La commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean est prise dans une tempête politique et médiatique depuis les attentats du 13 novembre à Paris. Dès le lendemain, Molenbeek faisait son apparition sur la carte du monde comme symbole du djihadisme en Europe ; plusieurs assaillants résidaient dans la commune. Nous avons assisté dans les jours qui ont suivi à un triste passage de relais en matière de responsabilités : la France pointant les faillites des services belges de renseignement ; le gouvernement fédéral belge pointant du doigt, par l’entremise de son Ministre de l’Intérieur, le laissez-aller de la gestion politique de la commune de Molenbeek. Résultat de la course : une commune et ses habitants devant assumer d’être vus par le monde comme une base-arrière du terrorisme djihadiste.

Molenbeek-Saint-Jean est une commune, au cœur de Bruxelles, peuplée de près de 100.000 habitants. La topographie du territoire renseigne sur la fracture socio-économique de la commune : d’un côté, les quartiers situés dans « le bas » de la commune, victimes de la désindustrialisation, qui cumulent les difficultés sociales, accueillent une population plutôt jeune, majoritairement issue de l’immigration marocaine et de confession musulmane, et de l’autre, dans « le haut » de la commune, des quartiers plus favorisés où une classe moyenne plutôt âgée et belgo-belge est prédominante. Cette fracture, à la fois socio-économique, culturelle et religieuse, n’est pas propre à Molenbeek, elle fissure la Région bruxelloise et coupe en leur centre plusieurs communes de la capitale entre un « haut » prospère et un « bas » plus pauvre (c’est le cas par exemple de Saint-Gilles, Schaerbeek ou Forest).

Dans les quartiers du bas de Molenbeek, où se concentrent une importante population d’origine immigrée et de confession musulmane, le chômage et la pauvreté sont pandémiques. Dans les quartiers « Maritime » et « Molenbeek Historique », le taux de chômage s’élèvent respectivement à 35 % et 41 %. Si on se limite au chômage des jeunes, ces chiffres sont plus impressionnants : 47 % et 52 %[Monitoring des quartiers : [https://monitoringdesquartiers.irisnet.be/maps/statistiques-marche-du-travail-bruxelles/chomage-region-bruxelloise/taux-de-chomage/1/2012/

]]. Dans les quartiers populaires de Molenbeek, la moitié des jeunes n’ont pas d’emploi. 40 % des enfants de Molenbeek vivent dans un ménage sans revenu de travail. Ce niveau de pauvreté et de chômage, parmi les plus élevés en Belgique, ne constitue pas à lui seul un facteur explicatif pour qui veut comprendre le phénomène de radicalisation dans la commune. Cette forte précarité constitue toutefois un terreau favorable au développement de trajectoire de rupture. Dans ce contexte, le basculement dans le radicalisme violence est plus fréquent ; ce basculement se présente comme une rupture théologique et identitaire alimentée, d’une part, par un sentiment diffus de stigmatisation, de discrimination et d’islamophobie (« le moteur d’indignité »), et d’autre part, le spectacle du supplice du peuple syrien et du peuple palestinien auquel répond l’inaction internationale (« moteur d’indignation ». Les conditions d’un basculement dans le djihadisme sont présentes dans une partie de la jeunesse molenbeekoise, mais elles ne se limitent pas à la jeunesse.

La Belgique, terre d’expédition de djihadistes en Syrie et Irak

En Europe occidentale, la France et la Grande-Bretagne sont les principaux « exportateurs » de djihadistes en Irak et en Syrie. La France, la Grande-Bretagne, la Belgique et l’Allemagne comptabilisent, à elles seules, près de 80 % des combattants UE. La Belgique, quant à elle, est le pays le plus impacté par le départ de ses ressortissants en proportion de sa population. En octobre 2015, les chiffres officiels faisait état de 470 individus impliqués ou ayant été impliqués au départ de la Belgique dans une filière djihadiste à destination de la Syrie et de l’Irak. Ce chiffre ne fait pas référence au nombre de personnes effectivement « sur place », qui lui s’élèverait à environ deux cents individus. Le chiffre de 470 est l’addition de plusieurs catégories : des « personnes présumées en Syrie », « présumées en route vers la Syrie », « présumées avoir séjourné en Syrie », « présumées avoir tenté de gagner la Syrie », « présumées candidates au départ » et « décédées en Syrie ». Enfin, les chiffres officiels font état de 118 returnees et d’une cinquantaine de personnes décédées.

La commune de Molenbeek est un foyer d’expédition de ressortissants belges en Syrie et en Irak. Mais elle n’est ni la première, ni la seule. Le premier foyer de départ est en Flandre dans le triangle Anvers-Malines-Vilvoorde où sévissait le groupe Sharia for Belgium. En Région bruxelloise, les communes de Bruxelles-Ville, Schaerbeek et Anderlecht sont également concernées par le départ de leurs ressortissants ; chacune compte sur son territoire des quartiers populaires, gangrenés par le chômage et la pauvreté, concentrant une importante population musulmane et issue de l’immigration marocaine. La Wallonie est relativement moins impactée.

