner la priorité à l’action sur l’un des trois facteurs : population, consommation ou technologies employées.

Passons d’abord rapidement sur ceux qui souhaitent d’abord voir diminuer la population mondiale. Il est évident qu’il importe de conseiller aux couples de ne pas avoir trop d’enfants, surtout dans les pays dits développés où un humain est environ 40 fois plus « lourd » pour les écosystèmes que dans les pays pauvres 4. Dire et redire « Un enfant ça va, trois enfants, bonjour les dégâts » est une vérité mais tous les démographes savent que, sauf mesures coercitives autoritaires ou anti-humanistes, l’action politique a très peu d’influence sur les désirs d’enfants. Certes, mettre fin aux politiques natalistes (allocations familiales plus élevées selon le rang de l’enfant – fort heureusement fini depuis peu en Belgique) ou permettre un accès plus aisé aux méthodes anticonceptionnelles, sont de bonnes politiques que l’on peut soutenir mais elles sont souvent freinées par des facteurs culturels ou religieux qui n’évoluent pas aussi vite que les nécessités économiques ou environnementales. Toutefois, on constate que la natalité diminue lentement en parallèle avec les progrès de l’éducation et du niveau économique. Donc, la transition démographique est en cours partout dans le monde, avec une baisse dans le nord et une stabilisation progressive dans le sud. Toutes choses restant égales 5, les démographes estiment dès lors que le pic de la population sur terre devrait être atteint à environ 10 milliards d’humains vers 2050. L’INED (Institut national d’études démographiques, France) propose des milliers de graphiques interactifs sur les probables évolutions démographiques dans chaque pays du monde. 6

Sachant que les capacités d’influencer les choix reproductifs des humains sont limitées et à long terme, la question « Comment agir pour arrêter de dégrader l’écosystème Terre ? » se porte dès lors sur quelle cible privilégier : la consommation ou le développement de nouvelles technologies. On comprendra que vont s’opposer ici les objecteurs de croissance et les partisans de la croissance dite « verte ».

Kuznets vs Javons

Ils sont majoritaires dans les mondes économiques et politiques, ceux qui veulent faire confiance aux technologies, présentes et surtout à venir, pour maintenir le cap de la croissance quantitative reflétée par le sacro-saint indicateur qu’est le PIB. Pour cela ils se fient à la prophétie de Kuznets qui affirmait (1994) que lorsque les besoins primaires sont pourvus, on atteint un seuil où le souci pour l’environnement s’accroît et où la tendance négative s’inverse. La société a alors les moyens et la volonté de réduire le niveau de pollution et l’utilisation de ressources pour créer une unité de PIB (de richesse) tend à diminuer. Or, des études récentes (Meunié – 2004) arrivent à la conclusion que « non seulement cette courbe n’est décelée que pour quelques polluants aux effets localisés, mais même dans ce cas, de nombreuses critiques méthodologiques fragilisent [sa] portée » 7. En fait, si l’on n’observe pas ce ralentissement des dégâts environnementaux, même avec l’adoption de technologies plus propres ou moins consommatrices d’énergie, c’est dû au paradoxe que Jevons, dès le XIXe siècle, a décrit : si des techniques plus efficaces apparaissent, elles diminuent le prix de revient des produits, leurs ventes augmentent et leur production croît plus vite que la réduction de pollution qu’elles ont engendrée 8. Pour M. et Mme Toulemonde, cela s’est traduit par le fait que bien que les véhicules automobiles consomment moins qu’il y a 20 ans, la consommation de carburants des ménages a augmenté car les gens parcourent plus de km vu le moindre coût que cela représente (jusqu’à la forte augmentation du prix à la pompe qui ne pourra toujours être reportée).

