Stéphanie Ngalula : « Comment regarde-t-on notre histoire en face, sans tabou, sans détour ? »

Bonjour Stéphanie Ngalula, vous êtes membre du collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations. C’est à ce titre que nous vous interviewons aujourd’hui. Nous avons vécu une séquence assez intense du point de vue de l’actualité afrodescendante depuis la fin du mois de mai, avec le décès de Georges Floyd, qui a été suivi de la grande manifestation du 7 juin. Tout d’abord, pouvez-vous me présenter le collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations ?

Le core business de l’association se retrouve résumé dans son appellation : à savoir un collectif, parce que c’est un ensemble d’associations ; Mémoire coloniale parce qu’il y a un lien vraiment filial entre l’histoire coloniale et les discriminations afférentes auxquelles une partie de la population afrodescendante belge a affaire en Belgique et en dehors. Donc, l’essentiel de notre travail, c’est non seulement mettre en avant une plus grande connaissance de l’histoire coloniale de notre pays, mais de manière générale, et aussi organiser des activités qui promeuvent alors cette histoire. Nous en promouvons la connaissance à travers des activités avec des écoles ou des conférences formations et des visites guidées, etc. Pour nous, il est vraiment plus que temps de remettre au centre ce qui a longtemps été relégué aux oubliettes – cette histoire coloniale – et les conséquences très pratiques qu’elle entraîne encore aujourd’hui pour les Afrodescendant.e.s et les Noir.e.s des Belgique.

Ma deuxième question est de savoir comment le Collectif a vécu et comment vous personnellement, vous avez vécu la séquence qui a suivi le décès de Georges Floyd. Est-ce-que cela a modifié quelque chose à la manière dont les afrodescendant.es ou les questions afrodescendantes sont traitées, prises au sérieux peut être dans l’actualité belge.

C’est déjà très intéressant de se rendre compte que quand bien même le meurtre de George Floyd a eu lieu aux États-Unis, il y a eu un réel écho dont le retentissement a été perçu bien au-delà de son territoire. C’est révélateur de voir que les gens établissent clairement un lien entre les raisons qui ont mené à la mort de George Floyd, à savoir le racisme, tout particulièrement le racisme anti-noir.e et celui que l’on vit ici aussi. Il y a aussi une recrudescence des revendications par rapport à la décolonisation de l’espace public et tout particulièrement des statues et des noms de rue rappelant les personnes qui se sont rendues coupables d’exactions durant l’histoire coloniale belge. Il apparaît, pour une grande majorité des gens, qu’il existe effectivement un lien entre les deux et que, quand bien même le meurtre de George Floyd ne s’est pas passé chez nous, il a semblé évident pour tout un chacun de pouvoir établir ce parallèle. C’est une chose importante à noter, pour nous au Collectif. Il faut aussi relever que dans le même temps, le décès tragique de George Floyd rappelle aussi le fait que, malheureusement, ce n’était pas le premier à mourir du fait de violences policières. . Je pense qu’il faut rappeler que c’était déjà dans l’air du temps depuis longtemps. Ces revendications étaient déjà sur la table depuis très, très longtemps et là, ça a été catalyseur. Parfois, il suffit d’une « étincelle » pour grandement accélérer ce qui était déjà sur le feu.

Le troisième aspect qui est marquant par rapport à ce momentum, ce sont les propos du roi Philippe. Ils ont fait écho à ce que l’on a toujours dit au sein du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations et ce qui est notamment à l’origine de notre nom : un lien véritablement filial entre l’histoire coloniale et les discriminations. C’est quelque chose de nouveau et qui jusqu’alors n’avait encore jamais été institué de manière claire, limpide et précise par la monarchie belge et encore moins le souverain lui-même.

Est-ce que vous avez eu l’impression que, du coup, il y a eu un traitement différent des questions d’héritage colonial par les médias ? Par les politiques ?

Tout le monde associatif et le monde non-associatif a pu remarquer qu’une lumière plus importante a été mise sur les violences policières. Ça se manifeste aussi à un moment donné où on est mis devant un quasi fait accompli. Quand on se rend compte que la manifestation du 7 juin a rassemblé plus de 10.000 personnes, on n’a plus trop le choix que d’en parler. Le décès de Georges Floyd et, bien avant, les revendications depuis des années sur la place qui est accordée aux personnes qui se sont rendues coupables d’exactions, les 60 ans de l’indépendance du Congo qui arrivaient quelques semaines après, et les propos du souverain : tous ces éléments, l’un dans l’autre, ont évidemment créé une situation propice à encore plus mettre ces questions sur la table.

