1. Un exercice inédit mais qui a une longue histoire

Une loi votée en 2014[1] charge le Bureau Fédéral du Plan (BFP) de réaliser un chiffrage des priorités des programmes des partis politiques. Cet exercice a été réalisé pour la première fois lors des élections fédérales de mai 2019. La loi prévoit une analyse des impacts des propositions des partis à court et moyen terme sur les finances publiques, le pouvoir d’achat, l’emploi, l’environnement et la mobilité.

La volonté d’avoir une analyse indépendante sur les propositions des partis politiques remonte à 1998, lorsque des parlementaires ont introduit une proposition de loi « relative au calcul de l’incidence financière des programmes électoraux ». Cette proposition prévoyait que chaque parti politique participant aux élections compléterait son programme électoral d’une estimation du coût budgétaire de sa liste de priorités, dont l’exactitude financière serait ensuite contrôlée par la Cour des comptes. Au fil des ans, la proposition a été modifiée et redéposée plusieurs fois. Dans sa dernière version, elle fait référence à l’exercice réalisé aux Pays-Bas où, depuis 1986, les partis politiques ont la possibilité de faire calculer, sur base volontaire, les incidences budgétaires et économiques de leur programme électoral par le Centraal Planbureau[2].

Le 31 janvier 2019, les 13 partis belges concernés[3] ont fourni au Bureau du Plan une liste de 3 à 5 priorités composés de différentes mesures (sans limite spécifique du nombre de mesures par priorités). Chaque parti a également dû estimer un coût budgétaire pour chacune de ces mesures. A charge du BFP par la suite de chiffrer concrètement les programmes en deux phases : 1) Valider ou recalculer ce coût et 2) Mesurer les impacts de ces priorités sur différents les indicateurs (croissance économique, indice des prix, création d’emploi, équilibre des finances publiques, revenu disponible des particuliers, mobilité, etc.

II. Avantages et limites de l’exercice

L’exercice présente un intérêt démocratique certain. Il favorise la transparence puisqu’il permet de démasquer les propositions démagogiques et irréalisables sur le plan financier. Il devrait également en théorie permettre de recentrer le débat électoral sur les véritables enjeux à savoir les choix politiques. Le chiffrage contribue à garantir la crédibilité et la cohérence des propositions politiques et vise ainsi à combler le fossé entre le citoyen et la politique. L’exercice incite les partis à réfléchir de manière plus concrète à des mesures quantifiables et les aide à affiner leur programme et faire des arbitrages sur la base d’informations dont ils ne disposeraient peut-être pas autrement (accès à des modèles économétriques et des bases de données). Enfin, l’exercice est en principe neutre politiquement puisque le BFP ne préjuge pas de l’opportunité des priorités et mesures proposées par les partis politiques.

L’exercice présente cependant des limites claires. Premièrement, il est en effet impossible de traiter l’ensemble des éléments d’un programme électoral, encore plus lors d’élections concomitantes (européennes, fédérales et régionales). Deuxièmement, l’utilisation de « priorités » au sens large rend difficile la comparaison des propositions des différents partis. Comme les partis peuvent sélectionner une série de mesures qui ne sont pas nécessairement représentatives de l’ensemble de leur programme ou de leurs priorités, ils peuvent omettre les mesures les plus sensibles ou trop coûteuses. Enfin, il n’y a pas de règle en matière d’équilibre budgétaire, certains partis ont fait en sorte que l’ensemble de leurs propositions soient couvertes par de nouvelles recettes ou des baisse de dépenses afin de respecter l’équilibre global des finances publiques. D’autres partis, au contraire, n’ont pas estimé nécessaire de respecter cet équilibre et financent leurs propositions en créant un déficit très important des finances publiques. Ceci fausse évidemment les comparaisons entre partis. Quel sens y a-t-il à comparer l’impact sur le pouvoir d’achat de la population d’un parti qui propose de baisser les impôts de près de 30 milliards sans contrepartie et d’un autre parti qui garantit des finances publique à l’équilibre ?