Les mosquées, des rampes de lancement djihadistes ?

Molenbeek-Saint-Jean compte 24 mosquées sur son territoire. Ce chiffre témoigne de l’importance de la communauté musulmane mais il indique surtout la diversité théologique et la « segmentation ethno-nationale » des Musulmans à Molenbeek. Dans le sillage des attentats de Paris, la responsabilité des imams et des mosquées dans le phénomène de la radicalisation a été pointée du doigt par des observateurs peu avisés. Le Premier Ministre Charles Michel a annoncé devant la Chambre la volonté de son gouvernement de s’atteler au « démantèlement les lieux de culte non reconnus qui diffusent le djihadisme ». Visait-il les mosquées ? Ce n’est pas aussi clair. Si c’est le cas, il prendrait le parti inverse de celui des spécialistes. En effet, dans la grande majorité des cas, ni les mosquées ni leurs imams ne participent du phénomène de la radicalisation violente ; ni à Molenbeek ni ailleurs. Ils sont simplement hors-jeu. Si ce n’est pas dans les mosquées que cela se passe c’est d’abord parce qu’il s’agit de lieux notoirement surveillés par les services de renseignement, mais surtout, comme l’explique[Younous Lamghari, « (De Zemmour à Charlie) Jeunes : comment ils se radicalisent », in Politique. Revue de débats, n° 89, mars-avril 2015, Bruxelles, [en ligne], [http://politique.eu.org/spip.php?article3176

]] Younous Lamghari, car la radicalisation se manifeste le plus souvent chez des individus qui se sont détournés « des vecteurs de transmission institutionnelles de l’islam » tels que les mosquées. Aujourd’hui, les lieux de radicalisation sont des espaces plus informels (quartier, prison, club de sport, entourage direct) ou virtuels (réseaux sociaux et sites internets). Olivier Roy, politologue français, spécialiste de l’islam, explique[Mohssin El Ghabri, Soufian Gharbaoui, Qui sont ces Belges partis combattre en Syrie ?, Etopia, Namur, 2014, [en ligne], [https://www.etopia.be/spip.php?article2663.

]] que « le djihadisme est une révolte nihiliste et générationnelle » et que, dans l’immense majorité des cas, les profils rencontrés sont ceux d’individus, disposant de peu de culture religieuse, qui « islamisent » leur radicalité plutôt qu’ils ne radicalisent leur islam. De ce point de vue, le nombre relativement élevé de mosquées n’indique en rien le niveau de radicalisation, voire même de religiosité, d’une communauté locale. A l’inverse, il nous semble évident que toute stratégie de lutte contre le radicalisme se voulant efficace doit s’appuyer sur les vecteurs plus traditionnels de transmission religieuse tels que les mosquées, les professeurs de religion islamique et les conseillers musulmans dans les prisons. Il s’agit pour les pouvoirs publics locaux et nationaux d’accomplir une révolution copernicienne dans leurs approches des problèmes communautaires en considérant l’engagement communautaire comme une force démocratique et non plus comme une forme de repli. Trop souvent, en Belgique comme en France, le mot « communauté » une connotation négative dans le vocabulaire politique, a fortiori si cette communauté est de nature ethnico-religieuse. Dans leurs rapports avec les acteurs communautaires musulmans, l’enjeu pour les pouvoirs publics constitue à s’inscrire dans un cadre d’action qui préserve le principe de séparation entre l’État et les Églises ; et plus particulièrement de résister à la forte tentation gallicane d’une mise sous tutelle politique et d’un régime d’exception pour le culte musulman. De ce point de vue, Molenbeek-Saint-Jean, sa vingtaine de mosquées et, plus largement, son tissu associatif extrêmement riche et dynamique, mais trop peu reconnu, constituent un potentiel sur lequel les autorités peuvent capitaliser, non seulement pour opposer des digues sociales solides au radicalisme religieux, mais aussi pour créer les conditions d’un vivre-ensemble et d’une cohésion sociale plus forte. Molenbeek pourrait constituer un formidable laboratoire, une référence dans une ville, Bruxelles, où le défi multiculturel est fondamental.

Si les mosquées ne sont pas les rampes de lancement djihadiste, où et comment les jeunes musulmans se radicalisent-ils ?