Cette promesse de découplage entre croissance du PIB et croissance de nuisances environnementales (désignée aussi par « baisse de l’intensité écologique par unité produite ») a été analysée, sa pertinence évaluée et son caractère illusoire démontré dans le chapitre 5, « Le mythe du découplage », du livre de Tim Jackson, Prospérité sans croissance, dont la traduction française fut coéditée par Etopia 9. Si, parfois, certains pays peuvent afficher une augmentation du PIB conjuguée à une réduction des émissions de CO2, c’est parce que leurs économies se sont désindustrialisées et que les gaz à effet de serre dus aux produits vendus et consommés là ont été émis bien loin, dans les « pays-usines du monde » qui se trouvent dans le sud de la planète. Au final, T. Jackson et tous les économistes sont d’accord : si le découplage relatif (plus d’activité économique avec moins de dégâts environnementaux dans un secteur de production) est possible, le découplage absolu est une fiction dans une économie mondiale en croissance.

Technoptimistes vs technoprudents

Si le débat quant à la pertinence du développement de nouvelles technologies se limite souvent aux conséquences économiques ou environnementales, il ne faut pas négliger les conséquences sociales, sociétales, psychologiques… que l’adoption de nouvelles technologies a sur les sociétés.

Puisque l’on entend surtout la voix de ceux qui, malgré les faits, veulent croire en la possibilité d’un développement quantitatif infini dans un monde fini, nous proposons de faire connaître aussi les objections de ceux qui, depuis toujours, ont mis en garde contre les effets négatifs d’une survalorisation de la technè, la création d’objets artificiels destinés à augmenter la puissance humaine, parfois sans prendre en compte les conséquences négatives possibles. Nous recenserons donc chronologiquement les « querelles » qui, historiquement ont toujours existé, quant au sens du progrès, quant aux conséquences que cela a eu et aura sur le destin de l’humanité. Nous sortirons donc des stricts domaines de l’économie et de l’environnement pour aborder des aspects philosophiques et culturels.

Avant l’ère industrielle

La plupart des traditions et religions passées ont souvent insisté sur le danger que représentent pour l’homme la volonté de dépasser son état de nature et de se doter de pouvoirs, techniques notamment, qui l’éloignent de sa condition native. La première œuvre littéraire, venue du fond des âges, gravée en signes cunéiformes sur des tablettes d’argile, L’épopée de Gilgamesh, conte l’histoire de ce roi de Mésopotamie qui, bouleversé par la mort de son frère, part à la quête de l’immortalité. Cette quête sera naturellement vaine et Gilgamesh, assagi et ayant renoncé à ses fantasmes, reviendra gouverner son peuple avec sagesse…

N’oublions pas non plus que l’Ancien Testament enseigne que les fruits de l’arbre de la connaissance sont empoisonnés et que si Adam et Eve furent chassés du paradis, ce ne fut pas à cause d’une quelconque fornication mais bien parce que, tentés par le serpent, ils avaient consommé le fruit défendu qu’est la connaissance du Bien et du Mal, savoir réservé à Dieu.

Chez les grecs aussi la démesure (l’hubris) fut dénoncée, surtout en matière d’accumulation des richesses (la chrématistique réprouvée par Aristote), mais aussi toute folie imprudente des hommes, tentés de rivaliser avec les dieux, ce qui leur vaut en général de terribles punitions de la part de ces derniers. 10 Prométhée est l’exemple de cet orgueil déplacé d’un homme, qui ayant volé les secrets des Dieux, dont le feu, fut enchaîné à la montagne pour l’éternité, le foie dévoré par un aigle…

Plus récemment, à l’époque de la Renaissance, des rationalistes, tels Bacon, firent le projet de libérer l’humanité grâce à la science et aux techniques. En général, les écologistes n’aiment guère Descartes qui propose aux humains de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » par le développement des connaissances scientifiques. C’est en 1797 que Goethe, dans le poème L’apprenti sorcier, nous fit entendre que l’homme pouvait être dépassé par ses créations, s’il ne se méfie pas des pouvoirs qu’il développe. Dans Fantasia, Walt Disney adapta ce poème et nous montra comment le pauvre Mickey pouvait être victime de sa prétention irréfléchie.

