La Chaux-de-Fonds, Suisse | Lancée en 2009 par un horloger indépendant inquiet de voir se raréfier son approvisionnement en mouvements de montre mécaniques, l’idée d’appliquer à un mouvement la même logique qu’un logiciel libre fait son chemin. Ses préoccupations ont trouvé un écho non seulement parmi d’autres créateurs horlogers indépendants, mais aussi dans des PME du secteur et dans les centres de formation. Le pari d’« OpenMovement » n’en est pas gagné pour autant car, contrairement au logiciel libre, l’application des règles de l’open-source dans le domaine industriel demande aussi de pouvoir mobiliser d’importants moyens financiers.

Historiquement, la fabrication d’une montre mécanique fait intervenir un grand nombre de spécialités et de petites entreprises. Mais, pour simplifier, on peut dire que la construction du mouvement et de l’habillage de la montre sont deux sous-secteurs traditionnellement distincts. C’est ainsi que, dans l’histoire de l’horlogerie suisse, ce sont plus de 1000 marques qui ont signé les cadrans des montres au fil du temps. L’immense majorité d’entre-elles achetaient les mouvements auprès des fabricants d’ « ébauches »[[En jargon horloger on parle encore souvent d’ « ébauche » pour désigner un mouvement brut, qui nécessitait autrefois d’être terminé mais qui actuellement est achevé, réglé et prêt à être emboîté pour en faire une montre.]] et composaient avec cette base leurs gammes de montres. Cela explique pourquoi on pouvait rencontrer plusieurs modèles de styles et de marques différents dans lesquels battait le même mouvement. Une situation très ouverte qui permettait à un petit créateur indépendant ayant conçu un modèle original d’acheter les mouvements, de faire fabriquer les composants de l’habillage (boîtier, cadran, aiguilles, bracelet) et de les faire assembler, même en petite série, dans autant de PME spécialisées que nécessaire. Des entreprises qui formaient un « biotope » industriel fragmenté, riche en savoirs et en main d’œuvre et très interdépendant.

Une situation remise aujourd’hui en question par l’intégration à marche forcée de ce tissus d’entreprises dans des grands groupes dont la logique est évidemment de les cristalliser autour de marques connues, stratégie consolidée par un marketing puissant organisé à l’échelle planétaire. Bien sûr cette tendance ne date pas d’hier et trouve sa source dans la nécessité, lors des crises horlogères du 20ème siècle et en particulier la grande crise du quartz[[Lors de l’apparition de la montre à quartz, le secteur horloger suisse a été frappé par une profonde crise. De 1970 à 1987, 40’000 emplois ont été perdus et des centaines d’entreprises ont disparu. Celles qui ont survécu, pour préparer le redémarrage du secteur en sauvant savoir-faire et capacités de production, ont accéléré un mouvement de rachat et de regroupement déjà tendanciel depuis la crise de 1929-1931.]], de regrouper les forces de production et de ne sauver que des marques fortes. Au sommet de ce mouvement de consolidation se trouve le géant Swatch Group, détenteur d’un impressionnant porte-feuille de marques, de la très populaire Swatch jusqu’au fleuron de la haute horlogerie Bréguet, en passant par Longines, Tissot et Omega, entre autres[[Premier groupe horloger au monde, coté en bourse, employant 31’000 personnes dans 160 unités de production dans le monde. Les 17 marques (17 % de la production mondiale) dégagent un bénéfice net de 1,9 Mia de CHF pour un chiffre d’affaires de 8,8 Mia. Le groupe détient aussi des centaines de brevets dans le domaine horloger.]].

Côté coulisses, le Swatch Group est aujourd’hui capable de produire les montres de ses marques à 100 % en interne grâce à l’intégration d’une panoplie d’entreprises spécialisées dans les composants et la fabrication des mouvements[[Pour résister au Swatch Group, les autres gros acteurs (LVMH pour Tag Heuer et Zenith ; Richemont pour Cartier, Piaget, Jaeger-Lecoultre ; Rolex, etc) poursuivent les mêmes stratégies de verticalisation.]].