La recette de la radicalisation : de la religion, de l’identité, de l’indignité et de l’indignation

Chaque trajectoire de radicalisation est singulière et articule de manière originale plusieurs dimensions ; théologique, identitaire, socio-politique et géopolitique[Younous Lamghari, « (De Zemmour à Charlie) Jeunes : comment ils se radicalisent », in Politique. Revue de débats, n° 89, mars-avril 2015, Bruxelles, [en ligne], [http://politique.eu.org/spip.php?article3176

]] ;

  • Sur le plan théologique ; la radicalisation se marque par l’adhésion à une croyance religieuse, politisée et polarisante ; une lecture religieuse non seulement rigoriste mais surtout combattante. La radicalisation participe à la fois d’une rupture par rapport à la société occidentale et d’une rupture avec la communauté musulmane majoritaire ; d’où l’évitement des mosquées et le rejet de l’« islam des parents » qui constitue une« offre » ne correspondant pas à la radicalité que ces jeunes recherchent. C’est ailleurs qu’ils vont alors rechercher cette radicalité : dans leur entourage électif immédiat et sur internet.
  • Sur le plan identitaire ; le radicalisme concerne le plus souvent des jeunes porteur d’univers composites (origine étrangère, convertis à l’islam, familles monoparentales) qui éprouvent des difficultés à trouver une cohérence entre leurs différentes appartenance. Ce « bricolage identitaire » peut être douloureux et engendrer des fragilités et des frustrations et un état de stress identitaire propice à la réception des discours radicaux.
  • Sur le plan socio-politique ; l’omniprésence de l’islam dans le débat public provoque un énorme sentiment d’injustice et de vexation. L’expérience directe ou indirecte de la discrimination, de la stigmatisation et du rejet constituent un puissant catalyseur de polarisation sur le mode « ils ne veulent pas de nous, ils sont contre nous ». L’islamophobie, les discriminations et la stigmatisation constituent un moteur d’indignité pour une partie substantielle de la jeunesse musulmane. Une lecture par la question sociale ne suffit pas à comprendre l’attraction du djihadisme. L’assignation à une identité dévalorisée, la confusion des appartenances et le sentiment de ne pas être à sa place diffusent une sentiment de stigmatisation dont profite les recruteurs.
  • Sur le plan géopolitique ; l’inaction internationale face au supplice du peuple syrien constitue un puissant moteur d’indignation pour de nombreux jeunes musulmans et non musulmans. Cette indignation est d’autant plus douloureuse qu’elle se couple à une incompréhension des données réelles des conflits au Moyen-Orient. Cette illisibilité engendre souvent des lectures simplifiées et binaires aux accents complotistes. Les vidéos violentes exposant les atrocités du conflit en Syrie donnent le sentiment que les médias traditionnelles ne parle pas de ce qu’il se passe vraiment.

Radicalisme religieux ne rime pas avec violence

Comment se mobilise-t-on pour partir combattre en Syrie ? Pourquoi Molenbeek est-il un vivier de recrutement pour les candidats au djihad ?

Il est clair que le niveau de l’ « envie de partir » est élevé à Molenbeek, c’est-à-dire que l’adhésion à une lecture rigoriste et combattante de l’islam y est certainement plus développée qu’ailleurs. Mais cette envie d’en découdre ne pourrait aboutir à une action concrète si les « capacités de partir » – c’est-à-dire l’ensemble des moyens pratiques qui permettent de se rendre sur le terrain des opérations – étaient inopérantes. Pourquoi une telle concentration de profils venant de Molenbeek ? Une des explications tient au fonctionnement des dynamiques de recrutement. Celles-ci sont hyper-personnalisée : « the existence of these hotbeds results from the personal nature of recruitment. Joining the Islamic State is not a rational act so much as an emotional one, and the involvement of family or a close acquaintance in the radicalization process is a frequent determinant of the outcome. Where one joins, another is more likely to follow. Areas where there are close-knit groups of susceptible youth, often lacking a sense of purpose or belonging outside their own circle, have proved to generate a momentum of recruitment that spreads through personal contacts from group to group »[[The Soufan Group, Foreign Fighters in Syria and Iraq, december 2015, p. 6-7

]]. Cette explication résonne avec les faits empiriques constatés : nous faisons souvent face au départ de fratries voire de familles entières. Le profil des assaillants lors des attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015 (les frères Kouachi) et lors des attaques de Paris en novembre 2015 (les frères Abdelslam) montrent que la recrutement se fait dans les bandes de copains, les voisins et les connaissances. On cherche à engager ceux qui nous sont les plus proches. De ce point de vue, le rôle des médias sociaux et d’internet est peut-être parfois surestimé comme catalyseur d’engagement ; il s’agit plus à ce niveau-là de préparer les esprits que forcer la décision de s’engager qui relève des rapports interpersonnelles dans les sphères proches (famille, amis, voisins).