La révolution industrielle et le machinisme (fin XVIIIe-début XXe siècles)

On fixe en général le début de la révolution industrielle en Angleterre, vers 1770, quand James Watt avec sa machine à vapeur, fut le précurseur de ces machines toujours plus sophistiquées qui ont permis le passage d’une économie à dominante agricole et artisanale à une société commerciale, industrielle et urbaine qui allait permettre l’avènement du capitalisme. La révolte la plus souvent citée contre l’essor technologique de cette époque est celle des Luddites. Entraînés par un certain Captain Ludd (dont on ne sait si cet ouvrier a réellement existé ou si ce fut un symbole), c’est en 1811-1812, dans le centre de l’Angleterre, que des artisans tricoteurs, qui utilisaient des métiers à bras pour travailler la laine et le coton, se sont violemment mobilisés contre les manufactures qui développaient des grands métiers à tisser qui leur prenaient leur travail. Ces briseurs de machines furent évidemment contrés par les autorités et une loi instaurant la peine capitale pour le bris de machine fut édictée. Treize Luddites furent pendus et leur résistance désespérée s’éteignit bientôt. Quand on voit les conditions dans lesquelles, eux, leurs femmes et leurs enfants, travaillèrent dans les manufactures dans les décennies qui ont suivi, on peut émettre certains doutes quant à l’image que les vainqueurs ont donnée d’eux : des obscurantistes opposés au progrès qu’il fallait nécessairement massacrer. Par la suite, de semblables soulèvements ouvriers eurent lieu en France, à Vienne et à Lyon, dès 1819 et jusqu’en 1848 et surtout en 1831. Là, ce furent des artisans qui travaillaient la soie et appelés canuts, qui s’opposèrent, en vain et au prix de leur vie, à l’industrialisation naissante.

Si quelques socialistes « utopiques » (Owen, Fourier, Godin, William Morris) et des anarchistes (Proudhon) essayèrent bien de concilier avancées technologiques et respect des humains, à partir de 1870, l’opposition au capitalisme fut surtout le fait du socialisme scientifique prôné par Marx qui partageait le culte du productivisme, du travaillisme et du progrès technologique. Il faut donc aller chercher dans la littérature de fiction (le célèbre Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en 1818) ou dans les bois de Walden au Massachusetts (David Thoreau en 1854) pour trouver des mises en cause radicales de la foi dans un progrès technologique censé conduire l’humanité vers un progrès sans limites.

Première moitié du XXe siècle : le système technicien

Avec la généralisation des objets techniques non seulement dans le secteur économique mais aussi dans la vie quotidienne, sont apparues des contestations basées sur les dégâts sociétaux engendrés par l’artificialisation des vies dans les pays les plus « développés ». On pourrait citer le sociologue Max Weber qui, en 1905, a non seulement postulé le lien étroit entre éthique protestante et capitalisme mais également mis en évidence que la pensée rationnelle imposée à chacun conduisait au « désenchantement du monde » 11.

Les mégapoles cristallisèrent souvent les critiques : Les villes tentaculaires, recueil de poèmes d’Emile Verhaeren, dès 1895, ou le film Metropolis de Fritz Lang en 1927, furent de premières dystopies qui en annonçaient beaucoup d’autres. Des romanciers, essayistes, philosophes alertèrent sur les pertes qu’induisaient dans la société le scientisme, le rationalisme, le technologisme. En 1909, Léon Bloy s’est insurgé : « On sait l’abus atroce de cette hideuse et homicide machine, destructive des intelligences autant que des corps, qui fait nos délicieuses routes de France aussi dangereuses que les quais de l’enfer et qu’on ne pourra jamais suffisamment exécrer» – 1909) ; Edward Foster a publié The Machine stops, également en 1909 ; Paul Valery a prévenu : « [La science] atteinte mortellement dans ses ambitions morales et déshonorée par la cruauté de ses applications » 1909) ; Walter Rathenau a écrit La mécanisation de l’esprit en 1913. Aucune de ces mises en garde ne fut écoutée…

