Tayino Chérubin : «  Le 7 juin, c’était la première fois que l’occasion se présentait de crier le ras-le-bol de ces violences faites aux jeunes afrodescendant.e.s »

Tayino Chérubin

Bonjour Tayino Chérubin, vous êtes conseiller pédagogique pour l’asbl Change. Pourriez-vous nous présenter cette asbl ?

Bonjour, je vous remercie pour cette invitation. En effet, je suis conseiller pédagogique chez Change, qui est une association de jeunes afropéens où l’on cherche à valoriser et à partager la culture et l’histoire de l’Afrique auprès des jeunes afrodescendants et aussi auprès des personnes issues de diverses communautés. Notre objectif principal est de renforcer la cohésion et l’unité entre les membres de la communauté africaine ici à Bruxelles mais aussi de travailler en partenariat avec toutes les autres communautés pour la valorisation de nos cultures. Nous cherchons aussi à conscientiser la jeunesse afrodescendante bruxelloise qui est malheureusement victime de différentes formes de discrimination, la plus en vue étant celle au faciès de la part des forces de police, mais elle est aussi victime de discrimination à l’embauche ou lors de la recherche d’un logement. Ce sont des choses vécues de manière concrète par toute personne de couleur noire.

Et quelles sont vos activités ?

Avec les moyens qu’on a, nous sommes tou.tes bénévoles, nous avons 3 départements : un sur la jeunesse, un sur les partenariats nord-sud, notamment avec le Congo et Ayiti, et un département socio-culturel, avec lequel nous organisons des activités pour valoriser la culture africaine à Bruxelles. La plus connue c’est le Gala Lipanda, que nous organisons chaque année pour l’anniversaire de l’indépendance du Congo.

A propos de l’actualité, comment expliquez-vous le succès de la manifestation du 7 juin, à la fois du point de vue organisationnel mais aussi d’un point de vue politique ?

Il faut admettre qu’il y a eu une véritable mobilisation citoyenne de la part de différentes associations et personnalités qui ont voulu se joindre à l’appel que nous avions lancé Place de la Monnaie, lors du premier sitting qui avait rassemblé une centaine de personnes. Nous y avions fait une action symbolique, le genou à terre, pour apporter notre soutien au peuple américain et surtout au mouvement Black Lives Matter. Nous souhaitions soutenir ce mouvement en appelant à manifester le 7 juin. A la suite de cette invitation via les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, de nombreuses personnes et associations sont venues aux locaux de Change pour proposer leurs services bénévolement pour l’organisation logistique, la communication, etc. Des femmes et des hommes sont venus de toute la Belgique tous les jours, et surtout toutes les nuits pour préparer cette manifestation. Nous étions agréablement surpris de toute cette énergie positive, même si cela n’a pas toujours été facile : il y a toujours différents courants, différentes visions au sein d’un mouvement et il fallait trouver une harmonie pour arriver à un rassemblement unitaire. Nous y sommes arrivés mais la tâche était ardue. C’était une détermination sans faille et quotidienne de la part de différentes associations sous la coordination de Change asbl, et un contexte international qui se prêtait à ce que les gens rejoignent la capitale de l’Europe pour soutenir le mouvement Black Lives Matter.

Politiquement par la suite, cela n’était pas que de notre ressort. Chaque parti politique s’est positionné officiellement, sur la manif elle-même et sur le processus de décolonisation de manière plus globale. Nous observons avec attention la commission mise en place qui se penchera sur l’histoire coloniale en espérant que cela ne reste pas lettre morte comme par le passé. En attendant nous continuons notre lutte en se focalisant sur les chemins à parcourir à travers des activités d’éducation permanente avec les jeunes. Nous faisons remonter les questions et préoccupations de ces derniers aux élus des différents groupes politiques sans parti pris.

Qu’est-ce que ce succès de foule dit de la société belge et de la vie des afrodescendant.es en Belgique ?

