L’exception audiovisuelle

Les télévisions et radio publiques bénéficient d’un statut très spécial en Europe et d’une certaine légitimité auprès du public. Premièrement, parce que ces médias jouent un rôle déterminant pour l’information et la culture des populations et pour la construction des opinions. Les pouvoirs publics démocratiques ont donc considéré impératif de garder la main sur des outils aussi importants. Ensuite, parce que l’audiovisuel était quasi exclusivement public jusque dans les années 80 et synonyme d’intérêt général, de service à la population, de programmes de qualité. Cela a permis de développer un attachement certain d’une partie du public pour ces médias.

Ce statut est même juridiquement reconnu. Le Protocole d’Amsterdam au Traité sur le Fonctionnement de l’UE précise que : « la radiodiffusion de service public dans les États membres est directement liée aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de chaque société ainsi qu’à la nécessité de préserver le pluralisme dans les médias ». Aussi, les États peuvent actionner leur droit de veto s’ils estiment que les accords commerciaux que négocie l’UE dans le domaine de la culture et de l’audiovisuel portent atteinte à la diversité culturelle.[[Article 207 du TFUE, introduit par le Traité de Lisbonne

]] Il s’agit de « l’exception culturelle ».

De ce fait, l’audiovisuel public résiste encore et toujours face au sacro-saint principe « de la libre concurrence du marché » et de la libéralisation généralisée en Europe. On peut privatiser la plupart des entreprises publiques et libéraliser les secteurs du transport, des télécommunications et de l’énergie, mais l’audiovisuel est un cas à part. Lorsque le 11 juin 2013, le gouvernement grec, poussé par la Troïka (Banque centrale, FMI et UE), décida de fermer la télévision et radio publique ERT, nombreux furent ceux et celles qui hurlèrent au scandale : on ne touche pas aux médias publics.

En dépit de ce sursaut de soutien politique et citoyen, l’audiovisuel public traverse une crise profonde depuis de longues années et se retrouve remis en question dans ses fondements. Cette crise de légitimité se pose à trois niveaux : celui du marché (1) de la politique (2), et du public (3).

1. Les médias publics, entre concurrence, convergence et concentration.

S’il est un secteur où les transformations ont été radicales ces dernières décennies et où l’innovation constante est devenu un enjeu de survie, c’est celui des médias. Dans ce modèle dual (privé-public) ultra concurrentiel et concentré, il n’est pas simple pour l’audiovisuel public de garantir sa place.

Du monopole des années 50, à la concurrence féroce avec les chaînes et radios privées à partir des années 80, le nombre de compétiteurs à littéralement explosé. Il y a trente ans, il n’y avait pas dix chaînes de télévision francophones. Aujourd’hui, il y en bien plus de cent. En radio, la technologie de la DAB+[[Digital Audio Broadcasting. La diffusion se fait par les airs, via des ondes hertziennes et le signal émis est numérique et compressé

]] va rendre la compétition quasi mondiale.

Mais au-delà des chaînes et des radios, les entreprises d’audiovisuel public se trouvent aujourd’hui dans un contexte de concurrence totale avec tous les autres acteurs des médias. Depuis l’entrée dans le XXIème siècle, l’arrivée du web dans presque tous les foyers et des – à l’époque « nouvelles » – technologies, l’enjeu numéro un pour l’ensemble des médias a été de réussir la transition vers le numérique.

L’audiovisuel public n’a pas échappé à cette nécessité et a engagé sa mutation, avec un succès parfois tout relatif pour certains groupes. Quasi tous les médias publics ont développé des sites, radios numériques, plate-formes de streaming et de vidéos à la demande, applications, etc. Aussi, lorsqu’un contenu est produit autour d’un sujet, il doit pouvoir être « ajustable » ou converti pour pouvoir être diffusé sur n’importe quel média, en particulier en ligne. C’est pourquoi aujourd’hui on parle plus de « services de médias audiovisuels » que d’audiovisuel tout court.

Toutes les autres entreprises de médias d’information, les télévisions nationales, les télévisions locales, la presse écrite, la presse en ligne, les radios… diffusent aussi aujourd’hui des contenus dans tous les formats et sur toutes les plate-formes. En d’autres termes, elles font toutes un peu de la même chose. C’est ce qu’on appelle la convergence des médias : une forme de regroupement des médias de communication massive à travers des plate formes médiatiques en ligne .

Toutes ces entreprises sont donc en concurrence pour attirer, auprès du même public, un grand nombre de vues, de clics et (pour certaines[[Toutes les entreprises d’audiovisuel publiques ne dépendent pas financièrement de la publicité (par exemple, la VRT et la BBC).

