Paradigmes et pratiques de l¹écologie politique

Alain lipietz (1996)

La plus grande confusion règne autour des mots écologie politique. S’agit-il d’une subdivision de l’écologie (comme l’économie politique une subdivision de l’économie) ? S’agit-il d’une pratique politique, d’un courant politique portant sur la scène politique (les élections, les institutions) les problèmes repérés dans le champ de l’écologie scientifique, en s’inspirant des valeurs associées à l’idée d’une bonne écologie ? Un peu des deux, et c’est normal. La même question s’est posée lors de la naissance conjointe de la sociologie comme science et du socialisme comme courant politique posant la question du social. Nous ne savons toujours pas très bien ce que l’on entend par le social . Alors, l’écologie !

Eh bien, partons de là. Qu’est-ce que l’écologie ? C’est la science des rapports entre une espèce, son activité, et son environnement qui est à la fois condition et produit de cette activité, donc condition de vie de cette espèce. La question se complexifie encore pour les animaux sociaux, car l’activité y est d’emblée sociale, et l’environnement de chaque individu de l’espèce est pour une bonne part constitué… par sa propre société ! Quand enfin l’animal est non seulement social, mais encore politique, c’est-à-dire que les membres d’un groupe y délibèrent consciemment des buts et des moyens de la vie collective, alors la politique elle-même y devient objet de science… et la science, guide de la politique.

L’humanité est une espèce sociale, une espèce politique : l’écologie humaine est d’emblée politique, la politique a d’emblée un aspect écologique. Exemple ? Les embouteillages, crises locales où chacun se transforme en environnement de l’autre, où l’environnement, c’est les autres, dans leur comportement collectif, fruit d’une politique de transports et d’une politique urbanistique. Autre exemple ? L’effet de serre anthropique, résultat global de multiples choix de modèles de développement, crise dont la solution est paralysée actuellement par les contradictions géopolitiques.

Il serait cependant simpliste d’affirmer la nécessité d’une écologie politique comme conséquence historiquement déterminée des problèmes de l’écologie humaine réellement existante, telle que l’analysent les scientifiques, ou que la subit l’homme de la rue (qu’il soit à son volant, ou que, sur le trottoir, il avale la pollution automobile). C’est bien ainsi pourtant que nombre d’écologistes eux-mêmes semblent résumer leur propre histoire : certains processus de la biosphère deviennent inquiétants, les sciences s’en mêlent, il se développe une écologie scientifique, et des esprits éclairés en tirent les conclusions en matière de gouvernement des humains. Cette conception technocratique de l’écologie existe. Mais je dirais qu’elle constitue, plus qu’une écologie politique, une trace, dans le domaine spécifique de la politique de l’environnement, des modes de pensée et d’action hérités d’un âge révolu (productiviste et étatiste, justement).

Quel paradigme pour l’écologie politique ?

En réalité, l’écologie, comme force politique, est en train de se constituer par cristallisation de toute une évolution culturelle dépassant largement les problèmes d’environnement. Mais d’abord : y a-t-il vraiment un paradigme de l’écologie politique ? L’écologie définit-elle un faisceau de valeurs, d’objectifs, distinct de celui que proposent les autres courants (les démocrates, les socialistes…), et capable de coaliser autour de lui un certain nombre de forces sociales aspirant à des réponses nouvelles aux questions se posant à l’ensemble de la société ?

Je réponds : oui. D’abord, on peut se contenter d’un constat empirique : certains problèmes, au début des années 1980, n’étaient tout simplement pas ou plus pris en compte par aucune force politique. Et, parfois, même plus par les forces dont c’était le fonds de commerce. Quand les démocrates ne se préoccupent plus des droits de l’homme, ni les socialistes de la question sociale, quand de nouveaux problèmes, posés par de nouveaux mouvements sociaux (féministes, régionalistes, environnementalistes) ne sont pas repris par les forces traditionnelles, alors cette demande politique suscite une nouvelle offre politique : le vide de l’offre politique antérieure suscite dans toute l’Europe la création de partis Verts.

