La prise de conscience des dégâts que l’activité humaine provoque sur le patrimoine naturel est désormais aigüe. Nous prenons parallèlement conscience de l’ambivalence de la croissance qui, certes, a été à l’origine d’immenses bienfaits pour l’humanité mais qui s’est aussi accompagnée, comme le met en évidence la similitude de la courbe du taux de croissance et celles des émissions de gaz à effet de serre depuis un siècle et demi, de maux et de dégradations du patrimoine naturel. Remettre en cause ou même seulement relativiser l’importance de ce qui semble bien être devenu l’objectif principal de tous les Etats– comme en témoigne l’introduction du Système de Comptabilité National 2008 publié par la banque Mondiale, la Commission européenne, le FMI, l’OCDE et l’ONU – constitue un véritable tabou, non seulement parce que nous sommes des sociétés « fondées sur la croissance » mais aussi parce que la croissance semble être devenu le carburant indispensable au maintien de nos systèmes de protection sociale et au développement de l’emploi.

Nous semblons bien nous trouver aujourd’hui, au cœur d’une véritable contradiction entre question écologique et question sociale : pour résoudre la question écologique, il nous faudrait changer radicalement nos modes de production et de consommation, et parvenir soit à continuer à produire en diminuant drastiquement les rejets et prélèvements toxiques sur l’environnement (l’utopie de la croissance verte) soit rompre avec l’obsession de taux de croissance élevés, ce qui paraît totalement contradictoire avec l’amélioration de la situation de l’emploi (une des dimensions majeures de la question sociale). La plupart des travaux postulent que la croissance et l’emploi sont intimement liés et que sans croissance, il est impossible de créer des emplois et de lutter contre le chômage. Les scénarios prospectifs actuellement en vogue promeuvent ainsi soit l’idée d’une nouvelle révolution technologique qui, certes, contribuera à supprimer des emplois mais sera fortement créatrice de richesse (Brynjolfsson, McAfee, 2011) et devrait permettre le déclenchement d’une nouvelle ère d’opulence soit d’une reconfiguration des Etats-Providence seule capable d’alimenter la compétition économique que se livrent les Etats et les multinationales : tous s’appuient sur l’idée que la croissance est de toutes façons nécessaire pour engager les investissements gigantesques qui permettront de reconstruire nos systèmes énergétiques et productifs.

Et s’il nous fallait désormais rompre avec ces scénarios et avec l’ensemble des représentations qui les fondent ? Si en lieu et place du rapport de domination et d’exploitation de la Nature par les humains, développé sinon depuis la Genèse, comme le soutient l’historien Lynn White, au moins depuis le 18ème siècle et sa religion de la production (bien mise en évidence par Adam Smith), il nous fallait désormais instaurer un rapport fondé sur le respect et le prendre soin ? Si au lieu de poursuivre le seul objectif de taux de croissance élevés nous cherchions désormais à continuer à satisfaire les besoins humains mais sous réserve du respect de normes sociales et environnementales strictes ? Si nous considérions la question écologique et sa nécessaire résolution comme une formidable opportunité de contribuer à la résolution de la question sociale dans sa double dimension : des taux de chômage élevés ; un malaise au travail fréquent ; des inégalités en augmentation. Si la prise en compte intelligente de la question écologique nous permettait de renouer avec le plein emploi, de changer le travail et de réduire les inégalités ?

De nombreux économistes soutiennent qu’il ne peut y avoir d’emploi sans croissance (un taux de 1,5% de croissance serait nécessaire pour commencer à faire diminuer le taux de chômage en France). Dans un très bel article, Michel Husson a montré que si une telle proposition était vraie à court terme, elle ne l’était pas à moyen/long terme, la productivité et la durée du travail constituant des éléments déterminants. On peut créer des emplois sans croissance en répartissant autrement sur l’ensemble de la population active le nombre d’heures de travail existant à un moment t. Comme l’a récemment mis en évidence le rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le bilan financier, économique, sociale et sociétal de la réduction progressive du temps de travail, les lois organisant ce processus de RTT en France ont créé 350 000 à 400 000 emplois, amélioré la conciliation travail-famille, dynamisé la négociation et constitué « une des mesures de politiques de l’emploi les moins coûteuses ». On peut penser que si elle avait été menée à son terme, avait conservé jusqu’au bout les critères nécessaires à l’obtention des aides notamment en termes de création d’emplois et s’était accompagnée d’un programme massif de requalification, l’opération aurait pu présenter un bilan encore plus positif.

Mais la RTT ne suffira pas : la reconversion écologique dans laquelle nos sociétés doivent s’engager, et qui supposent la réduction de la taille de certains secteurs et le développement d’autres (rénovation thermique, énergies renouvelables, transports en commun, agro-écologie, verdissement des processus industriels…) devrait selon les travaux dont nous disposons s’accompagner d’un solde positif d’emplois. Encore faudra-t-il, pour qu’une telle transition soit juste, qu’elle s’accompagne de puissants mécanismes de sécurisation susceptibles d’éviter que les transferts de main d’oeuvre et les reconversions professionnelles ne se traduisent, comme trop souvent par le passé, par l’exclusion et la mise sur le côté des populations les moins qualifiées et de véritables programmes de requalification. A cet égard, les propositions faites par un ensemble de syndicats et d’associations sous l’intitulé One million Climate Jobs méritent l’attention : elles soutiennent en effet l’idée d’un Service National du Climat (sur le modèle du National Health Service) qui prendrait en charge les travailleurs des secteurs qui doivent fermer pour les recycler et les mettre au plus vite au service des nouveaux besoins requis par la transition écologique. Une forme radicale de sécurisation des trajectoires professionnelles sans doute plus efficace que le passage trop long par la case chômage.