]]) aller puiser des revenus dans la manne publicitaire. Aujourd’hui, pour l’information, la RTBF n’est plus seulement en concurrence directe avec RTL TVI, TFI ou Bel RTL, mais aussi avec Le Soir, La Libre Belgique, Médiapart, 7/7, Google… Cela lui aura valu plus de six ans de conflit judiciaire avec les entreprises de presse écrite qui jugent que la diffusion de contenus écrits gratuits sur le site de la RTBF (subsidiée) représente une concurrence déloyale. Elles auront néanmoins été déboutées.

En ce qui concerne les contenus culturels, et en particulier les séries, films & documentaires, les télévisions publiques font face à une multiplication presque illimitée de l’offre. Les télévisions doivent continuer à attirer des téléspectateurs selon des programmes à heure fixe alors que ceux-ci peuvent regarder ce qu’ils veulent, partout, tout le temps. Pourquoi attendrait-on une semaine pour voir l’épisode suivant de Games of Thrones sur la Deux quand toute la saison est disponible – légalement ou non – en ligne, dans notre poche ? La concurrence devient donc également de plus en plus rude. Rien qu’en 2015, on aura assisté à l’arrivée de Netflix en Belgique et en France, au passage furtif de PopCorn Time, à l’annonce de l’arrivée de Fox en Flandre et du fait qu’Amazon va désormais s’attaquer à l’édition et à la production de séries. Sans parler des télévisions connectées qui risquent bien de changer définitivement les habitudes de consommation audiovisuelles.

Contrairement à ce que la théorie libérale pourrait laisser croire, cette concurrence accrue ne signifie en aucun cas plus de diversité, au regard du pluralisme ou de la culture. D’une part, si les plate-formes se multiplient, les entreprises, elles, se concentrent. Des onze groupes de presse belges francophones des années 70, ils n’en restent plus que trois. En France, seulement 20 groupes possèdent la totalité des médias.

Au delà du phénomène de fusion, la nature des acheteurs, qui sont parfois des groupes industriels ou de télécoms dont l’objet premier n’est pas de faire du média, peut poser question. Ces groupes de télécoms veulent-ils, comme ils l’affirment, enrichir leur offre média et devenir à la fois distributeur de services et éditeurs de contenus ? Ou s’agit-il plutôt d’une volonté d’influence politique ou de création d’un empire médiatique ?[[Galpin Guillaume, « La concentration des médias menace le pluralisme », interview de Julia Cagé, 4/12/15, InaGlobal

]] Dans les cas tels que ceux de Patrick Drahi (Altice), de Xavier Niel (Free), ou de Stéphane Moreau (Nethys/VOO), l’interrogation est légitime, car elle a un impact sur l’indépendance des médias concernés. Les médias jouent un tel rôle de construction de la réalité que lorsqu’ils glissent dans les mains de quelques personnalités aux multiples casquettes -dont politique- des questions élémentaires d’objectivité, d’indépendance ou d’influence et de démocratie ne peuvent êtres balayées.

Dans un contexte si complexe, les services de médias publics doivent réussir à « faire la différence » en termes de qualité et d’indépendance et d’une certaine manière à « justifier » leur dotation publique au regard de la concurrence.

2. Le mantra du « faire mieux avec moins »

Une tâche ardue, considérant que la pression de la concurrence va en fait de pair avec une pression politique. A intervalle régulier, les gouvernements européens appellent à de grandes réformes des télévisions publiques. Trop grandes, trop bureaucratiques, trop chères, trop vieilles, trop politisées, trop intello ou pas assez : les critiques se ressemblent et les réformes se multiplient.

Si les situations sont très diverses de pays en pays, le nerf de la guerre est toujours le même : la volonté politique de réduire la dotation publique. Tous les médias publics n’ont d’autres choix que de subir une « cure d’austérité » au nom de la rigueur budgétaire imposée par les autorités.

La RTBF aura été l’une des premières à se soumettre à l’exercice. Au cours des douze dernières années, 600 emplois auront été supprimés et 50 millions d’EUR économisés. Cette diminution des moyens publics va de pair avec une augmentation de la part de la publicité ou du type de publicité autorisé (publicité pour les médicaments, parrainage, placement de produits) – au grand dam des entreprises privées. En effet, les autorités publiques n’auront eu de cesse que d’exiger de l’entreprise qu’elle trouve de nouveaux financement privés, tout en gardant sa marque « service public », deux impératifs pas toujours conciliables.

Cette stratégie met l’entreprise dans une situation de dépendance financière vis à vis des annonceurs, accroît la course à l’audimat[[Plus un programme fait de l’audience, plus la publicité diffusée se vend cher et donc rapporte à l’entreprise.