Cette analyse explique à 90% la formation de ces partis.. et leurs difficultés. Il suffit que, dans tel pays, un parti progressiste traditionnel soit un peu moins résigné que ne l’ont été les sociales-démocraties suédoise, flamande, wallonne, française ou allemande, et déclare de façon convaincante : «nous en discutons», pour que l’espace d’un parti Vert soit presque nul. C’est, semble-t-il, le cas de l’Italie. Inversement, la violence de la répression des pratiques alternatives sous Helmut Schmidt rendait nécessaire la création d’un parti démocrate-radical allemand dès les années 1970 ; et celui-ci se nomma Vert-Alternatif. De même en France, après le tournant de la rigueur du parti socialiste en 1983, la création (en 1984) du parti Vert était presque inévitable. En revanche, dans les années 1970, le PS et le PCF avaient été capables d’absorber tout le gauchisme culturel. Cette capacité d’absorption des aspirations nouvelles, écologie politique comprise, s¹évanouit avec leur arrivée au pouvoir.

Ce premier type d’explication justifie l’apparition d’un «courant d’écologie politique, d’opportunité» : un courant où l’on va chercher ce que les autres ne font pas… Même aujourd¹hui, où la gauche traditionnelle est dans l’opposition, ce qui réduit l’espace de l’écologie politique, on voit affluer dans les partis Verts des militants simplement déçus de ne pas trouver dans le PCF et le PS ce qu’ils y avaient cherché.

Mais si l’on s’en tenait à cette analyse, alors il n¹y aurait pas de paradigme écologiste. Il n¹y aurait qu’un parapluie social-démocrate (ou post-moderne) radical. Aussi avancerai-je un second argument, plus profond, et qui correspond à ma propre expérience politique : la conception du progrès que portent les écologistes n’est pas la même que celle que portait le socialisme du XXe siècle, commun aux socio-démocrates et aux communistes (staliniens ou critiques). Tous les courants qui se sont coagulés autour de l¹écologie politique se caractérisent par l’anti-productivisme et l’anti-étatisme. C’est ce que Patrick Viveret avait, dans les années 1970, appelé «La galaxie des auto». Du féminisme au régionalisme et au syndicalisme autogestionnaire, il y avait le refus des méga-outils incontrôlables (machines ou États…), la volonté de prendre ses affaires en main, à partir de sa propre condition. Parallèlement, il y avait une critique de la rationalité instrumentale, qui se cristallisait socialement dans le refus de la croissance pour la croissance (et notamment du nucléaire). Face à la crise s’affirme aujourd’hui le refus de sortir du chômage par la seule croissance, dans l’option pour le partage du travail et un réexamen radical des besoins.

En ce sens, l’écologie politique est irréductible à cette gauche qu’incarnent le PS et le PCF. Elle leur dit : Nous sommes, vous et nous, des progressistes, en ce sens que nous souhaitons l’amélioration des conditions de vie de tous, et pas seulement d’une minorité. Mais notre conception du «mieux» n’est pas la même ! Si l’on accepte ce point de vue, alors il y a une légitimité de très long terme pour l ‘écologie politique.

Et puis il y a un troisième niveau de la question, qui nous ramène à notre point de départ. A part le fait que les Verts s’occupent entre autres choses de protection de la nature, est-ce que ce qu’on appelle écologie dans les sciences a quelque chose de commun avec ce mouvement anti-productiviste, anti-étatiste, d’auto-expression sociale qui adopta le nom «d’écologie politique» ? Je réponds oui, et j’ai déjà fait remarquer que ce n’est pas nouveau. Car tous les mouvements politiques apparus dans l’histoire ont correspondu à des mutations plus larges de la culture, qui avaient elles-mêmes, sinon leur origine, du moins leurs correspondances dans la pensée scientifique. L’apparition du libéralisme politique est liée à celle du libéralisme économique mais aussi aux sciences mécaniques. L’apparition de l’économie politique est liée à l’apparition du mouvement socialiste, mais aussi à des évolutions dans les sciences physiques (comme la thermodynamique). Le développement de la social-démocratie (c’est à-dire l’idée d’un compromis entre les classes) est lié au développement de la sociologie.