Les modèles d’analyse économétriques utilisés pour évaluer les impacts des propositions des partis politiques rencontrent également des limites spécifiques. De nouveaux outils économétriques ont dû être développé rapidement pour modéliser certaines variables ce qui explique en partie leurs lacunes. De plus, les délais d’analyse sont très courts et les moyens humains (des partis politiques comme du BFP) sont limités. Le BFP a donc dû restreindre le nombre de modèles mobilisés pour l’exercice de chiffrage et également réduire le niveau de détail des analyses. Les modèles sont statiques (ils ne tiennent pas compte des modifications de comportement) et ils ne parviennent pas à évaluer de manière fine les effets à moyen et long terme (le modèle le plus complet est calibré pour une analyse sur le court terme). Ainsi, l’impact positif des investissements à long terme ainsi que certains effets retour et des externalités positives futures sont sous-estimés. Les modèles ne tiennent pas non plus compte des externalités négatives comme la pollution, ni de variables importantes (santé, qualité de l’emploi, etc.). Ils ne permettent de travailler uniquement sur des indicateurs quantitatifs chiffrables et non pas sur des données plus qualitatives. Les modèles sont principalement calibrés pour modéliser des mesures existantes mais ne permettent pas de prendre en compte les spécificités de mesures plus originales (ce qui est particulièrement problématique pour les partis non traditionnels). En effet, la valeur des coefficients reflète les comportements observés sur la période d’estimation et l’utilisation prospective du modèle suppose donc que les comportements passés aient été quantifiés et restent valables dans un futur proche. En d’autres termes, le modèle perd de sa précision en cas de chocs ou lorsque les propositions politiques sont disruptives. De plus, les modèles sont élaborés pour le niveau fédéral et les dimensions régionales sont intégrées de manière moins précise. Enfin, les résultats sont présentés sous forme de paquets en non pas par mesures individuelles ce qui rend la compréhension de l’analyse moins évidente

III. Analyse détaillée des propositions

Le BFP n’a pas pu évaluer correctement de nombreuses propositions et les partis ont même dû en abandonner quelques unes car le BFP était incapable de les modéliser.

Économie circulaire : Les modèles du BFP ne permettent pas d’évaluer de manière fine les investissements publics. Ainsi, les dépenses publiques au profit de l’économie circulaire sont comptabilisés comme des investissements « standards » alors que les études académiques démontrent que ceux-ci ont un retour en terme d’emploi beaucoup plus importants. Malheureusement, le BFP ne travaille qu’avec des impact « moyens » relatifs aux investissements publics. Une modification des coefficients et/ou élasticités pour des mesures spécifiques n’est pas envisageable sans modification plus profonde du modèle. Ainsi, même si le BFP reconnaît que le retour en emploi est sans doute plus important pour les investissements dans l’économie circulaire, il n’en tient pas compte dans l’exercice de chiffrage des propositions des partis politiques. Le BFP estime qu’il n’est pas possible de calibrer le modèle sur des investissements spécifiques dans le cadre de l’exercice. Un autre problème s’explique par le fait que les modèles du BFP se focalisent principalement sur la législature 2019-2014 avec pour conséquence le fait que les investissements publics sont considérés comme un « coût » sans que les bénéfices à long terme ne soient intégrés dans les résultats. Un modèle permettait pourtant de faire une analyse des résultats d’ici à 2040 mais il a été très peu relayé par la presse et les analystes lorsque les résultats sont sortis (6 des 13 partis n’ont d’ailleurs pas jugé opportun de soumettre des mesures ayant un impact en 2040). Encore une fois, il est difficile de comparer les propositions politiques d’un parti qui dégage des moyens pour investir à long terme d’un autre qui ne propose que des mesures à court terme.

Investissement dans les transports publics : L’absence de données précises sur les investissements amène donc des situations un peu absurdes où les investissements publics visant à améliorer l’offre et les infrastructures des transports publics n’ont aucun impact en matière de mobilité. En effet, ces investissements ne peuvent pas non plus être correctement comptabilisés dans le modèle d’analyse de la mobilité et des transports et n’ont donc aucun impact sur les indicateurs (passagers-kilomètres, vitesse moyenne en heure de pointe, émissions C02, etc.) ni de baisse des émissions de CO2. En effet, le BFP ne dispose pas d’éléments pour évaluer l’impact concret d’un investissement sur les paramètres clés du modèle (temps d’attente, temps de marche vers un arrêt, temps de transit, …). Il fait donc l’hypothèse que l’offre des sociétés de transport public suit la demande (hypothèse implicite de coût marginal constant). De plus, la mesure est « splitée » entre SNCB et les autres sociétés de transports publics parce que le modèle ne tient pas compte des dépenses pour la SNCB comme des investissements publics mais comme des transferts en capital du secteur public aux entreprises (avec moins d’effets retours donc).

Isolation des bâtiments : Les mesures en faveur de la rénovation et l’isolation des bâtiments n’ont aucun impact sur les émissions de CO2 ni sur la baisse de la consommation de gaz et d’électricité et donc sur le pouvoir d’achat des ménages (alors qu’une maison isolée permet de diminuer sa facture énergétique). L’impact en terme de création d’emploi est considéré comme équivalent aux autres investissements alors qu’on sait bien que la construction est un secteur intensif en emploi. Les modèles ne permettent pas non plus d’évaluer l’impact à long terme (d’ici 2040) de ces investissements dans le secteur privé et tertiaire en matière de croissance économique et création d’emploi car les mesures sont « splitées » entre le public et le « privé et tertiaire » car les investissements pour l’isolation et la rénovation hors secteur public ne sont pas considérées comme des investissements mais comme des aides publiques à l’investissement du secteur privé.