Lisleby est une petite commune en Norvège (6000 habitants) qui a vu huit jeunes partir combattre en Syrie en l’espace de quelques semaines. Lunel est une commune française (24.000 habitants) qui a vu une dizaine de jeunes, en ce compris des jeunes femmes, rejoindre les rangs de Daesh en Syrie et en Irak. Ces deux communes, qu’il serait étrange de qualifier de « base-arrière du djihadisme », constituent, à l’instar de Molenbeek, une illustration de cette dynamique de recrutement dans les sphères proches. Plus que par l’envie de partir – c’est-à-dire le niveau de radicalisation – c’est par les capacités concrètes de mobilisation, via la famille et les amis, que l’engagement djihadiste se concrétise.

La bon diagnostic fait la bonne politique

La grande majorité des salafistes sont quiétistes,non-politisés et condamnent le djihadisme. Tous les individus qui sympathisent avec la cause djihadiste ne basculent pas dans la violence. Intégrer ces nuances importantes c’est s’épargner des erreurs de diagnostics qui, en matière de politiques publiques, peuvent être fatales. De manière plus générale, qu’est-ce qui explique la mue d’un sympathisant en activiste violent ? L’intuition voudrait qu’on explique le passage à la violence par une adhésion idéologique plus forte ; ce qui expliquerait qu’un sympathisant djihadiste passe ou non à l’étape de l’engagement violent serait son niveau de conviction et d’adhésion au projet de Daesh ou du Front al-Nosra. Dans une étude intitulée « Qui sont ces Belges partis combattre en Syrie ? »[Mohssin El Ghabri, Soufian Gharbaoui, Qui sont ces Belges partis combattre en Syrie ?, Etopia, Namur, 2014, [en ligne], [https://www.etopia.be/spip.php?article2663.

]], publiée en mai 2014 par Etopia, nous proposions une hypothèse alternative. A nos yeux, ce qui contribue à expliquer le passage à l’action violente est la question de l’altruisme familial : plus le niveau de responsabilité familial d’un militant est important, moins il sera tenté de s’engager dans la violence politique. La majorité de ceux qui feraient le choix de la lutte armée sont, en conséquence, ceux qui ont le moins de responsabilités familiales. En ce sens, celles-ci agissent comme une source de dissuasion pour les militants susceptibles de s’engager dans l’action violente. Cette hypothèse explique notamment le jeune âge de la grande majorité des candidats au djihad : plus on est jeune, moins on est susceptible d’avoir des responsabilités familiales ainsi que l’exprimait Eric J. Hobsbawm en 1969 dans son « Bandits » : « tout le monde n’est pas également susceptible de devenir hors-la-loi. Il existe toujours des groupes auxquels leur position sociale donne la liberté d’action nécessaire. Le plus important d’entre eux est celui des jeunes gens situés entre la puberté et le mariage, c’est-à- dire ceux dont le poids des responsabilités familiales n’a pas encore courbé l’échine »[[Eric J. Hobsbawm, Bandits, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1969

]].

On comprend dès lors comment le lien entre le vécu du chômage et de l’exclusion sociale peut impacter les trajectoires de radicalisation. Le fait de ne pas disposer d’un emploi empêche de nombreux jeunes de Molenbeek et d’ailleurs d’entrer dans la vie active qui leur permettrait d’acquérir des responsabilités familiales. Pour les jeunes dont le référentiel et le système de valeurs sont traditionnels, avoir un travail c’est la porte d’entrée incontournable pour se marier et construire une famille. Néanmoins, encore une fois, la question sociale constitue le terreau sur lequel vient se greffer des enjeux plus identitaires.

Toute réponse politique efficace à la problématique du radicalisme doit articuler le registre de la justice sociale et celui de la dignité ; la cohésion sociale, la culture et l’éducation. L’objectif doit consister, d’une part, à enrayer le moteur d’indignité que constitue l’islamophobie et les discriminations et le moteur d’indignation en révisant notre politique au Moyen-Orient, et d’autre part, à réduire la propension à la violence djihadiste en levant les obstacles qui empêchent aujourd’hui ces jeunes d’entrer dans la vie active, c’est-à-dire de lutter activement contre le chômage et ses causes : les discriminations à l’embauche, le déficit de formation professionnelle et le décrochage scolaire. Il nous faut penser une véritable politique de la dignité qui allie culture et éducation et permette l’acquisition de savoirs et donne les moyens aux jeunes de penser par eux-mêmes ; la meilleure arme contre l’embrigadement. Une politique et un discours qui valorisent la pluralité des appartenances, quelles qu’elles soient, et n’assigne pas au choix de l’une sur l’autre. Une politique qui refuse la victimisation parce que cela n’aide pas à retrouver de la dignité.

Le seule réalisme aujourd’hui c’est d’investir au moins autant dans la cohésion sociale, la culture, l’enseignement et l’égalité des chances que dans notre appareil de sécurité.

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