Régulièrement, des articles paraissent dans les revues ou les journaux sur le futur du secteur du transport aérien à l’horizon 2050. Il arrive que les conclusions de ces articles soient diamétralement opposées : certains prédisent un triplement des km parcourus au niveau mondial, alors que d’autres prédisent un effondrement du trafic aérien. Ce grand écart peut laisser perplexe les néophytes intéressés par ces enjeux. Comment l’expliquer ? Cet éclatement des conclusions dépend en réalité de la façon dont les auteurs font de la prospective et des postulats qui sous-tendent leurs réflexions.

Première façon de faire de la prospective : pas de limite

Un article publié dans L’ECHO le 12 janvier 2013 dans un dossier sur le transport aérien nous donne une idée de la manière dont l’Académie française de l’Air et de l’Espace conçoit sa démarche prospective. Comme le note l’auteur de l’article, « l’AAE ne s’est pas contentée d’imaginer à quoi ressembleront les avions du futur, mais elle a parcouru tous les maillons de la chaîne du voyage ». En outre, l’AAE s’est posée la question de l’importance de la demande et en a conclu que «  même si le trafic aérien ne doublera plus tous les quinze ans, on devrait passer de 2,7 milliards de voyageurs en 2011 à 7,7 milliards en 2050. Avec des variantes de croissance, bien sûr: une multiplication par dix du trafic asiatique; une hausse nettement plus mesurée en Europe, notamment en raison de la concurrence du train à grande vitesse. » Comment l’AAE est-elle parvenue à ces chiffres ? Les chercheurs de l’AAE ont pris comme base de projection le PIB par habitant et les prévisions de son évolution. Ils sont partis du principe qu’à chaque niveau de revenu, les individus en consacrent en moyenne une certaine proportion pour les déplacements en avion. Ils ont par ailleurs estimé le coût moyen du km parcouru par passager d’avion dans chaque région du monde. Ils ont finalement, et assez intelligemment, nuancé ces chiffres en intégrant les effets de concurrence entre les modes de déplacements rapides tels que le train à grande vitesse.

Cette méthode prospective repose sur une double hypothèse : d’une part, celle selon laquelle le réchauffement climatique n’est pas une menace sérieuse (climato-scepticisme) qui par conséquent ne requiert aucune action substantielle pour l’enrayer, et d’autre part, celle qui consiste à considérer que les limites des ressources naturelles de la planète sont loin d’être atteintes. Cette double hypothèse permet de fonder le postulat suivant : ce que nous savons de l’évolution passée nous permet de prévoir correctement le futur puisqu’il n’y a pas de contraintes sur le futur qui obligent à remettre en cause les croissances observées. Avec cette double hypothèse et le postulat de départ, le raisonnement est le suivant :

 On a observé une croissance de la demande à venir de services, dont les déplacement en avion. Cette demande pourra croître sans qu’aucune contrainte externe ne vienne la brider.

 Les matériaux nécessaires pour satisfaire cette demande seront disponibles, y compris les métaux rares de plus en plus utilisés dans la conception et le fonctionnement des technologies modernes.

Dans le cas du transport aérien, rien ne viendra brider la demande de transport supplémentaire. Pour transporter plus de passagers, il faudra plus d’avions et même si ceux-ci seront un peu plus légers et consommeront un peu moins de kérosène par km parcouru, la quantité d’avions supplémentaires et le triplement du nombre de voyageurs impliquera indubitablement l’emploi de plus de matériaux pour construire les avions et de plus de carburant pour les faire voler. En définitive, il est présupposé que ces ressources seront disponibles, comme elles l’ont toujours été. C’est le même genre d’hypothèses qui sert aux prévisions de communication GSM, des déplacements en voitures etc. Plus globalement, la croissance économique projetée est pensée comme moins dévoreuse de matières par unité économique créée, mais plus dévoreuse en absolu, ce qui correspond à ce que nous avons vécu depuis les années 1970 : on consomme un peu moins d’énergie et de matière par € de croissance, mais on consomme malgré tout plus d’énergie et de matière. Le graphique ci-dessous montre qu’on est majoritairement dans un découplage relatif, c’est à dire qu’on émet moins de CO2 par unité de PIB (de revenu), mais que le PIB (revenu) croit plus rapidement et que donc au total on émet plus de CO2 (on n’est donc pas dans le cas d’un découplage absolu).
Tendances du découplage
Contrairement au secteur de la téléphonie mobile, l’aviation a déjà une longue histoire. Elle a connu des progrès techniques gigantesques depuis un siècle. Aujourd’hui, les limites physiques indépassables quant à la quantité d’énergie nécessaire au transport aérien sont plus proches qu’hier (motorisation, aérodynamique, etc.) et les progrès futurs ne pourront certainement pas être de la même ampleur que par le passé. Il est donc indubitable qu’un accroissement des déplacements en avion occasionnera un accroissement de l’énergie consommée.
Compte tenu des hypothèses fortes sur la prédiction du PIB, la demande de transport aérien et la disponibilité des ressources naturelles nécessaire à la satisfaction de cette demande, il serait possible, selon l’article de l’Echo du 12 janvier 2013 cité ci-dessous, d’estimer combien d’avions il faudra en 2050.