Gadrey ajoute aux emplois issus de la prise en compte de la transition écologique et de la réduction du temps de travail, le déploiement d’emplois permettant la satisfaction des immenses besoins sociaux tels que garde d’enfants, soins aux personnes âgées…indiquant que des millions d’emplois durables peuvent ainsi être créés.

Mais ce n’est pas tout. Si elle était bien menée, la reconversion écologique pourrait aussi permettre de contribuer au règlement d’un problème majeur, dont la fréquence et l’intensité varient certes selon les pays : le mal-être au travail. Ceux qui sont familiers des enquêtes sur les Conditions de travail et des entretiens le savent bien : un grand nombre de salariés se plaignent d’un travail devenu plus stressant, de sa perte de sens, de son intensification, de la faible place laissée à la qualité du travail. Un des motifs récurrents des plaintes est l’augmentation des contraintes de productivité et de rentabilité. Dès les années 1950, l’économiste Bertrand de Jouvenel avait mis en évidence les méfaits de l’obsession de productivité qui entraîne un « progrès dans l’organisation du travail mais un regrès dans l’aménagement de l’existence (…) S’il gagne des satisfactions comme consommateur, l’homme en perd comme producteur… ». Depuis les années 1960, les principales batailles ont été menées autour de la répartition des gains de productivité (bataille d’ailleurs perdue par les salariés). Nous savons tous aussi, depuis les travaux d’Adam Smith, que la productivité constitue le cœur de la croissance et du progrès.

Et si, suggère Gadrey, il nous fallait aussi rompre avec cette croyance là : avec l’idée que l’efficacité dans le processus productif doit être notre seul but, puisque celle-ci permet une baisse des prix des produits comme l’a toujours rappelé Frederik Taylor lui-même, qui a toujours pris soin de signaler que les gains de productivité n’étaient destinés en priorité ni aux employeurs, ni aux salariés mais aux consommateurs. Et si cela était faux ? Si le prix à payer en termes de nombre d’emplois et de qualité de l’emploi était trop lourd ? Si la quantité de biens et services produits – seul pris en compte par le PIB – n’étaient pas un bon équivalent de l’augmentation de bien-être individuel et social obtenue ? Si ces quantités de biens et services pour certaines toxiques du point de vue de leurs effets sur l’environnement et sur le travail humain, ne représentaient au final qu’une diminution de bien-être (comme avaient tenté de le mettre en évidence grand nombre d’inventeurs d’indicateurs de richesse alternatifs au PIB) ? Et si, plutôt que des gains de productivité, il nous fallait désormais chercher à obtenir des gains de qualité et de durabilité – jamais mis en évidence par le PIB – ?

Il nous faudrait pour cela nous doter de nouvelles comptabilités (nationales et d’entreprise) ; mais aussi, pour rendre le processus envisageable et éviter tout dumping, mettre en place les institutions capables d’édicter et de faire respecter au niveau international des normes sociales et environnementales strictes (une Organisation Mondiale de l’Environnement et une Organisation Internationale du Travail dotées de pouvoirs de sanction) ; adopter de nouvelles règles du commerce international telles que celles contenues dans le très intéressant Mandat commercial alternatif de l’Union européenne[[ Procédure qui permet d’initier, négocier et conclure des accords commerciaux donnant une place déterminante à la société civile et aux Parlements, organisant l’auto-suffisance de l’Europe pour ses productions alimentaires, et la conduisant à réduire ses importations de matières premières et de produits manufacturés, faire prévaloir les droits humains sur les intérêts commerciaux, organiser la responsabilité des multinationales

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Une telle entreprise (encadrement éthique de la production, reconversion des secteurs polluants vers des secteurs propres, dématérialisation et décarbonisation de l’économie, sécurisation des transferts de main d’œuvre, mise en place de politiques publiques et d’institutions organisant la transition à moindres coûts humains…) exige sans doute la mise en place d’une économie de guerre ou de crise, qui ressemble à celle que décrivait Lord Beveridge dans son rapport de 1944, Full employment in a free society. La prise en compte de considérations éthiques par le biais d’une nouvelle définition du progrès ne signifie pas autre chose que la nécessité de ré-encastrer la production dans un processus de choix collectif encadré par des critères précis.

Parviendrons-nous à organiser l’ensemble de ces profondes réformes à froid, à un moment où le désir de croissance est d’autant plus fort que les conséquences de la crise sont encore présentes ? Si ce n’était pas le cas, nous aggraverions considérablement le risque de guerres déclenchées par la raréfaction des ressources rares et devrions faire face à des pénuries bien plus explosives que la réduction de consommation rationnellement organisée qui pourrait nous permettre d’affronter notre destin commun.

Trois conditions supplémentaires semblent en tous cas nécessaires à l’engagement de nos sociétés dans
la transition : nous doter des indicateurs appropriés qui guideront nos actions ; promouvoir une alliance entre salariés et consommateurs autour de la qualité (qualité du travail/qualité des produits) ; organiser l’espace le plus large possible à l’exercice de la démocratie à l’intérieur des organisations productives et dans l’ensemble de la société.

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