La boucherie de la première guerre mondiale et la reconstruction qui voit l’application du taylorisme suscite en même temps l’idolâtrie et le rejet de la technique. D’un côté on trouve le futurisme, lancé par le poète italien Filippo Marinetti, mouvement littéraire qui rejette la tradition esthétique et exalte la modernité, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse… et qui flirta ouvertement avec le fascisme mussolinien. A l’exact opposé, on trouve les deux amis bordelais, protestants et proches du mouvement personnaliste, Jacques Ellul et François Charbonneau qui, dès les années 1930 mettent en garde contre l’emprise de la technique sur les sociétés développées. Charbonneau met en évidence les contradictions du monde contemporain et anticipe le risque de quelque chose de pire que le totalitarisme politique : une totalisation sociale rendue inévitable par l’accélération du progrès technique. Jacques Ellul estime lui aussi que « la technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, la politique est impuissante : l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles bien que matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles ».Il dit aussi : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ». Ces deux précurseurs de l’écologie politique ne s’inquiètent donc pas d’une technique particulière mais bien du « système technicien » qui transforme profondément (et négativement) les sociétés en voie de modernisation. Ellul dira que ce n’est pas la technique en elle-même qui est un danger mais bien le sacré transféré à la technique, rejoignant ainsi tous ceux qui constatent que les sciences et techniques prennent la place des religions auxquelles les hommes modernes ne croient plus guère. Ellul développera son analyse de la technologisation de nos vies durant un demi-siècle, principalement au travers de trois œuvres majeures 12. Cette approche mettant en évidence l’impact anthropologique de l’invasion technologique est aussi celle défendue par Georges Bernanos, cet écrivain catholique au parcours ambigu 13, dont nous avons repris une citation en exergue. C’est aussi en 1936 que Charlie Chaplin réalise son film Les Temps modernes dont les images de Charlot coincé dans les rouages d’une effrayante machine illustre souvent l’instrumentalisation de l’humain dans le monde du travail taylorisé.

En parallèle, dès 1934 aux États-Unis, l’historien Lewis Mumford débute dans Technique et civilisation sa réflexion sur la logique technicienne qui aboutira à la notion de mégamachines, c’est-à-dire des machines utilisant les humains comme simples composants.

Seconde moitié du XXe siècle : émergence de la prise de conscience écologique

Lors de la seconde guerre mondiale, l’extermination très « scientifique » des victimes non aryennes du IIIe Reich, les technologies de mort sophistiquées, avec le sommet de l’énergie de l’atome mise au service de la destruction de masse, amènent beaucoup à douter des bienfaits univoques des avancées technologiques. En 1949, Georges Orwell, dans son roman d’anticipation 1984, tire les enseignements des totalitarismes fasciste, nazi, stalinien et décrit un monde où la domination des peuples est notamment assurée par des technologies de télésurveillance. Il est rare de nos jours qu’un texte de prospective politique ne reprenne les mots « 1984 », « Big Brother » ou « novlangue ».

En ce qui concerne la critique du système techno-industriel et de ses dérives, on retiendra évidement Ivan Illich qui, dès le début des années 1970, mettra en évidence, dans plusieurs ouvrages célèbres abordant de nombreux secteurs de la vie collective 14, la notion de contre-productivité selon laquelle, lorsque les sociétés modernes industrielles atteignent un seuil de développement excessif, elles deviennent, sans en être vraiment conscientes, des obstacles à leur propre fonctionnement. Il dira ainsi : « L’outil simple, pauvre, transparent est un humble serviteur ; l’outil élaboré, complexe, secret est un maître arrogant ».

