Paul Shapiro, défenseur de la cause animale, a publié le livre « Clean Meat », plaidoyer pour la viande in vitro. Cette substance de synthèse est cultivée en laboratoire à partir d’une cellule prélevée sur un animal. « Nourrie » dans un bioréacteur, elle se développerait comme elle l’aurait fait dans le corps d’une bête : une seule cellule de dinde pourrait ainsi produire suffisamment de muscles pour fabriquer 20 milliards de croquettes de volaille. Une trentaine d’entreprises seraient sur le coup, notamment la firme néerlandaise Mosa Meat qui vise la commercialisation de viande in vitro dans plusieurs restaurants d’ici 2021 1.

Le terme « viande propre » serait tout particulièrement affectionné dans le secteur car il mettrait en évidence l’environnement stérile où une telle substance est produite :
« Contrairement à la viande conventionnelle qui vient d’un animal, cette viande n’a jamais été en contact avec le reste du corps, comme ses intestins par exemple, qui peuvent provoquer la contamination de la viande par des bactéries comme l’E. Coli ou la salmonelle. « Avec la viande de culture, pas besoin de s’en préoccuper, nous dit l’auteur de Clean Meat, car vous ne faites pas pousser des intestins, vous vous contentez de faire pousser la viande que vous consommerez » » 2.

La viande in vitro serait donc « propre » car détachée des intestins et de ses bactéries. Cet argument, sans doute vendeur, est aussi particulièrement révélateur : s’il y a des organes qui rappellent très clairement l’animal dans la viande, ce sont bien évidemment les abats. Ainsi, selon l’anthropologue Noëlie Vialles, le fait que ces morceaux soient de moins en moins consommés renverrait à un refus grandissant de reconnaître que l’on se nourrit d’animaux 3. Si les intestins sont par ailleurs comestibles, et en effet consommés par certain(e)s, leur présence dans l’assiette noue peut-être l’estomac du mangeur qui préférerait oublier l’origine animale de sa bidoche… Pour le moment, Paul Shapiro déclare d’ailleurs que la viande est « cultivée » sous forme hachée (et donc désanimalisée) : hamburger, boulettes, chicken nuggets…Évidemment, c’est aussi cela le grand argument de la clean meat : une viande sans animaux, donc sans mort, et avec une émission de gaz à effets de serre supposée moindre 4. La réponse parfaite aux enjeux contemporains liés au respect du vivant ?

Quand l’industrie répond aux problèmes qu’elle a créés

Quand l’industrie s’ajuste aux critiques qui lui sont faites sur le bien-être animal et l’environnement en fabriquant de la viande de laboratoire, elle rappelle les mécanismes d’adaptation du capitalisme mis en évidence par Boltanski et Chiappello. Selon les auteurs, grâce à son indépendance morale et à son caractère auto-justificatoire, le capitalisme incorporerait facilement ses critiques. Le « capitalisme fordiste » des années 1950 se serait ainsi adapté à la critique artiste de mai 1968. Le système accusé d’être oppressif et contraignant pour l’autonomie des travailleurs a donné place au « capitalisme par projets », caractérisé par une structure flexible, horizontale et…porteuse de ses propres maux 5.
L’industrialisation de l’élevage, quant à elle, a transformé ce travail millénaire entre les humains et les animaux en « production animale » 6 : division et rationalisation des tâches, intensification, augmentation de la taille des exploitations et diminution de leur nombre… L’ensemble du processus s’est alors éloigné de nos vues et de nos consciences. Mais les scandales éthiques et sanitaires de la filière nous ont rappelé que manger de la viande implique l’élevage – et l’abattage – des bêtes. Et les images prises en caméra cachée en donnent un aperçu inquiétant qu’on serait tenté de généraliser. Paul Shapiro répète d’ailleurs : « Faut-il rappeler que les poulets qu’on élève pour les manger ont subi une telle sélection génétique qu’ils sont énormes et ne peuvent même plus se déplacer sans tomber. Ils sont élevés dans des hangars où ils ne voient jamais la lumière du jour » 7.
Différents documentaires nous apprennent de surcroît que ces animaux émettraient d’incroyables quantités de méthane, consommeraient énormément d’eau et de soja importé, contribuant ainsi dangereusement au dérèglement climatique 8. Ces chiffres, souvent détachés de leur contexte, renvoient sans doute à certaines réalités. Mais ces productions animales « modernes », intensifiées, rationalisées, polluantes, mondialisées… est-ce vraiment de l’élevage ? 9