Depuis de nombreuses années, beaucoup de gens au fond d’eux-mêmes, étaient conscients des discriminations en tous genres que vivaient les jeunes afrodescendant.es en Belgique. Chacun.e, dans son milieu professionnel ou familial, avait entendu parler des violences et discriminations qu’ils et elles subissent. Le 7 juin, c’était la première fois que l’occasion se présentait de crier ensemble sur l’espace public le ras-le-bol de ces violences faites aux jeunes afrodescendant.es. C’était la première fois que ce vécu des violences policières, des violences institutionnalisées, pouvait s’exprimer. Et ce, dans un contexte international important alors que nous sommes la capitale de l’Europe. Symboliquement, les gens se sont dit qu’il fallait marquer le coup. Tous ces jeunes qui sont en général absents des médias dont la citoyenneté est parfois remise en cause, tous ces jeunes ont eu un espace public pour venir ensemble crier leur place dans le pays. Car la plupart sont nés ici, mais leurs parents sont originaires d’Afrique, ils et elles ont donc cette double identité. Pouvoir exprimer cette identité noire sur la place publique dans un contexte international propice, avec les réseaux sociaux et l’emballement qu’il y a eu autour, c’est la convergence de différentes synergies. Sans jouer avec les chiffres, des milliers de personnes, de toutes origines et de tout âge se sont rassemblées – je connais une dame de plus de 80 ans qui est venue en chaise roulante, c’était vraiment un rassemblement pacifique. Mais il y a aussi des personnes afrodescendantes qui ne sont pas venues. Nous on retient que ce rassemblement historique a eu lieu, que nous l’avons co-organisé, mais ce sont toutes les associations en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie qui ont appelé au rassemblement. On a eu de jeunes instagrammeurs, qui sont venus la veille au bureau de Change pour clarifier la thématique de la manifestation : à eux quatre, en 24heures, ils ont fait 400 000 vues d’une vidéo qu’on avait faite. Pour nous, les réseaux sociaux qu’utilisent les jeunes, comme Instagram et Facebook, ont été beaucoup plus efficaces que les médias traditionnels. De nos jours, quand les jeunes utilisent leurs propres outils et réseaux pour faire passer un message, cela permet de créer un engouement.

La thématique qui a été retenue est celle des violences policières. A cet égard, peut-on comparer la Belgique et les Etats-Unis ? Comment regardez-vous l’écho qu’a eu la manifestation dans les médias ?

Nous n’avons jamais voulu nous comparer aux Etats-Unis, parce que l’histoire n’est pas la même. Par contre, notre génération hyperconnectée s’enrichit des nouvelles qui viennent des Etats-Unis, comme de Corée du Sud. Les jeunes qui sont fans de Nintendo ou de Mangas savent ce qui se passe à Tokyo ou à New-York. C’est un peu ringard d’essayer de noyer le débat en disant que la Belgique n’est pas les Etats-Unis alors que nous vivons dans un monde globalisé où les inégalités s’accroissent tous les jours, comme les discriminations que vivent les afrodescendant.es (de l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud ; de l’Afrique de l’Est à l’Afrique de l’Ouest, avec le Congo au milieu). Tout le monde sait que les jeunes d’origine immigrée, d’Afrique du Nord ou subsaharienne, sont beaucoup plus discriminé.es que les jeunes blanc.hes. Cela n’empêche pas que des jeunes blanc.he.s soient solidaires des afrodescendant.e.s victimes de discrimination. Le but n’était pas de rentrer dans des débats racialistes, mais de montrer que ce qui se passe aux Etats-Unis fait écho à la réalité belge, où la violence policière touche beaucoup plus les jeunes afrodescendant.e.s que les jeunes blanc.he.s. C’est une réalité statistique. Pour nous, c’était un faux débat de dire que la situation était comparable aux Etats-Unis. Par contre, quand un évènement se passe aux Etats-Unis cela a beaucoup plus d’écho, tout le monde comprend pourquoi. Si on importe leur musique, cela ne dérange pas – par contre si l’on importe les questions sociétales, cela dérange. C’est plutôt ceux que cela dérange qui doivent s’interroger sur le pourquoi de ce deux poids deux mesures.