Mais, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, c’est évidemment la prise de conscience des dégâts environnementaux causés par les développements techniques qui ébranlera le consensus technoptimiste. On dit souvent que c’est la biologiste états-unienne Rachel Carson qui, en 1962, a lancé le mouvement écologiste avec son livre Le printemps silencieux qui dénonçait la disparition progressive des oiseaux suite à l’utilisation massive des pesticides dans l’agriculture industrielle. Près de 60 ans plus tard, les débats autour du Round-up® et autres biocides prouvent que le message n’a pas été entendu par Monsanto/Bayer et autres multinationales phytopharmaceutiques.

Les preuves croissantes des dégâts du productivisme se multiplient. Parmi les textes scientifiques les plus marquants, on citera le rapport Meadows réalisé à partir de 1970 à la demande du Club de Rome et publié en 1972 sous le titre Halte à la croissance ? 15, ainsi que l’ouvrage du mathématicien-économiste roumain Georgescu Roegen, La décroissance 16. Ces textes puissants n’empêchent toutefois pas qu’au sein de la mouvance écologiste, certains font encore confiance aux progrès de la technologie. Ainsi, les figures centrales de Murray Bookchin aux États-Unis et d’André Gorz en France 17 considèrent que, mises en œuvre dans un monde débarrassé du capitalisme, les technologies sont nécessaires au progrès humain.

XXIe siècle

Le début du 3ème millénaire va voir l’émergence et puis le triomphe des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et sciences Cognitives). Pensées et voulues dès 2002 par la conjonction de la science et du commerce 18, cette volonté d’utiliser toutes les possibilités des sciences et technologies pour « améliorer les performances humaines » est la traduction industrielle des fantasmes du transhumanisme 19. Allongement de la vie en bonne santé, voire immortalité pour des « hommes augmentés », sont les perspectives merveilleuses que font miroiter les transhumanistes aux sociétés développées où la perte des fois religieuses laisse beaucoup de nos contemporains en quête de sens. Cette réponse technoptimiste soutenue par les très célèbres GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) est proposée, pour le plus grand profit des multinationales nées dans la Silicon Valley. Parmi les promoteurs les plus actifs de cette vision prométhéenne, on citera près de chez nous, dans le camp des transhumanistes progressistes, l’association Technoprog 20 et, dans le camp des libertariens, l’urologue-essayiste Laurent Alexandre 21, Français réfugié fiscal à Uccle, ou le philosophe Luc Ferry 22.

Face à ces néo-prométhéens, les réactions sont nombreuses et l’on dénombre surtout des philosophes parmi ceux qui mettent en garde devant les dérives des adorateurs des technologies de pointe qui font plus confiance à l’intelligence artificielle qu’au bon sens humain. On citera entre autres Miguel Benasayag, auteur de Cerveau augmenté, homme diminué 23 ou, plus récent, Olivier Rey et son Leurre et malheur du transhumanisme 24.

Il est de nombreux scientifiques qui tentent de « remettre l’église au milieu du village » 25 mais, face au vieux fantasme d’immortalité, aujourd’hui passé de l’au-delà au monde d’ici-bas, les barrières de la raison s’écroulent. Même l’historien Yuval Harari qui avait montré dans son excellent Sapiens que, depuis sa naissance, l’humanité avait en général pris les mauvaises décisions 26, bascule, avec son Homo Deus, dans l’orgueil qui avait valu son supplice à Prométhée.

