Vous souvenez-vous du mythe de Prométhée qui vole le feu aux dieux afin de l’offrir aux hommes? Puni par Zeus pour son brigandage, Prométhée est au fond un bienfaiteur, le Robin des Bois de la mythologie grecque, qui a pris aux plus forts – les dieux – pour donner aux plus faibles – les humains -, la connaissance, les arts et…. la métallurgie. Quelques milliers d’années plus tard, les métaux se retrouvent au cœur de toutes les stratégies des États pour sortir de la dépendance aux énergies fossiles et bâtir un monde 100 % renouvelable. Le fameux Green Deal européen par exemple, c’est le pari d’atteindre 0 émission nette de carbone à l’horizon 2050. Pour y parvenir, l’idée est de tout miser sur l’exploitation de l’énergie du vent, du soleil, de la terre – et laissons-là la question de l’atome.

Or, si ces forces naturelles peuvent bien être considérées comme infinies, les métaux nécessaires à leur transformation en énergie utile pour les humains ne le sont pas. Le développement d’un réseau électrique décentralisé composé d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques, de câbles, de batteries et de technologies pour la gestion intelligente des flux (pour faire face notamment aux pics de consommation), nécessitent des quantités pharaoniques de métaux. Bien que toutes les pratiques d’extraction ne se valent pas en fonction des techniques utilisées ou de l’environnement réglementaire et social, ces métaux doivent pour l’essentiel être arrachés à la terre par des moyens énergétiques colossaux et des procédés chimiques souvent désastreux pour l’environnement, les populations et les travailleurs (Systex, 2022). 

Le chemin vers la décarbonisation n’est pas un long fleuve tranquille : nous sommes encore loin d’un monde où les énergies renouvelables et le recyclage produiront des technologies propres.

De « rare » à « stratégique » : les métaux sont (géo)politiques.

Situé entre le Japon et Taiwan, l’archipel des îles Senkaku est l’objet depuis 50 ans d’un différend territorial entre la Chine et la Japon. Fin 2010, un bateau de pêche chinois heurte celui d’une patrouille japonais venue lui ordonner de quitter la zone. L’incident entraîne une crise diplomatique qui pousse la Chine a suspendre ses exportations de terres rares (17 éléments métalliques) vers le Japon. Le monde se rend alors compte que la Chine, bien qu’elle ne possède que 35 % des réserves, représente 97 % des exportations mondiales de terres rares et qu’elle n’hésite pas à en faire un moyen de pression économique et diplomatique. La course à la diversification des sources primaires, à l’innovation et au recyclage s’accélèrent alors partout dans le monde.

Dans ce contexte, les métaux qui pouvaient être considérés comme « rares » en fonction de critères (1) physiques (leur concentration et accessibilité géologique), (2) économiques (la demande industrielle) et (3) géopolitiques (restrictions commerciales induites par des décisions politiques), sont devenus « stratégiques » pour les États et les industries qui cherchent par tous les moyens à sécuriser leurs approvisionnements et à perpétuer la croissance économique. Les stratégies déployées ont trois piliers : sécuriser les sources primaires extérieures, rouvrir des mines intérieures, augmenter les taux de recyclage.

PILIER 1 – Les sources primaires de métaux : l’illusion des mines durables.

Quel que soit le scénario envisagé, la transition énergétique ne pourra se passer de métaux venant de sources primaires.

L’industrie minière, qui représente 88 % de la production globale de métaux (Lottermoser, 2010), n’est cependant pas une industrie comme les autres du point de vue des dommages environnementaux et humains qu’elle occasionne, dans le temps et dans l’espace. Ces impacts restent pourtant sous-estimés et sont peu présents au sein des espaces internationaux dédiés à la conservation et à la protection de la nature (Systex, 2021).


Conscient de cette réalité, l’industrie minière investit dans la recherche et le développement de procédés d’extraction plus propres. De 2000 à 2002, le projet de recherche « Mining, Minerals and Sustainable Development » est mené pour augmenter les performances sociales et environnementales de l’industrie minière afin qu’elle s’inscrive dans les défis de la transition et du développement durable. Mais sur le terrain, les choses changent peu (Systex, 2021).