La réaction des politiques ? Certain.e.s étaient présent.e.s lors de la manifestation et ont apporté leur soutien comme cela, d’autres en donnant les autorisations. C’était tout un débat pour nous, d’autant qu’on allait manifester contre la police, alors fallait-il attendre une autorisation de la police ? Cette question est tout à fait légitime, mais nous, d’un point de vue stratégique, comme nous travaillons avec des jeunes qui souhaitaient venir mais pas se retrouver dans un climat de violence jeunes contre police, nous avons préféré prendre toutes les garanties pour que cela se passe bien, ce qui a été le cas. On a vu le jeu politique : certain.e.s sont sincères dans leur soutien, d’autres ont profité de ce moment à bon ou à mauvais escient. Tous les partis francophones, sans exception, nous ont apporté leur soutien ; côté néerlandophone, nous avons eu des soutiens mais cela n’a pas été sans exception. Chacun.e prendra ses responsabilités quant à savoir de quel côté de l’histoire il ou elle se trouvait à ce moment-là.

Comment avez-vous vécu la séquence qui a suivi la manifestation, qui a renforcé les débats sur la décolonisation de l’espace public, sur la commission Vérité et Réconciliation ? Qu’en pense l’asbl Change ?

Pour nous, c’est l’aboutissement de longues luttes menées depuis près de 10 chez Change d’autres associations. Effectivement, le rassemblement du 7 juin a été le point culminant de ces années de sensibilisation et de conscientisation de la société civile par rapport à cette thématique et à cette question très profonde pour la société belge. Concernant la décolonisation de l’espace public, elle dépasse la question de la couleur de peau ou des origines : qu’est-ce qu’une société souhaite mettre en exergue sur l’espace public ? Est-ce l’apologie d’une armée coloniale ? Car si l’on regarde bien, la plupart de ces statues sont des hommes militaires. Où sont, par exemple, les femmes qui ont marqué l’histoire de leur empreinte ? Deuxièmement, il y a tant de personnes qui avaient pris position à l’époque de la colonisation, sans cruauté aucune, des civils, des religieux, des laïcs, qui prenaient part à la société coloniale de l’époque mais qui la remettaient en question. On pourrait aussi leur ériger des statues. C’est une question pour la société belge : qui souhaite-t-on mettre en exergue dans l’espace public ? Nous sommes heureux du travail mené par d’autres associations et d’autres personnes pour poser cette question. Maintenant, elle va être débattue au parlement. On connaît la procédure, Mr le secrétaire d’État Smet s’est positionné sur la question. Il y a un accord gouvernemental qui, s’il est mené à bien, aboutira au déboulement de tout ou d’une partie des statues. Personnellement, nous ne nous positionnons pas en disant que tout doit être rasé. Mais nous regrettons l’hypocrisie qui se glisse parfois dans ce genre de procédure. Par exemple, pour une Place Lumumba, après 10 ans de demande, on va mettre une plaque au-dessus d’une bouche de métro, à quelques mètres de la statue de Léopold II. C’est un manque de courage politique, on met un pansement sans cicatriser la plaie. On n’honore pas à sa juste valeur ce que Lumumba représente dans l’histoire du Congo et de la Belgique.

Pour Change, quelles seraient les conditions pour panser la plaie ? La commission Vérité et Réconciliation est-elle un bon départ ?