Aux yeux de certains, face à la puissance des GAFAM qui sont derrière cette volonté de nous vendre (très cher) du rêve technologique, la question qui se pose est de savoir quand aura lieu la « singularité », ce moment où les machines auront dépassé en intelligence (artificielle) la bêtise des humains. Se pose alors la question de leur attitude : soit elles nous réduiront en esclavage, soit elles nous élimineront. D’autres moins pessimistes, imaginent une humanité partagée entre riches augmentés et « chimpanzés du futur ». Cette expression de « chimpanzés du futur », est venue des apôtres du transhumanisme qui appellent ainsi, avec mépris, ceux qui n’auront pas les moyens de – ou ne voudront pas – s’augmenter et elle est revendiquée par l’association Pièces et Mains d’Œuvre (PMO) 27 qui vient de publier le Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme 28. PMO est un collectif que l’on peut qualifier de néo-luddite ; il est basé à Grenoble, cette ville où se développe MINATEC, Campus d’Innovation en micro et nanotechnologies qui se veut, dans la vallée de l’Isère, le pendant français de la Silicon Valley, concrétisation du vœu du président de la France de faire de ce pays une start-up nation (prononcez « nécheune »). Ces résistants radicaux à une modernité hyperconnectée ont du grain à moudre : compteurs communicants, 5G, démultiplication des écrans 29… leur donnent maintes occasions de dénoncer l’adoption par nos sociétés des technologies dont ils redoutent des conséquences néfastes aux plans sanitaires et sociétaux. Il faut reconnaître que l’on entend avec inquiétude des témoignages tels que celui de la doctoresse Anne-Lise Ducanda, médecin des écoles, qui est confrontée à l’explosion des cas d’« autisme numérique » qui frappe des enfants trop tôt exposés aux écrans 30. Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente 31, qui a réalisé l’interview du Dr Ducanda, a maintes occasions de dénoncer la fuite en avant technologique qui permet d’éviter de se poser les questions essentielles sur le dogme de la croissance à tout crin qui domine nos sociétés.

Face à la mutation brutale qu’a induite, en une vingtaine d’années, la connexion de la majorité de nos contemporains à Internet, certains, comme Hervé Krief, en viennent à se poser la question de la nécessité d’un rejet total d’une telle technologie car ils y voient « la dernière évolution du capitalisme, expression la plus violente de la coercition sociale et de la destruction de la condition humaine exercées par les multinationales libérées sur l’ensemble des peuples. » 32.

Un débat philosophique

En 2019, la question qui se pose quant à l’attitude que l’on peut avoir vis-à-vis de la science et de la technique est finalement philosophique. La révolution industrielle que nous vivons depuis un peu plus de deux siècles est intimement liée à un basculement du monde. Auparavant nos sociétés étaient religieuses et, au-delà de la nécessaire survie matérielle, le but des humains était le salut de l’âme. En Europe, avec la fin de la féodalité ou de la monarchie de droit divin, l’avènement du capitalisme bourgeois a vu le remplacement progressif des fois chrétiennes antérieures par la croyance que les sciences et les techniques apporteraient le bonheur à l’humanité. Dès le début du XXe siècle, Max Weber a magistralement analysé cette mutation sociologique dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme 33. Inspiré par Weber, Benjamin allait plus loin et, inspiré aussi de Nietzsche, osait parler lui de « la transition de la planète homme, suivant son orbite absolument solitaire, dans la maison du désespoir » 34.

C’est là que nous en sommes en ce début de XXIe siècle : la technologie a été très efficace au service du progrès matériel et elle a sorti nos contrées des malheurs dus au manque et à la misère mais elle n’a pas apporté le bonheur que certains espéraient. Le « désenchantement du monde » annoncé par Weber est aujourd’hui ressenti par beaucoup. Le philosophe Mohammed Taleb, bien commun dans les milieux spiritualistes, parle lui, plutôt, de la nécessité de réenchanter notre rapport au monde 35 : « Le désenchantement du monde, c’est le dépouillement du monde de toutes ses dimensions symboliques, esthétiques, sacrées, magiques, c’est-à-dire de toute son immatérialité, commencé en Europe au XVIIe siècle avec l’introduction par Descartes de la méthode analytique. La crise environnementale n’est pas une crise qu’une science mécaniste pourrait résoudre dans le futur. Au contraire, c’est une crise civilisationnelle, une crise de sens liée à la réduction du monde à de la pure matière. L’écologie scientifique occidentale serait donc dans une impasse, elle qui repose toujours sur une vision chosifiée de la nature réduite à des ressources naturelles ».