Comment voyagerons-nous en 2050 ?
L’Académie française de l’Air et de l’Espace s’est penchée sur la question […]
La prospective est un art difficile. Surtout dans le domaine des sciences et technologies de pointe où les évolutions sont rapides. L’aviation n’échappe pas à la règle et ce malgré quelques contraintes constantes comme les lois de l’aérodynamique. La délicatesse de l’exercice prospectif se vérifie lorsqu’on jette un coup d’œil aux visions futuristes du milieu du siècle dernier lorsqu’il s’agissait prévoir l’évolution du transport aérien au tournant de 2000. Les musées du monde, tel le fameux Science Museum de Londres regorgent d’illustrationsplus fantaisistes les unes que les autres.

Dans ce contexte, il est hasardeux de se lancer dans ce type d’exercice et pourtant, compte tenu du temps nécessaire à la conception de nouveaux avions ou de nouveaux systèmes de navigation, il est impératif d’anticiper l’évolution du secteur pour se préparer et consentir à bon escient des investissements toujours plus lourds . […]

Les avions de demain sont connus…

Compte tenu d’une durée de vie de quarante ans, les nouveaux avions qui voleront en 2050 sont déjà sur les tables à dessin des constructeurs. Les avions de «demain», c’est-à-dire de 2030 et même 2050 sont connus. Ils s’appellent A380 ou 747-8 pour les gros-porteurs; 737 Max, A320 Neo, voire Comac C-919 ou ARJ21, MRJ, SSJ ou Bombardier C series pour les moyen-courriers; ou enfin Boeing 787 et Airbus A350 pour les long-courriers. Ils sont tous sur les tables à dessin des ingénieurs, en cours de montage ou ont même déjà entamé leurs essais en vol. Ils ressembleront à s’y méprendre aux avions d’aujourd’hui et, après tout, les 747, 737 ou A320 sont en service depuis plusieurs dizaines d’années. […]

Les prévisions continuent de paraître. Le 26
septembre 2013, Airbus estimait que 29.000
avions neufs seraient construits pendant les 20
prochaines années, la flotte mondiale passant
de 17740 en 2013 à 36560 en 2032. Boeing fait
le même ; genre de prospective. La question de
l’énergie est résolu de la manière suivante : « les
compagnies devraient se doter d’avions moins
gourmants. Ici aussi ce sont les prévisions de
croissance économiques qui permettent de calculer
les commandes d’avions et ceci va jusqu’à
pouvoir déterminer la répartition de la demande.
La carte ci-dessous en est l’illustration.
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Seconde façon de faire de la prospective : sous contraintes

Une seconde méthode prospective consiste à partir des contraintes prévisibles qui seront effectives en 2050. Pour l’aviation, la disponibilité des matériaux pour la carcasse et les moteurs ne semble pas une contrainte très prégnante, car la disponibilité de l’aluminium est relativement abondante. Il n’en est cependant pas de même pour les métaux rares utilisés dans divers équipements (moteurs, électronique, etc.). Néanmoins, la contrainte principale est énergétique : il est probable qu’il y ait au minimum deux à trois fois moins d’énergie par personne en 2050 qu’aujourd’hui soit en raison du pic de production des énergies fossiles et de la croissance dans les autres régions du monde, soit en raison de politiques climatiques restreignant la consommation des énergies fossiles et, plus que probablement, pour les deux raisons à la fois. Cette rareté énergétique aura des conséquences en deux temps :