Pour redorer son blason, l’industrie minière use donc dans l’espace public de nouveaux concepts : exploitation zéro émission, techniques minières modernes, technologies intelligentes, impacts positifs sur la biodiversité, nouvelles frontières extractives, responsabilité sociale… Les plus sceptiques y voient bien sûr les expressions d’une novlangue nécessaire pour dire autrement ce qui est inavouable : les mines vertes et durables n’existent pas.

PILIER 2 – (Ré)ouvrir les mines en Europe pour prendre conscience de la réalité ?

Outre le fait que certaines normes sociale et environnementale seraient mieux respectées en Europe, des auteurs comme le journaliste Guillaume Pitron soutiennent que la réouverture des activités minières en Europe aurait comme première vertu de nuire à l’hypocrisie consistant à consommer des biens sans se soucier des immenses dégâts environnementaux que leur fabrication entraîne à l’autre bout du monde.

Grâce aux besoins de l’industrie et aux instabilités géopolitiques, ce projet de (ré)ouverture de mines en Europe est en bonne voie.

Au nord du Portugal, plusieurs immenses projets de mines de lithium ont reçu l’aval du gouvernement, dans une région pourtant considérée par l’Agence des Nation-Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) comme faisant partie du Patrimoine Agricole Mondial. De nombreuses communautés se mobilisent. (Silence, avril 2022).

En France, le code minier a été récemment réformé pour offrir un cadre juridique adapté à la réouverture potentielle de mines, comme par exemple une exploitation de tungstène au cœur de l’Ariège par Apollo Minerals. D’autres opérateurs miniers français, en particulier Eramet et Areva, s’intéressent à des projets terrestres ainsi qu’en eaux profondes car la France détient un titre minier sur les nodules dans les grands fonds marins au large de Clipperton.

En Serbie (certes en dehors de l’Union Européenne), 22 villages et près de 20 000 habitants se trouvent dans une zone convoitée par la multinationale anglo-australienne Rio Tinto. Alors que les expropriations ont déjà commencé, des révoltes écologiques et patriotiques montent. Les licences ont cependant été révoquées par le gouvernement avant les élections.   

Ces quelques exemples montrent que l’idée d’une conscientisation des consommateurs par la réouverture des mines en Europe n’a rien d’évident. Au contraire, les exploitations minières peuvent très bien prospérer sur le terreau des inégalités sociales et territoriales déjà existantes en Europe, sans rien changer aux modes de consommation. 

Ainsi, à la faveur du chômage et de la précarité de certains territoires par ailleurs riches en minerai métalliques, des projets miniers peuvent apparaître comme des opportunités économiques, là où ailleurs, d’autres communautés, plus aisés, seraient mieux capables de faire valoir leur « nimbysme ». Comme par exemple à Norra Kärr, dans le sud de la Suède, où les habitants sont parvenus à faire reculer un projet pourtant soutenu par l’Union européenne, au motif que la directive européenne sur les habitats n’avait pas été respectée.

PILIER 3 – Les limites au recyclage des métaux

Si théoriquement et avec tout le respect que nous devons à la seconde loi de la thermodynamique, près de 100 % des métaux sont recyclables, le coût réel du processus est le facteur déterminant, a fortiori quand les concentrations sont très faibles. Tant que ces coûts sont supérieurs au prix des sources primaires de métaux, l’essor des filières de recyclage est impossible sans intervention de la puissance publique.

Face à un pays comme la Chine, l’idéologie libre-échangiste de l’Union Européenne a ainsi souvent été jugée comme naïve en considérant qu’investir dans la recherche et l’innovation pour le recyclage des métaux (via par exemple son programme horizon 2020) suffirait à l’émergence de nouvelles filières d’ « économie circulaire ». Mais l’instabilité des prix du marché mondial empêche les innovations de sortir des laboratoires. L’Union européenne doit donc réfléchir à d’autres types d’intervention par le biais d’outils comme la législation sur les déchets et l’éco-conception en posant par exemple des obligations ambitieuses de contenus recyclés.