Cette impasse matérialiste, mesurée scientifiquement (on est plus heureux au Kenya qu’aux États-Unis), est d’autant plus durement ressentie que la promesse du « toujours plus » n’est même plus tenable aujourd’hui. La perte de confiance dans le progrès doit être compensée par une inflation de ce qu’il est censé apporter : plus le monde va mal et menace de s’écrouler, plus il faut arracher l’adhésion à cette course à l’abîme par des promesses exorbitantes ; c’est le fantasme transhumaniste décrit plus haut.

Il apparaît donc aux yeux de plus en plus de nos contemporains que le « toujours plus de technologies innovantes », slogan que la logique consumériste veut imposer, a des conséquences contre-productives que n’avait même pas imaginées Ivan Illich. Ce que l’on nous propose sont des objets techniques qui nous « faciliteront la vie » à un point tel que nous deviendrons des incapables. Déjà les calculettes ont fait régresser les capacités de calcul mental, les GPS et autres « apps » sur smartphones font perdre le sens de l’orientation et, bientôt, des voitures autonomes dispenseront d’avoir à apprendre à conduire… On peut donc imaginer un scénario semblable à celui du (prophétique ?) film d’animation WALL-E 36 : après avoir complètement « salopé » la planète Terre, les humains survivants se réfugieront sur une station spatiale où, servis par des robots très efficaces, ils deviendront des espèces de larves obèses, avachies dans leur hyper-confort de rois fainéants… Comme le disait Alexis de Tocqueville, face à des êtres humains uniquement préoccupés de satisfaire leur petits et vulgaires plaisirs, on pourra se demander « que ne peut-on leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » 37

S’il est vrai que le but ultime de la politique est de créer les possibilités de bonheur pour les humains 38, il est plus que temps de se poser des questions existentielles sur la pertinence de la séduction/fascination qu’exercent sur nous les technologies, existantes et à venir.

 

 

1 Holdren J.P. & P. Ehrlich, 1974, American Scientist 62, pp. 282-289.

2 https://www.iea.org/publications/freepublications/publication/KeyWorld2017.pdf

3 Olivier Derruine, Doughnut economics de Kate Raworth, Refonder l’économie sur des bases saines, analyse Etopia, 2017 – https://www.etopia.be/spip.php?article3273.

4 Empreinte écologique du Quatar : 15,65 planètes ; États-Unis : 8,37 planètes, ; Belgique : 6,61 planètes ; Inde : 1,12 planète ; Burundi : 0,6 planète. https://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique.

5 Si le collapse prédit par de plus en plus de scientifiques se produisait, avec catastrophes environnementales, famines, guerres, effondrement des Etats…et autres joyeusetés, ce chiffre ne serait jamais atteint. N’oublions pas que l’Europe a perdu entre 30 et 50% de sa population au XIVe siècle sous l’effet conjugué de la Guerre de cent ans et de la peste noire.

6 https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/graphiques-cartes/population_graphiques/.

7 Meunié, A. “Controverses autour de la courbe environnementale de Kuznets”, Document de travail du CED, Université de Bordeaux (2004), http://ced.u-bordeaux4.fr/ceddt107.pdf

8 Paradoxe de Jevons : comprendre le mythe de la « croissance verte » ; https://mrmondialisation.org/le-paradoxe-de-jevons-ou-pourquoi-il-nexiste-pas-de-croissance-verte/

9 Tim Jackson, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, Edition De Boeck/Etopia, 2010.

10 https://philitt.fr/2015/04/28/lhubris-ou-le-crime-dorgueil/

11 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora Poche, 1991 [1904-1905], 7,9€.