 elle affectera la disponibilité des matériaux, car même si les matériaux sont présents sur la croûte terrestre, il faudra de l’énergie pour les extraire et les mettre en œuvre. Les gisements les plus productifs ayant été exploités les premiers, ceux que l’on met aujourd’hui en exploitation sont nettement plus consommateurs d’énergie (les gaz de schiste par exemple). Donc, peu d’énergie = faible production de matériaux . De plus, l’énergie disponible ira principalement à certains secteurs essentiels (alimentation, santé, etc.) au détriment de l’extraction de matériaux remplissant des besoins secondaires (vacances lointaines, etc.) ;

 elle affectera la possibilité d’usage de l’énergie. Comme il y aura moins d’énergie par personne et en absolu, il sera donc physiquement impossible que tous les secteurs soient en croissance énergétique. Il y aura une diminution de consommation dans tous les secteurs, mais certains pourraient être plus affectés que d’autres car moins essentiels. Les principaux et premiers secteurs amenés à être touchés par la décroissance énergétique sont les transports, et en particulier le transport aérien, et l’agriculture.

Quelle est la solidité de la prévision de la décroissance énergétique ?
« Nous avons atteint le pic ou plateau de production mondial que le géophysicien Marion King Hubbert avait modélisé dès la fin des années 1950. L’Agence Internationale de l’Énergie, dans ses dernières éditions du World Energy Outlook, admet que la production des gisements de pétrole conventionnel plafonne depuis 2006 et commence à décliner. C’est justement ce déclin qui pose problème, car il va être plus rapide que le développement des hydrocarbures non conventionnels. Jusqu’à présent, les deux facteurs déterminants de la capacité de production étaient le prix du pétrole et la consommation.

Aujourd’hui, les autres contraintes sont trop fortes et trop nombreuses pour être négligeables. La lourdeur des investissements nécessaires (gaz de schiste, forages en eau profonde, etc.), les conditions d’exploitation extrêmes, la diminution du retour énergétique sur énergie investie (ERoEI), les risques et impacts environnementaux et les fortes instabilités géopolitiques sont autant de freins qui remettent en question les prévisions de production à la hausse que suggèrent de nombreuses organisations publiques et privées.

L’évaluation des réserves pétrolières mondiales est forcément imprécise en raison du nombre important d’opérateurs, de la confidentialité de certaines données, de la complexité technique des évaluations, de l’imprécision des définitions internationales et (surtout ?) des intérêts financiers énormes en jeu dans ces secteurs qui forcent un grand écart entre l’intérêt des actionnaires intervenant à Wall-Street et l’analyse des géologues indépendants. Avec de telles variables, il devient aisé, pour les pays producteurs comme pour les compagnies privées, de manipuler les chiffres en fonction de leurs objectifs afin d’entretenir un flou permanent et trompeur. Il est également possible de donner l’impression que les découvertes ne cessent d’augmenter, alors qu’elles diminuent depuis plus de quarante ans pour ce qui concerne les combustibles fossiles conventionnels et que l’on verra peut-être bientôt qu’il en est de même pour les sources non conventionnelles (gaz de schiste, etc.) même si au total les réserves disponibles permettront de «tenir» encore quelques décennies au cas où l’on se moquerait éperdument du réchauffement climatique». Le graphique ci-contre montre bien qu’on exploite de nouveaux gisements (non-opep) mais qu’ils filent tous vers le bas, donc sont en déclin.
Pic du pétrole

Si on prend toutes les énergies, à l’horizon 2020, on observe déjà un déclin.
Dès lors, la prospective donne une contraction des commandes d’avion, une contraction des km-passagers parcourus et une réduction d’emploi dans le secteur, comme décrit dans l’article ci-dessous.

Avion
Un rapport récent de la Commission Européenne montre une réelle ambition pour le secteur aérien, comme par exemple l’objectif de pouvoir joindre n’importe quelle destination d’Europe, « de porte à porte », en moins de quatre heures ou celui de multiplier par 6 le nombre de vols annuels d’ici 2050 (European Commission, 2011). Par ailleurs, le directeur commercial d’Airbus a indiqué récemment que l’entreprise prévoit un doublement de la flotte en circulation et une hausse de 150 % du trafic en vingt ans (Florentin Collomp, Airbus optimiste pour l’essor du trafic aérien, Le figaro, consulté le 05/09/2012, URL : http://www.lefigaro.fr/societes/2012/09/04/20005-20120904ARTFIG00541-airbus-optimiste-pour-l-essor-du- trafic-aerien.php . )