Fraude fiscale : Les modèles du bureau du plan sont également limités dans l’analyse des mesures de lutte contre la fraude fiscale. En effet, le BFP renseigne la grande majorité des moyens issus de la lutte contre la fraude fiscale dans les « impôts directs des ménages » et pas dans « impôts indirects » ou « Autres recettes ». Autrement dit, le BFP modélise une hausse de la lutte contre la fraude fiscale exactement comme une hausse d’impôt. Ainsi, selon le modèle du BFP, 1 euro d’impôt supplémentaire sur les salaires est équivalent à 1 euro supplémentaire de lutte contre la fraude fiscale (IPP, précompte mobilier, TVA et accises). Les deux ont pour conséquence une diminution du revenu disponible nominal des particuliers de 1 euro. Selon les hypothèses du BFP, la lutte contre la fraude au niveau de l’Impôt des personnes physiques est donc entièrement retranscrite sous forme de baisse du revenu disponible réel des particuliers (et donc en baisse de la consommation et de l’activité économique). Au contraire, on pourrait logiquement faire  l’hypothèse que l’argent de la fraude a plus de chance de « dormir sur un compte à l’étranger » et n’est donc pas directement injecté dans la consommation interne. Un euro gagné dans la lutte contre la fraude devrait donc avoir un impact moins fort en terme de baisse des revenus des ménages qu’un euro d’impôt supplémentaire sur les salaires. De plus, le BFP ne fait pas d’hypothèse de répartition par décile de la lutte contre la fraude fiscale (la baisse de revenu est la même pour l’ensemble de la population). On pourrait pourtant supposer que ce sont les déciles de revenu les plus élevés qui se retrouvent le plus souvent dans la catégorie des grands fraudeurs et qui contribueront donc davantage à l’effort collectif. Enfin, selon le BFP, les recettes de la lutte contre la fraude TVA et Accises est dirigée en priorité sur les ménages plutôt que les entreprises (alors que la fraude à la TVA entre États membres réalisée par les entreprises -Carrousel TVA- fait perdre 50 milliards d’euros chaque année aux États européens).

Autres mesures : Le bureau du plan n’a pas non plus été en mesure de chiffrer les propositions de réduction du temps de travail et en particulier une mesure visant à permettre aux travailleurs âgés de diminuer leur temps de travail en étant remplacé, dans le cadre d’un contrat à mi-temps, par un travailleur de moins de 30 ans. En effet, le Bureau du Plan ne possède pas les modèles pour simuler des changements de comportements en matière de réduction du temps de travail. Le bureau du plan n’a pas été capable de chiffrer une proposition de « phasing out » de la commercialisation des chaudières au mazout et gaz naturel. L’outil économétrique permettant de faire cette simulation (Primes) n’est pas utilisé dans le cadre du chiffrage des programmes même s’il a été utilisé par le BFP dans d’autres études. Il s’agit d’un modèle externe, il aurait donc fallu un budget supplémentaire. De même, le bureau du plan n’a pas non plus été en mesure de chiffrer une proposition de cotisation de crise sur les plus hauts patrimoines, à cause de l’absence de données disponibles. Un argument qui pose question quand on sait que la Cour des comptes a déjà réalisé ce type d’exercice. Le BFP n’a pas pu évaluer des propositions de taxation des plus-values et de monitoring des dépenses publiques,… Enfin, et de manière transversale, il est regrettable que le bureau du plan ne soit pas en mesure d’évaluer l’impact de nombreuses mesures environnementales et de ne calculer que les émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire belge et non pas les émissions liées à la consommation nationale. Cette situation cache les enjeux de délocalisation des pollutions (et des emplois) et neutralise tout l’impact positif d’éventuelles propositions en matière d’économie circulaire.

IV. Quatre pistes d’amélioration

Une première piste d’amélioration consiste à rendre les propositions des partis comparables. Lors de l’exercice 2019, les analyses politico-médiatiques des résultats pointaient souvent les impacts en matière de création d’emploi et de pouvoir d’achat en oubliant de rappeler que des partis creusaient le déficit alors que d’autres garantissaient un équilibre des finances publiques et sans insister suffisamment sur les résultats à long terme comme les effets retours positifs des investissements publics. On pourrait donc imaginer que les partis soient obligés de soumettre un paquet de mesures qui soit  budgétairement neutre (voir des mesures qui permettent de respecter les objectifs budgétaires européens qui vont souvent au-delà du simple équilibre). On pourrait même aller plus loin en obligeant les partis à respecter d’autres engagements de la Belgique en matière de taux d’emploi ou de réduction des émissions de CO2. De plus, si certaines propositions semblent crédibles à première vue, leur mise en œuvre concrète dépend parfois de paramètres extérieurs (par exemple une décision européenne pour des droits de douanes sociaux et environnementaux aux frontières de l’Europe). Ainsi, indiquer qu’une telle mesure pourrait rapporter de l’argent dès 2019, comme l’ont fait certains partis, peut sembler prématuré. Afin d’éviter ces problèmes, le BFP pourrait donner une indication sur la faisabilité politique concrète de la mesure au risque cependant de sortir d’une analyse purement économétrique des propositions.