12 La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977), Le bluff technologique (1988).

13 Le jeune Bernanos milita dans les rangs de l’organisation monarchiste d’extrême droite L’Action Française et fit le coup de poing dans sa milice, Les camelots du roi.

14 Une société sans école, Seuil, 1971 ; La Convivialité, Seuil, 1973 ; Énergie et équité, Seuil, 1973 ; Némésis médicale, Seuil, 1975 ; Le Chômage créateur, Seuil, 1977.

15 1972 : The Limits To Growth, Chelsea Green Publishing, Donella Meadows, Jorgen Randers, et Dennis Meadows, Beyond the Limits. Confronting Global Collapse, Envisioning a Sustainable Future ; Halte à la croissance ?, Paris, Fayard.

16 The Entropy Law and the Economic Process, 1971 ; La décroissance – Entropie – Écologie – Économie

17 Deux de leurs livres les plus importants ont des titres étonnamment parallèles : André Gorz (Michel Bosquet), Ecologie et liberté, Editions Galilée, 1977 et Murray Bookchin, The Ecology of Freedom: The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Cheshire Book, 1982.

18 Converging Technologies for Improving Human Performance, Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitives sciences, 2002, commandité par le National Sciences Fondation (NSF) et le Department Of Commerce (DOF), USA.

19 On ne compte plus les livres plus ou moins sérieux décrivant la nébuleuse transhumaniste. L’approche à nos yeux la plus complète et la plus éclairante est un mémoire consultable en ligne : Nicolas Crozatier, Transhumanisme et héritage prométhéen : cartographie des mondes posthumains. Philosophie, 2014 : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01146997/document .

20 https://transhumanistes.com/ où vient d’être publié un livre qui présente le projet : Marc Roux, Didier Coeurnelle, Technoprog : La contre-culture transhumaniste qui améliore l’espèce humaine, 2016
https://transhumanistes.com/nouveau-livre-technoprog/ .

21 https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Alexandre

22 Luc Ferry, La révolution transhumaniste, J’ai Lu, 2016.

23 Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué, La Découverte, 2016, 200 p., 18 €

24 Olivier Rey, Leurre et malheurs du transhumanisme, Desclée De Brouwer, 2018.

25 Danièle Tritsch, Jean Mariani, Ça va pas la tête! Cerveau, immortalité et intelligence artificielle, l’imposture du transhumanisme, Belin, 2018.

26 Alain Adriaens, Sapiens, une histoire écologique de l’humanité, analyse Etopia, 2017- https://www.etopia.be/spip.php?article3197 .

27 http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=plan

28 Collectif Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme, Service compris, 2017, http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/histoire_d_un_livre_bc_site.pdf

29 Selon une étude récente, les adolescents français passent en moyenne 8 heures par jour devant les divers types d’écrans : smartphones, tablettes, PC, télévision…

30 https://www.youtube.com/watch?v=Ud3vbVxS2PI

31 http://www.kairospresse.be/article/la-voiture-electrique-une-imposture-durable

32 Hervé Krief, Internet ou le retour à la bougie, éditions Quartz, 2017 – https://www.letelegramme.fr/finistere/chateaulin/dedicace-herve-krief-un-pamphlet-virulent-sur-internet-
27-09-2018-12090699.php#Fh7tjYjoZJDfHPFJ.99

33 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-1905, Gallimard 2003

34 Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion, [1921], 2019, Essai Poche.

35 http://www.revue-ere.uqam.ca/PDF/volumen8/V8_05_Taleb.pdf

36 http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=123734.html

37 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, [1835-1840], GF, Flammarion, 2010.

38 Hadelin de Beer de Laer, La politique et le bonheur ?, analyse
Etopia, 2014 – https://etopia.be/la-politique-et-le-bonheur%e2%80%8a/ ; Alain, Adriaens, La nébuleuse post-matérialiste et la question du bonheur, analyse Etopia, 2016 – https://etopia.be/la-nebuleuse-post-materialiste-et-la-question-du-bonheur/ .

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