Effectivement, la mise en place d’une commission parlementaire est un pas de plus dans la bonne direction, cependant on a vu des commissions de ce type qui n’ont pas apporté de changement en profondeur. Autant nous nous réjouissons de sa mise sur pied, autant nous attendons de voir ce dont elle accouchera. Et au démarrage, il y déjà eu des polémiques. Les différents partis présents n’ont pas tous les mêmes intérêts. En tant qu’acteur de la société civile, nous restons attentifs à ce sur quoi cela va déboucher. Mais on est toujours actifs et observateurs, dans le sens où ce qui compte le plus pour nous, c’est une décolonisation des mentalités. Ils ont fait une procédure, consulté une partie des associations, des expert.e.s – mais on voit que dans la constitution du groupe d’expert.e.s il y a eu des débats. Change a apporté son soutien au groupe d’expert.e.s et nous attendons les résultats concrets, car par le passé il y a déjà eu des initiatives qui sont restées lettre morte. Je pense par exemple à la mobilisation internationale autour de la Conférence de Durban, il y a 20 ans. On en attend toujours la concrétisation, ce que ses initiateurs reconnaissent. On espère que ce ne sera pas une commission de plus qui tirera des conclusions plus ou moins neutres, sans s’avancer. Nous de notre côté, nous continuons notre travail de sensibilisation. Le chemin est plus important que l’arrivée. La mise en place d’une commission n’est pour nous qu’une étape sur le chemin de la ou des vérités, et d’une réconciliation. Quand on dit « réconciliation » cela ne veut pas dire que nous sommes en guerre. C’est un travail de sensibilisation et de conscientisation pour toutes les communautés ici, pour voir que justement ce que la population africaine a pu apporter et continue à apporter. C’est important car certain.e.s jeunes ne se sentent pas valorisé.e.s, du seul fait de leur couleur de peau. Cela doit être fait par des actions concrètes contre les discriminations.

Avant de conclure, j’aurais voulu te poser une question par rapport à une autre actualité. Il y a récemment eu le Climate Justice Camp, ainsi que la venue de Malcolm Ferdinand à Bruxelles, qui parle d’une écologie décoloniale. Comment est-ce qu’une asbl comme Change conçoit l’écologie politique comme mouvement (pas comme parti politique) ?

Change asbl est apolitique, même si certain.e.s membres peuvent être affilié.e.s à des partis. L’écologie politique y est présente. Lors du rassemblement du 7 juin, Youna Marette qui co-organisait les jeudis du climat est venue apporter son soutien, tout comme Clean Walker Belgique. Pour nous, la jeunesse qui se revendique de l’écologie politique à Bruxelles, qu’elle soit blanche, métisse, etc. rejoint nos objectifs. Autant la démarche de Ferdinand est intéressante en terme de réflexion, autant, aujourd’hui, il est difficile de parler d’écologie sans la rapporter à un parti est compliquée, tant en Belgique qu’en Europe. Aussi, tous les partis ajoutent une touche verte à leur programme. On ne va pas prendre position, c’est une question délicate. Mais personne aujourd’hui ne dira que l’écologie importe peu, ou qu’il n’y a pas de lien entre la colonisation, le racisme et l’écologie, quand on pense par exemple à l’extraction des minerais au Congo pour fabriquer nos téléphones portables. Mais ce sujet est trop complexe et sensible pour que nous prenions position. Nous voyons les liens, et nous sensibilisons les jeunes sur ces thématiques, par exemple à travers deux projets d’échange l’un avec des jeunes du Congo, à Kinshasa, et dans un autre projet avec des jeunes Ayitiens. Dans ce cadre, les jeunes échangent sur ces sujets de manière très concrète sans avoir une étiquette politique. Pour nous, il est clair que ce rapport de domination qui existe encore à l’heure actuelle où des grandes multinationales vont exploiter les ressources des pays du Sud pour assouvir les besoins égoïstes de certains consommateurs capitalistes, c’est un fait. Dans notre façon de vivre et d’échanger avec les jeunes, nous en discutons et nous les sensibilisons à une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire.

 

Un entretien réalisé par Sophie Wustelfeld

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