En tout cas, nous pouvons être tentés de le croire. Dans ce contexte trouble, d’autant plus que la sensibilité à l’égard des animaux augmente, comment poursuivre sereinement sa consommation carnée ? Certains mangeurs sont dégoûtés et adoptent le végétarisme, voire le véganisme, en excluant de leur mode de vie tout produit d’origine animale. L’antispécisme se positionne même contre l’élevage, qu’il considère comme de l’exploitation 10. Beaucoup d’omnivores ont quant à eux du mal à se passer de leur sandwich à l’américain. Certains « bricolent », diminuent leur consommation, optent pour des circuits alternatifs à la grande distribution (coopératives, vente directe). Les mécanismes de « dissimulation » de l’origine animale dans les steaks hachés et autres nuggets sont aussi une option pour gérer le potentiel malaise (plus facile d’engloutir un poulycroc que de désosser une caille !). D’autres encore, il est vrai, assument pleinement le fait de se nourrir de chair animale 11. Quoi qu’il en soit, l’abstinence est marginale, et les animaux continuent à être produits pour répondre à une demande mondiale croissante. À l’heure où le respect de l’environnement et du bien-être animal est au cœur des préoccupations, cette production massive fait tache.
Fort heureusement, l’industrie qui avait elle-même galvaudé l’élevage et provoqué le dégoût pour la viande, solutionne le problème dont elle est responsable : une viande sans animaux ! À l’instar du transhumanisme, cette viande in vitro veut « tuer la mort », celle de ceux dont nous nous nourrissons. Peut-être nous rappelle-t-elle trop la nôtre, à l’instar des abats dont la clean meat se vante de nous débarrasser…

Ni sang, ni sens

« Tous les animaux domestiques sont en lien avec nous par le travail, qu’ils produisent des aliments (vaches, truies) ou des services (chiens, chevaux). Or, la relation de travail, souvent mal prise en compte, est basée sur des rapports historiques de « don/contre-don », qui ont été rompus à cause de l’industrialisation de l’élevage et de la priorité donnée au profit sur toutes les autres rationalités du travail. Cette évolution a dégradé les conditions de vie et de mort des animaux. C’est pourquoi cette relation de travail est de plus en plus critiquée par les abolitionnistes, pour lesquels les animaux sont appropriés, exploités et doivent être libérés. Quant aux start-up de l’alimentation 2.0 ou de la robotique, elles préconisent de remplacer les animaux domestiques par des substituts plus rentables : viande in vitro ou robots (pour les animaux de compagnie), qui sont des mannes financières sans équivalent. Ainsi, nous risquons de voir disparaître tous les animaux domestiques, pourtant omniprésents dans notre vie, et qui bercent nos esprits et nos rêves depuis des millénaires. » Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse et sociologue 12

Ainsi, après avoir trahi le contrat domestique qui nous unissait aux bêtes dans une relation historique de don/contre-don, l’industrie, soutenue par certains défenseurs de la cause animale, propose de soulager la production de viande de tous ses maux. Elle concocte en laboratoire un produit propre, aseptisé, sans intestins, sans museaux ni sabots, sans foie ni poils, sans animaux ni paysans. Mais industriels et militants semblent ignorer qu’un élevage respectueux du vivant existe, c’est même son essence : celle d’intégrer harmonieusement le travail avec les animaux dans l’écosystème et dans la société.

Certes, le lourd prix éthique à payer est peut-être d’accepter que l’abattage fait partie de l’élevage. Il s’agit d’une étape particulière, éloignée de notre vue et complexe. Même si les éleveurs remplissent leur part du contrat domestique et offrent une belle vie à leurs bêtes, la mise à mort n’est pas anodine, et devrait en ce sens se dérouler dans les conditions les plus dignes possibles 13. Accepter que la mort fait partie de l’élevage – et de la vie ! – est peut-être notre tribut pour vivre pleinement notre belle et vieille histoire avec les animaux, pleine de boue, de sang, de larmes et surtout de joie 14.