]] et ne garantit en outre pas les revenus de l’entreprise, les revenus publicitaires étant constamment en baisse. Enfin, les dernières mesures d’économies (2014) furent jointes à une diminution de certaines obligations, notamment culturelles.

La situation de France Télévision parait encore plus problématique. Depuis sa création, la télévision publique française aura été ballottée de réforme en réforme, selon les tendances du jour. 11 réformes ont été menées et 17 présidents différents se sont succédé en cinquante-six ans. Ce contexte a mené à une forte instabilité, d’autant plus que les exigences sont quasi contradictoires : « faire de l’audience ou de la qualité , promouvoir la production française tout en dépensant moins, éduquer les public à la diversité, à l’Europe, au développement durable, aux médias… tout en affirmant que le service public est un puis sans fond et un secteur ringard »[[EVENO Patrick, « Audiovisuel public français : comment en est-on arrivé là ? », 10/04/2015 sur Inaglobal

]] En 2015, le groupe devra encore se réformer, « revoir ses programmes, fusionner les rédactions et rajeunir son audience » , avec une dotation publique qui continuera de diminuer jusque 2020.

Les télévisions publiques souvent prises en modèle, la BBC et la VRT, n’échappent pas à ces velléités budgétaires. La BBC devra subir plusieurs plans d’économies et de réduction du personnel, au nom de la bonne gestion de l’argent public et de la libre concurrence (malgré le fait qu’elle ne diffuse pas de publicité et est financée via une redevance directe des téléspectateurs)[[EYGUESIER Jean Luc, « La BBC, le modèle anglais au rayonnement international, 20/09/2010, sur InaGlobal

]]. Il lui est régulièrement demandé de réduire ses activités et en 2010, elle a du mener un plan de réduction de budget de 25 %. Le gouvernement flamand a décidé en 2015 de mener un « plan de transformation » de la VRT, qui devra licencier 286 employés et économiser 25 millions d’EUR. Elle devra se concentrer sur ses missions de service public au sens très strict, et sous-traiter encore d’avantage aux producteurs privés.

Les médias de service public se trouvent donc pressés comme des citrons par la concurrence et par leur pouvoir de tutelle. Mais si les moyens financiers (publicité et dotation publique) diminuent, les exigences en termes de missions et de qualité sont maintenues, avec d’inévitables déceptions à la clé.

3. Inform, Educate, Entertain

La plupart des télévisions publiques doivent répondre à une triple mission : informer, cultiver et distraire (BBC, France télévision) ou informeren, inspireren, verbinden (VRT). Cette mission est associée à une notion de « qualité service public », pour lesquelles les attentes du public sont élevées, en particulier, en termes de culture et d’information. Or, créer des contenus audiovisuels de qualité coûte cher, bien plus que d’acheter une série américaine déjà maintes fois diffusée ou un format de divertissement diffusé partout ailleurs.

Or, il s’agit également d’assurer que ces contenus profitent au plus grand public possible. Ces médias doivent en effet viser à répondre aux besoins culturels, sociaux et démocratiques de tous les citoyens, pas d’une niche de téléspectateurs ou auditeurs avisés. Cet enjeu de l’audience est en outre d’autant plus prégnant lorsque le média doit à tout prix assurer que les programmes choisis attirent un maximum de revenus publicitaires. Une triple équation popularité/qualité/rentabilité qui n’est pas simple à articuler, pour des médias parfois en perte de crédibilité.

Si la BBC, notamment grâce à son rayonnement international et ses programmes à la fois de qualité et populaires, continue à rendre les britanniques très fiers, ce n’est pas forcément le cas des autres médias. A cet égard, le cas de France Télévisions est critique. Avec des audiences en chute libre – de 35 % en 2008 à 28,8 % en 2014 et vieillissantes – la moyenne d’âge des téléspectateurs de France 2 a atteint près de 58 ans tandis que celle de France 3 dépasse les 60 ans[[AFP, 2015

]] – le groupe peine à convaincre.

En ce qui concerne l’information, enjeu de pouvoir pour les politiques français, la chaîne est régulièrement accusée de servilité. En recherche constante de buzz, les chaînes et radios publiques ont participé, comme les autres médias français, à la surexposition et la banalisation de l’extrême droite. Rappelons en particulier que France 2 aura donné champs libre, tous les samedis pendant cinq ans, aux thèses racistes, populistes et misogynes d’Eric Zemmour, aujourd’hui plusieurs fois condamné pour incitation à la haine.