Ainsi, le fabricant de mouvements ETA, propriété du groupe, représente l’essentiel de l’offre en mouvements mécaniques swiss made. Une situation redoutable pour les petites marques indépendantes : dépendre du bon vouloir du Swatch Group pour s’approvisionner en mouvements. Un service que le groupe a d’ailleurs décidé de cesser d’assurer d’ici deux ans, une attitude présentée comme logique puisqu’elle consiste à ne plus alimenter indirectement la concurrence faite à ses propres marques…

Une économie horlogère collaborative est en mouvement

Directement concerné, Roman Winiger, un horloger indépendant qui a créé sa propre montre, « la douze »[[http://www.winigerhorloger.com/ ]] et qui achète les mouvements dont il a besoin chez ETA (Swatch Group), propose de renverser la logique dominante. Avec une poignée de pionniers, il lance l’idée de concevoir un nouveau mouvement de montre mécanique, dont tous les plans de fabrications seraient libres[[Les constructions et plans de OpenMovement sont soumis à la licence de Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 Unportet (CC BY-SA 3.0)]].

Ces plans libres d’accès devraient permettre à n’importe quelle PME de produire des composants, des les décorer ou de les assembler pour mettre sur le marché un mouvement utilisable sans aucun problème de droits par les horlogers indépendants mais aussi les centres de formation, inquiets de la perte de compétences dans le métier. L’enjeu est bien de revitaliser la créativité et remobiliser les savoir-faire.

Le schéma ci-dessous décrit simplement la démarche proposée aux créateurs horlogers indépendants :

graphe.jpg(cc) OpenMovement, http://www.openmovement.org/documents/OM_How-to-make-a-watch.pdf

Le dispositif mis en place s’articule sur une association et une coopérative.

  • L’association « openmovement.org » se charge de concevoir le mouvement[[L’association compte à terme proposer plusieurs mouvements de manière à répondre à des besoins différents, comme par exemple ce lui de disposer d’un mouvement plus petit pour des montres de dame, etc.

]]. Elle anime la communauté des développeurs – comme s’il s’agissait d’un logiciel – qui va calculer, modéliser, dessiner, tester en laboratoire et au final diffuser les plans de chaque pièce composant le mouvement ainsi que les schémas d’assemblages et autres directives utiles à sa production et sa maintenance.

  • La coopérative, surnommée « watchmaking 2.0 », a pour objectif principal d’offrir une plate-forme de coordination pour les entreprises intéressées à acheter ces mouvements ou à les produire. Beaucoup de petites entreprises pourraient s’y retrouver : producteurs de composants, ateliers de finissage ou d’assemblage, décorateurs de pièces, constructeurs de modules additionnels…

Passer de l’idée à l’objet, un autre défi

Même si l’idée séduit, les obstacles sont encore nombreux avant de pouvoir porter au poignet une montre animée par un OpenMovement. Le premier gros obstacle est de mettre au point la partie la plus délicate du mouvement, du point de vue de sa fabrication, à savoir le régulateur (échappement[[Le régulateur du mouvement, appelé « échappement », est composé du balancier à spiral, de l’ancre et de la roue d’échappement. C’est de cet organe que vient le « tic-tac » de la montre mécanique.

]]). La maîtrise technologique de cet élément complexe, qui représente le cœur du mouvement, est à l’heure actuelle presqu’entièrement détenue par le Swatch Group et quelques grandes marques concurrentes du géant horloger. Pour éviter de se retrouver dépendant d’un d’eux, et donc renoncer à la philosophie du projet, il faut remettre sur pied un savoir-faire indépendant dans ce domaine[[Les quelques entreprises indépendantes qui détiennent encore des capacités à produire ces composants pourraient justement profiter de la demande pour réinvestir et pérenniser leur métier.

]]. Un fameux challenge, à relever sans tarder car les compétences se perdent.

Un des écueils est aussi financier : dans le domaine industriel, contrairement à celui du logiciel libre dématérialisé et gratuit, le prix de revient unitaire d’une production dépend fortement du nombre d’unités produites. Pour arriver à proposer le premier mouvement OpenMovement, le OM10, à un prix abordable permettant de réaliser des montres concurrentielles, les différents acteurs doivent pouvoir mobiliser des moyens financiers suffisants et accepter de prendre un risque qui ne sera pas assumé par l’organisation. Les responsables estiment que le projet est viable à partir de 10’000 mouvements par an. Avec 100’000 mouvements, OpenMovement représenterait un marché potentiel de 45 millions CHF pour les sous-traitants et de 250 millions pour les PME horlogères. En outre, les coûts d’étude et de développement du premier mouvement sont estimés à 500’000 CHF, somme qui est actuellement collectée sous forme de souscription donnant droit par la suite à un rabais sur le prix unitaire.

Porté par des gens passionnés et motivés, OpenMouvement trace son chemin à travers un milieu horloger plus habitué au culte du secret et à la concurrence jalouse. Une révolution est en marche, autant dans les mentalités que dans les ateliers. Tout est question de temps…

A suivre sur www.openmovement.org.

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