Dans un scénario de doublement du prix du pétrole brut et donc du kérosène, la réalité est bien différente. Au début des années 2000, le carburant représentait environ 15 % des coûts d’exploitation pour les compagnies aériennes. Dix ans plus tard, ce taux est passé à 35 % (45 % pour les vols « long courrier ») ce qui en fait la première dépense, devant les frais de personnel (28 %) (Scott Mayerowitz, Airline costs force fares higher, The post and Courier, consulté le 05/09/2012, URL: http://www.postandcourier.com/ article/20110605/PC05/306059966 ). L’absence de taxes sur le kérosène pour des raisons de compétitivité internationale a permis d’obtenir un coût faible et une certaine démocratisation du transport aérien dans les pays industrialisés, mais elle ne permet pas d’amortir les variations importantes du prix du pétrole brut. Avec les prix de 2012, l’IATA (International Air Transport Association) prévoit une perte cumulée annuelle de 1,1 milliard de dollars pour les compagnies européennes.

Avec un baril à 200$

Le carburant peut représenter jusqu’à 70 % des coûts d’exploitation et cette hausse est forcément répercutée sur le prix du billet, à l’exemple de la surcharge de 200€ appliquée en 2012 sur les vols de 7h par British Airways et Air France. Les voyageurs les plus modestes ne prennent plus l’avion, les autres préfèrent la classe économique et les passagers des vols intérieurs choisissent le train. Les coûts fixes du transport aérien (aéroports, contrôle aérien et prestataires divers) sont donc reportés sur un nombre moins important de voyageurs, ce qui augmente encore davantage le prix de leur billet.
En Europe, les 400 000 emplois directs des compagnies aériennes disparaissent progressivement, à l’image du récent dépôt de bilan des compagnies hongroise Malev et espagnole Spanair. Au total ce sont 5,1 millions d’emplois du secteur aérien qui sont potentiellement concernés.
Les professionnels du secteur sollicitent le soutien des gouvernements, considérant qu’ils sont prioritaires pour l’économie, le tourisme, l’emploi et le transport des marchandises. La durée de vie des flottes d’avions est allongée et les commandes d’avions sont annulées. Le secteur de la construction aéronautique, qui concerne près de 500 000 personnes, dont un tiers en France, est dès lors confronté aux mêmes difficultés. La région Midi-Pyrénées (France) est particulièrement touchée car elle concentre plus de 50 000 emplois directs, indirects ou induits liés à la présence d’Airbus.

Conclusions

Nous pensons qu’une analyse prospective qui n’inclurait pas les contraintes physiques prévisibles de notre environnement a peu de valeur. La prospective ne peut pas se limiter à reproduire pour l’avenir les conditions du présent. Il est parfaitement compréhensible que les avis divergent sur ce que seront les contraintes futures. Certains experts affirment qu’il n’y aura pas de problèmes de disponibilités énergétiques, mais alors il leur faut étayer leur hypothèse et expliquer en quoi ceux qui prévoient un déclin de la production énergétique font fausse route. Est-ce trop demander que l’explication donnée par ces experts ne soit pas de l’ordre de la croyance ou de l’incantation (« on a toujours trouvé de l’énergie », « on fera de nouvelles découvertes scientifiques »… ) ou de l’ordre de la corrélation sommaire (« lorsqu’on a eu de la croissance économique, on a produit plus d’énergie »… ) ?

Au vu de l’incapacité de ceux qui prévoient une croissance économique future (et donc une croissance du transport aérien) à démontrer la disponibilité énergétique qui est absolument nécessaire pour soutenir cette croissance, il semble plus raisonnable de faire confiance au travail prospectif de celles et ceux qui ont produit une expertise sur les disponibilités physiques du futur. Malheureusement, la prospective de ces experts ne va pas dans le sens de la facilité économique, ni du désir du « consommateur moyen »(sensé vouloir toujours plus de biens et de services pour son réaliser son bien-être). Nul doute que le désagrément du citoyen-consommateur à entendre ce genre de discours se traduise par une surdité relative, et en particulier chez certains politiques qui accuseront ces prospectivistes d’être des oiseaux de mauvaise augure et des défaitistes.
Avec le déclin progressif de l’énergie et des ressources naturelles, avec la menace climatique qui pèse sur l’espèce humaine, les partis politiques qui auront un projet de société enthousiasmant dans un monde en régression matérielle, et qui auront un discours pédagogique et constant, seront les partis du futur les plus crédibles.

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