L’offre numérique est éparpillée et n’est en rien comparable avec celle proposée par Arte, la BBC ou la RTBF. Le groupe garde néanmoins un grand point fort : celui de la création audiovisuelle, en particulier de fictions. Il investit plus de 400 millions d’EUR/an dans la création audiovisuelle française, ce qui fait de lui le premier investisseur du pays, tandis que ce sont les fictions françaises qui continuent à attirer le plus de public en « prime time ». Une spécialité partagée par la VRT qui a pour obligation d’investir 25 % de son budget dans la production audiovisuelle externe. Cette stratégie a permis le développement d’une industrie audiovisuelle forte en Flandre et la diffusion de nombreuses séries flamandes à succès.

La RTBF partage certains des éléments de diagnostic de France 2. Avec une part de marché de 22,3 % (en hausse)[[L’Avenir, 2014

]], la moyenne d’âge de la Une est de 56 ans et de la Deux de 53. Très dépendante de la publicité, l’entreprise poursuit une course à l’audience et semble parfois être en questionnement sur son identité. En particulier, l’entreprise a mené plusieurs réformes successives des journaux télévisés, en essayant de diffuser l’information plus locale et populaire (comme RTL TVI) mais sans réussir à toucher la même audience, a désinvestit dans la couverture de l’international et les grands reportages…

Aussi, comme pour les autres médias, la recherche de l’immédiateté peut être une menace pour la certification des informations. Pour la Société des journalistes[[Auditions de la société des journalistes 2012, Parlement de la Fédération Wallonie Bruxelles

]] de la RTBF, l’immédiateté a pris la place de la politisation en tant que menace pour le pluralisme. Néanmoins, un revirement semble en marche ces dernières années, avec un traitement plus en profondeur des sujets et l’arrivée de nouvelles émissions de décodage de l’information.

La stratégie de l’entreprise repose également, depuis quelques années, sur deux pôles : celui de la création de séries locales et celui de l’innovation numérique. Le premier est jusqu’ici, en termes d’audience, un gros flop. Le second, par contre, porte ses fruits : la RTBF propose des web séries, des radios numériques, une offre de streaming de qualité, et une couverture éditoriale sur plusieurs médias (radios, télévision et internet). Si la RTBF reste loin derrière la VRT en ce qui concerne les visiteurs journaliers sur ses sites (735 390 pour la VRT, 251 368 pour la RTBF[[SACRE Jean François « Pourquoi la RTBF et la VRT ne jouent pas sur le même terrain », 11/09/2015, l’Echo.

]]) et n’a pas développé une couverture bimédias totale comme Arte, elle n’en développe pas moins une offre numérique attractive et crédible. Enfin, l’entreprise continue d’investir dans des documentaires de grande qualité, de renommée internationale.

4. Conclusion : Garantir l’exception

Dans un contexte de numérisation galopante, de concurrence totale, de course de vitesse à l’information – au détriment systématique de la qualité – de multiplication des émetteurs d’information… le service public devra faire un choix. Soit, se renforcer en tant que phare dans le brouillard ou se perdre dans une course pour laquelle il n’est ni adapté ni qualifié.

Le politique aussi devra faire un choix. Soit, soutenir correctement un pôle public de l’audiovisuel national (ou communautaire, dans le cas belge), éventuellement en mettant un focus sur certaines missions, ou même en misant sur la production indépendante. Soit, continuer d’étouffer les entreprises en exigeant d’elles tout et son contraire avec des moyens continuellement réduits.

L’enjeu démocratique et culturel est immense. Il est celui du pluralisme, de l’indépendance et de la qualité des informations proposées au citoyen. Il est d’un critère de qualité, d’une information certifiée et analysée où le citoyen peut se dire « si c’est le média public qui le dit, c’est vrai ».

Il est aussi celui de la diversité culturelle et de la nécessité pour nos pays de soutenir la création audiovisuelle et de donner une place aux œuvres et artistes nationaux. Sinon, nous seront condamnés à « consommer » exclusivement des contenus américains, standardisés, homogénéisés. Partout en Europe, le cinéma, séries, les web séries, les émissions de radios originales ou les documentaires sont soutenus par des moyens publics, y compris et surtout par les chaînes de télévision et de radio publiques. Sans elles, le potentiel de création européen est mis en péril.

L’avenir de l’audiovisuel sera donc celui de la création, mais aussi de l’innovation. Il ne s’agit pas de regarder vers le passé, vers les grandes émissions qui ont fait la notoriété des chaînes ou radio, de dire « c’était mieux avant ». Il faudra de créer de la nouveauté, en termes de développement numérique, de cross-médias, d’interactions avec les publics, de nouveaux contenus et formats. L’audiovisuel doit imposer sa marque « service public » et finalement, faire la différence.

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