Vous l’avez mentionné, le Collectif a beaucoup d’activités autour de la décolonisation de l’espace public. Est-ce que vous pourriez m’en dire un peu plus ? J’ai vu que vous avez inauguré un nouveau parcours à Charleroi dimanche 24 aout. Pourquoi c’est important de faire ces visites coloniales et de décoloniser l’espace public ?

C’est essentiel parce que pour nous, la question de la décolonisation doit être le plus accessible possibles pour le grand public et pour la collectivité. C’était important de pouvoir utiliser un moyen qui permettrait non seulement de toucher les gens dans leur ensemble, mais aussi qu’il soit le plus ludique possible. A l’heure actuelle, nous avons quand même plus d’une dizaine de parcours à Bruxelles et en dehors (Tervuren, Namur, Liège, Charleroi), ce qui représente tout un travail de fond et démontre encore une fois à quel point le patrimoine colonial est omniprésent et à quel point la décolonisation, par ricochet nos visites guidées, font pleinement sens. Dans ce sens, pour nous, les visites guidées sont un véritable outil didactique. Il est pour nous essentiel que les enjeux decoloniaux soient abordés avec pédagogie. On est dans un pays qui, souvent, ignore son histoire. La présence coloniale belge a duré à peu près 80 ans et pourtant, les trois quarts des adolescent.es ne savent même pas que le Congo était une colonie belge (et le Ruanda-Urundi dans un second temps). Dès lors, c’est important de faire face à ce constat là quand on se rend compte qu’une grande majorité de la population ne connaît pas son histoire coloniale. C’est primordial de la vulgariser. Nos visites guidées décoloniales participent tout à fait à cette vulgarisation de cette histoire. Cette démarche raconte aussi quelque chose de notre espace public, un espace qui, par définition, est commun et qui est censé faire corps. Or, à l’heure actuelle l’espace public n’est pas un espace neutre. En l’état, il renvoie notamment un double message sexiste et raciste par l’apologie de l’histoire coloniale et de sa propagande.

Tel qu’il est présenté et pensé, notre espace public n’est pas en adéquation avec les principes humanistes et les valeurs d’égalité dont se revendiquent notre pays.

Tel qu’il est présenté et pensé, notre espace public n’est pas en adéquation avec les principes humanistes et les valeurs d’égalité dont se revendiquent notre pays.

Oui, et sur ce débat de la décolonisation de l’espace public, on a assisté ces derniers mois à des échanges très vifs autour de la question du déboulonnage ou pas des statues et de leur place dans l’espace public, qu’est ce qui peut être fait ? Qu’est ce qui devrait être fait de ce point de vue ? À la fois peut-être pour les statues et pour les noms de rue ? Est-ce que est ce que vraiment, il faut enlever les noms ? Enlever les statues ?

Pour le CMCLD, la situation est très claire : il faut opérer de manière méthodique et transversale. Premièrement, il faut un recensement le plus exhaustif possible du patrimoine colonial belge dans son ensemble. Deuxièmement, sur la question du déboulonnement ou pas, il est important garder à l’esprit que s’il y a déboulonnement, cette démarche ne peut s’envisager que comme une étape dans un processus qui en comprendrait immanquablement plusieurs. C’est-à-dire que c’est soit la première étape, soit l’étape in fine voire intermédiaire et surtout ça implique d’être absolument accompagné d’autres étapes . L’idée du déboulonnement pour le déboulonnement, risquerait d’apporter un argument par après pour pouvoir dire « ben voilà, on a tout enlevé. Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Il est primordial d’opérer en gardant à l’esprit qu’un tel acte doit nécessairement s’inscrire dans un processus global, généralisé et coordonné de déconstruction de la propagande coloniale et de décolonisation profonde de la société, des mentalités et des pratiques. Sans ce cette ligne de conduite, on se retrouverait inévitablement dans la même situation que celle des États anciennement colonisés dont on fête l’indépendance, à savoir des coquilles vides ! Ce serait une simple décolonisation qui n’aurait de décolonisation que le nom, sans substance ni consistance. A l’instar, de notre passé colonial, qui sur bien des points, n’a de passé que le nom. Il ne faut pas tomber dans ce piège, c’est en partie ce qui nous a mené où nous en sommes. Certains éléments pourraient éventuellement être conservés pour alors servir d’outils dans le processus pédagogique de décolonisation et non plus donner une place indécente et prépondérante à des criminels sanguinaires et autres mercenaires.