Par ailleurs, pour être à la hauteur de ce contrat domestique, nos pratiques de production et de consommation devraient être remises en question. L’élevage paysan, raisonné, peut sans aucun doute nourrir l’humanité, mais pas répondre à la demande carnée actuelle. Et c’est en cela que la technologie in vitro est aussi tentante : elle permet de continuer à manger autant de bidoche sans culpabiliser. Mais justement, les débats éthiques liés à la consommation de viande ne sont-ils pas l’occasion de remettre en cause nos pratiques? L’enjeu est-il de remplir les estomacs de hamburgers, peu importe leur provenance animale ou cultivée, ou de réfléchir aux dérives qui nous ont menées jusque-là ? Faire honneur à l’entièreté de l’animal (abats compris), accepter la charge symbolique de la mort dans la viande, et ainsi avoir une consommation raisonnée, favoriser les modes d’élevage à haute valeur environnementale… ne nous raccroche-t-il pas davantage au sens et à la vie que les préparations de laboratoire ?
La vie avec les animaux fait pleinement partie de notre humanité. Et si une communauté en a conscience, ce sont bien les paysans, que l’industrie tente encore de déposséder de leur rôle nourricier.

 

Bibliographie

1 Leherte O., « Et si la « viande de laboratoire » remplaçait les burgers dans nos supermarchés ? », RTBF Info, publié le 13 mars 2019, [en ligne :] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_et-si-la-viande-de-laboratoire-remplacait-les-burgers-dans-nos-supermarches?id=10169705

2 Ibidem.

3 Vialles N., « La viande ou la bête », Terrain. Anthropologie & Sciences humaines, p. 86-96

4 Toutefois, la différence entre le coût énergétique de la viande in vitro et de la viande d’élevage ne serait pas si nette. Selon une analyse de cycle de vie de 2015, la viande cultivée serait même plus énergivore à cause du process industriel. Son potentiel de réchauffement climatique serait même supérieur à la viande de porc ou de volaille. Voir Mattick C. S. et al., “Anticipatory Life Cycle Analysis of In Vitro Biomass Cultivation for Cultured Meat Production in the United States”, Environmental science &technology, 2015

5 Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999

6 Porcher J., Eleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris : PUF, 2002

7 Leherte O., op cit.

8 Pour une contextualisation et une remise en question des chiffres liés à l’impact environnemental de l’élevage, voir notamment le dossier suivant : Mollier P., Fausse viande ou vrai élevage ?, INRA, publié le 20 février 2017, [en ligne :] http://www.inra.fr/Chercheurs-etudiants/Systemes-agricoles/Tous-les-dossiers/Fausse-viande-ou-vrai-elevage/Quelques-idees-fausses-sur-la-viande-et-l-elevage/(key)/0
On peut y lire Jean-Louis Peyraud résumer ainsi un monde sans ruminants : « Il n’y aurait plus de paysages de prairies et de bocages, ni de haies. La forêt gagnerait du terrain en montagne et deviendrait plus sensible aux incendies en zones sèches, car privée du rôle de débroussaillage des petits ruminants. On perdrait en surface agricole utile puisqu’il n’est pas possible de produire de cultures à graines dans bon nombre de nos territoires couverts de prairies permanentes qui ne peuvent être valorisés que par les ruminants. On accentuerait l’exode rural vers les villes. Les grandes cultures utiliseraient plus d’engrais sans l’apport organique des effluents d’élevage. Dans ce monde hyper-technologique et éloigné du naturel, on pourrait imaginer que les légumes seraient cultivés en ville dans de grandes tours entièrement automatisées… Un tel monde est la négation de notre patrimoine paysager et culturel ! ».

9 Au-delà de l’aspect agronomique, une réflexion plus anthropologique sur l’élevage : Tadli D., La leçon d’écologie de l’élevage, Bruxelles : Etopia, 2018.

10 Tadli D., Bolmain T., Delefosse M.-S., Regards croisés sur l’antispécisme, Bruxelles : CPCP, « Études », 2017

11 Il s’agit ici de deux attitudes de mangeurs de viande, théorisées par Noëlie Vialles. D’une part, la « sarcophagie » des « mangeurs de substance », au sens où la viande est perçue comme une matière distincte de l’animal duquel elle provient. Le hamburger constituerait l’aliment désanimalisé par excellence : il ne rappelle pas la bête, ni même la texture de la viande. D’autre part, la « zoophagie » serait la logique des « mangeurs d’animaux » qui n’éprouveraient pas de gêne apparente à reconnaitre l’animalité dans les produits carnés (amateurs d’abats, par exemple). Voir N. Vialles, op cit.

12 Propos recueillis par P. Mollier, op cit.

13 Tadli D., « L’abattage à la ferme en Wallonie », Anthropology of food, 2019, [En ligne:] http://journals.openedition.org/aof/9394

14 Porcher J., op cit.

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