Une deuxième piste évidente est l’amélioration des modèles existants afin que ceux-ci puissent mesurer un maximum des mesures proposées par les partis. Ceci est difficile et demandera du temps et des moyens supplémentaires mais semble utile au regard de la contribution positive de cet exercice dans notre processus démocratique. Un effort particulier doit être réalisé en matière d’analyse d’impact des différents investissements publics (un milliard pour les infrastructure de transports publics n’aura pas le même impact qu’un milliard pour développer l’économie circulaire ou qu’un milliard pour l’isolation et la rénovation des bâtiments publics). Il serait intéressant d’améliorer les modèles afin d’analyser de manière plus fine des mesures de réduction de temps de travail, lutte contre la fraude fiscale, impôt sur la fortune et d’émission de gaz à effet de serre, pour n’en citer que quelques unes. Dans les prochains exercices de chiffrage du BFP, il serait aussi intéressant de développer les analyses interrégionales des modèles afin de tester des mesures asymétriques sur différents territoires. Enfin, on pourrait imaginer que les partis puissent venir de façon confidentielle tester un certain nombre de mesures auprès des modèles du Bureau du Plan en dehors de la période électorale afin de tester la cohérence de leurs propositions à l’avance.

Une troisième piste concerne le recours à de nouveaux modèles hétérodoxes afin d’étudier des propositions alternatives qui ne correspondent bien souvent pas aux outils existants. Ainsi par exemple, des modèles permettant de simuler des scénarios de transitions vers des société bas carbone et leur impact sur la croissance économique, l’emploi, les inégalités et les finances publiques ou d’autres qui parviennent à prendre en compte des externalités négatives qui sont généralement « oubliées » par les modèles traditionnels. Citons notamment le modèle macroéconomique dynamique Eurogreen[4], développé par des chercheurs de l’Université de Pise, qui démontre qu’on peut combiner lutte contre le réchauffement climatique et les inégalités sociales sans impact négatif sur les finances publiques à condition de combiner plusieurs politiques publiques adéquates. Ces nouveaux modèles permettraient de refléter plus finement le pluralisme méthodologique et idéologique existant au sein des sciences économiques. Le fait qu’une mesure ne soit pas analysée par le BFP soulèvera toujours des doutes sur la neutralité des institutions de prospective économique et sur la capacité des sciences économiques de manière générale à se repenser en profondeur et sur la place en leur sein pour des courants qui ne sont pas dominants.

Une quatrième piste concerne le travail de pédagogie et de communication autour des résultats. Au-delà des chiffres et des concepts utilisés dans les simulations, il faut aussi bien comprendre le fonctionnement des modèles et leurs limites pour se faire une idée précise de la qualité des mesures proposées. Malgré la meilleure volonté du monde, les modèles seront toujours limités et imparfaits et la communication de résultats un mois avant les élections implique une dose de « fair-play » de la part des candidats politiques, des médias et des analystes. Les partis doivent également jouer la transparence sur les mesures qu’ils ont communiqué au BFP et celles qu’ils ont préféré ne pas faire chiffrer mais qui sont importantes dans leur programme. Enfin, il faudra toujours rappeler que même si l’exercice est intéressant, il ne sera jamais qu’un outil parmi d’autres pour améliorer le processus démocratique et permettre les comparaisons entre les différents programmes électoraux.

 

[1]Loi du 22 mai 2014 [http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=2014052237&table_name=loi ]  modifiée par la loi du 30 juillet 2018 [http://www.etaamb.be/fr/2018015181.html ]

[2]À titre de comparaison, aux Pays-Bas, le Centraal Planbureau a procédé au premier chiffrage en 1986 pour trois partis politiques, chiffre qui est passé à 11 pour l’exercice de 2017. Aux Pays-Bas, le chiffrage est uniquement sur base volontaire et est plus « cadré » (montant minium pour les mesures, restrictions sur certaines thématiques, dialogue avec les partis plus développé, délais plus long).

[3]Partis représentés au parlement fédéral : CDH, Défi, Ecolo, MR, PP, PS, PTB, CD&V, Groen, NVA, Open VLD, SPA, Vlaams Belang

[4]https://forio.com/app/simone_dalessandro/eurogreen/index.html#introduction.html

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