Qu¹en est-il du contexte de l’émergence de l’écologie politique ? Du côté anti-productiviste, c’est le recul de la conception linéaire de l’histoire, celle de la mécanique ou même de la thermodynamique classiques, avec l’apparition des notions de bifurcations, d’évolution chaotique, mais aussi d’attracteurs stabilisés. Du côté autonomie, on retrouve les idées de la nouvelle thermodynamique : ordre à partir du bruit, structures dissipatives. Regardez l’«Organum» de l¹édition de l’Encyclopedia Universalis du début des années 1970 : dans ce recueil des idées de cette époque, on trouve Thom, Prigogine, Atlan, etc. C’est-à-dire un ensemble de penseurs des sciences dites exactes dont les préoccupations convergent autour des idées d’auto-organisation, du seuil d’instabilité, etc. : des concepts fondamentalement liés à ceux que mobilise l¹écologie. J’insiste : liés aussi bien à l ‘écologie générale des sciences naturelles, à l¹écologie mathématique, qu’à l’écologie politique comme mouvement d’idées. Mais, naturellement, cette nouvelle culture commence par se décanter en philosophie politique avant de se cristalliser comme mouvement d’idées, comme force sociale, comme parti, voire comme programme politique.

Ce travail de la pensée, qui est un mouvement historique, social, s’effectue évidemment d’abord sur la notion de progrès. Les trois piliers du progrès pour la vieille gauche, ceux de la République : Liberté-Egalité-Fraternité, ne sont certes pas reniés. Ils sont retravaillés, non plus sous l’éclairage du libéralisme individualiste et mécaniste des XVIIIe et XIXe siècles, non plus sous l’éclairage énergéticien et macro-social des XIXe et XXe siècles, mais à partir de ces nouvelles idées auto-organisatrices. Ainsi :

– La « liberté» devient «autonomie», capacité de maîtriser sa propre trajectoire à l ‘échelle de l’individu ou d’un groupe auto-constitué. C’est l’aspiration à de nouvelles façons de vivre et de travailler : réduire le temps dû au travail hétéronome, développer le temps libre pour l¹activité autonome, mais aussi changer le travail, même salarié.

– L¹«égalité» devient «solidarité», rapport conscient et réflexif de la partie au tout. C’est le refus des inégalités sociales (de revenu, d’insertion sociale, de pouvoir), dans la communauté nationale comme entre le Nord et le Sud.

– La «fraternité» devient «responsabilité» de chacun envers tout et devant tous. C’est le fonds propre de l¹écologie : le respect de l’environnement, du droit des générations futures.

Après ces détours, on peut en venir à des questions plus terre à terre. Par exemple : même si l’on veut que l ‘écologie existe en politique, l’écologie politique doit-elle se constituer en parti ? Cela dépend des traditions nationales. Il y a des pays où chaque nouveau courant de pensée socio-politique se succédant dans l’histoire se constitue en au mieux un, au pire cinquante partis. C’est plutôt la tradition française. Et il y a des pays (c’est plutôt la tradition anglo-saxonne) où un petit nombre de partis changent d’âme au cours de l’histoire. En Grande-Bretagne ou aux États-Unis, il est peu probable que s¹affirme un troisième ou un quatrième parti écologiste, mais l¹écologie est un enjeu politique au sein des partis travailliste, démocrate, ou libéral-démocrate.

Et que dire de la forme «parti politique» en tant que telle ? J’ai répugné à entrer dans le parti Vert à sa fondation en 1984, car j’étais las de la forme parti ; je m’y suis résigné en 1988, car si l’on croit qu’il faut faire une politique écologiste, alors, en France, il faut entrer dans un parti, c’est ainsi qu¹y fonctionne la vie politique. Mais je savais très bien à quoi je devais m’attendre. Il y a une sorte de péché originel de tout parti, dont aucun courant n’est exempt. Cela tient à la structure du pouvoir, mais à celle aussi de l’esprit humain : toute mystique tend à dégénérer en religion, puis en bureaucratie, puis en simple enjeu de pouvoir. On peut inventer des moyens d’enrayer ce processus, le ralentir, parfois le renverser, mais c’est une tendance inévitable. Le mouvement socialiste a connu les mêmes problèmes : relisons les thèses de Socialisme ou Barbarie dans les années 1950. Les écologistes ont essayé quelques mesures : parité hommes-femmes, non-cumul des mandats, etc. Cela donne des résultats certains, mais cela diminue l’efficacité sur le champ politique. Et il faut sans cesse faire un arbitrage, trouver un moyen terme. Cela, c’est l¹écologie de la politique.

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