Le déboulonnement et/ou le changement des noms de rue ne sera significatif, ne fera sens, n’aura de valeur et de portée à long terme que si et uniquement si ça s’inscrit dans un processus global et généralisé. Sans quoi ça sera un vœu pieux.

Le square Patrice Lumumba est une manière très concrète de matérialiser la décolonisation de l’espace public. Le lieu commun qu’est l’espace public a notamment vocation à honorer les mémoires. Partant de ce principe, il devrait donc donner une place plus importante à la mémoire des résistances parce que de très nombreuses résistances ont eu lieu, de tout temps, en ce compris durant la période coloniale. Il y en a dans toute société là maintenant à l’heure où on parle, pour faire face à tels ou tels systèmes de domination. C’est en appelant aux avant-postes les femmes et les hommes illustres qui se sont démarqué.e.s au moment des résistances que l’on pense autrement l’espace public. C’est aussi notamment l’initiative qui a été prise dans la commune d’Etterbeek de remplacer des noms de rue coloniale par des noms de femmes qui se sont inscrites dans la résistance et dans la lutte pour des valeurs humaines et progressistes. Espérons que ce sera amené à se pérenniser. Il faudra pour ça il faudra que les femmes et les hommes humanistes se saisissent de cette question citoyenne et endossent leur propre rôle dans le processus de décolonisation de leur commune.

D’accord, mais alors par rapport à ça, dans le débat public, il y a cette crainte aussi de créer ou de matérialiser un conflit mémoriel dans l’espace public, comment est ce qu’on peut contourner ce problème ou avoir un espace public qui, à la fois uni et en même temps, fait place à une pluralité de mémoires, mais potentiellement conflictuelles ? Comment est-ce qu’on n’entre pas là dans un conflit identitaire , dans la modification de l’espace public ?

C’est intéressant de choisir d’utiliser le mot « identitaire » pour parler d’espace public. Je crois que c’est un terme qui renvoie à un imaginaire et à des procédés assez violents. Si on part du principe que c’est un espace qui doit montrer une certaine « identité » pour reprendre vos termes, il serait judicieux de se questionner sur la présumée identité qu’elle montre à l’heure actuelle. Elle serait révélatrice de ce que l’on estime comme étant l’identité et les valeurs pour notre pays. En l’état l’identité, si c’est ce que c’est, met en avant des personnes qui ont été des mercenaires et/ou se sont rendues coupables de viols et d’exactions en tout genre. Si c’est cette identité-là uniquement qui a voix au chapitre chez nous, ça peut naturellement être questionné.

La remarque qui revient souvent, « c’est mais ça fait partie de l’Histoire » à titre personnel, je n’ai jamais vu de statue de Vercingétorix dans la rue et ça ne m’a pas empêché de connaître son existence via mes cours d’histoire. Je pense que c’est important de savoir que l’Histoire s’apprend notamment à l’école, là où on est à même justement de bâtir ce socle commun de valeurs. C’est ça aussi qu’il est important de mettre sur pied. D’ailleurs qu’entend-on par « c’est notre Histoire ? » C’est l’histoire de qui ? Par définition, si elle est travestie et/ou incomplète cette histoire est biaisée et non collective. Il ne s’agit pas de faire plaisir à un groupe de citoyn.ne.s au dépend d’un autre. L’’histoire se doit d’être la plus juste, exhaustive et honnête possible. En l’état ce n’est pas le cas. Quant à la question de savoir s’il va y avoir conflit, le conflit serait de se dire qu’on peut tout mettre sous le tapis indéfiniment comme si ça n’avait pas d’importance et n’aurait pas d’incidence sur la collectivité. Pourtant, un jour ou l’autre on déménage, il semblerait que nous soyons dans un moment de déménagement. Cette poussière qui a été mise longtemps sous le tapis, est en train d’apparaître au vu et au su de tou.te.s. C’est ça dont il est question ici ; comment est-ce qu’on regarde notre Histoire en face sans tabou, sans détour de sorte à la dépasser collectivement en établissant un nouveau modus operandi.

Propos recueillis par Sophie Wustefeld.

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