Prenant l’exemple du Japon qui a massivement investi dans l’exploitation des sources primaires, l’Union européenne devrait peut-être intervenir plus directement encore sur les marchés. Dans le cadre par exemple des projets d’intérêts communs européens qui permettraient une entorse au principe de prohibition des aides d’Etat susceptibles de porter atteinte à la concurrence, l’Union pourrait autoriser ces aides à des acteurs privés (par exemple Rhodia ou Glencore) disposant des infrastructures les plus performantes pour le recyclage de certains métaux stratégiques. Mais, contrairement au Japon ou aux Etats-Unis, il n’est pas évident de se mettre d’accord quand on est 27…

Dans ce monde-là, les décisions politiques forcent constamment la main (invisible) du marché à faire des choix technologiques, commerciaux et, in fine, éthiques et sociétaux. C’est pourquoi il conviendrait de rajouter un quatrième pilier aux stratégies des États et des industries : celui de la sobriété qui, bien qu’elle ait encore mauvaise presse, fait couler beaucoup d’encre.

PILIER 4 – La sobriété, la variable clé de l’équation

Grâce à Prométhée, les innovations technologiques sont foisonnantes, dans tous les domaines. Il est naturel de penser que les défis écologiques en général et le réchauffement climatique en particulier seront résolus « par le haut », grâce à la technique.

Pourtant, si l’on considère que la crise écologique globale vient surtout de l’inconscience humaine historique de son appartenance aux cycles biogéochimiques de la planète, il faudrait plutôt croire que c’est la connaissance de ces cycles qui nous permettra d’évaluer sous un nouveau jour la quantité et la qualité de nos outils. Autrement dit, repenser les quantités de matières et d’énergie que la technique doit raisonnablement remuer – entre ciel et terre.

Les réalités physiques de la demande en métaux qu’implique une transposition du système productiviste fossile vers un système productiviste “renouvelable” ne réduira ni les risques géopolitiques lié aux besoin d’ « autonomie stratégique », ni les inégalités mondiales liés à l’accaparement des ressources et la privatisation des technologies.

C’est pourquoi l’on parle depuis les années 70 du développement de « technologies appropriées » et ou de « low-tech ». Globalement, l’idée est de dimensionner un outil pour répondre au maximum à l’intérêt général et minimiser ses impacts sociaux et environnementaux. 

Autrement dit, les limites planétaires imposent de reconsidérer nos besoins et de maîtriser notre appétit en métaux. Comme pour l’énergie, la sobriété est une musique dissonante mais propre à donner le la de la transition. Pour les écologistes, c’est celui de l’ambition de préserver l’intérêt général en limitant les dérives du productivisme et de l’accumulation.  Pour leurs détracteurs, c’est celui du cauchemar et de la peur de plonger dans la récession et la baisse du “niveau de vie” individuel et collectif.

Une politique de sobriété choisie implique un contrat social, une répartition équitable des efforts et nécessite du débat et des collaborations. Chaque secteur, chaque territoire met en place ses propres politiques d’achats en considérant la dimension, l’usage et la mutualisation. Aux pouvoirs publics dès lors de montrer l’exemple en repensant en profondeur leurs marchés et choix d’équipements mais aussi en soutenant les alternatives sociétales justes. La robustesse et la réparabilité des technologies peuvent alors prévaloir sur le prix ou la puissance potentielle.

A titre d’exemple, dans un de ses scénarios pour une Belgique climatiquement neutre d’ici 2050, le SPF Santé publique que la conjonction des reports modaux (mobilité douce et transports en commun) et de voitures mieux partagées permettraient au parc automobile de passer de 6 à moins de 2 millions d’unités en Belgique sans impacter fondamentalement la qualité de vie des belges, bien au contraire.

Si la consommation d’énergie fossile est aujourd’hui intégrée concrètement aux stratégies de développement durable, celle du métal reste largement impensée. La numérisation ou les panneaux publicitaires digitaux, par exemple, se parent facilement des faux-semblants de l’immatériel… Inscrire la contrainte métallique dans nos stratégies de développement territorial et économique serait pourtant un outil pertinent de prévention des crises à venir.

Il faut saluer en ce sens le plan économie circulaire belge développé par la ministre du développement durable autour de l’écoconception des produits, de la suppression des produits à usage unique, d’un indicateur de réparabilité au moment de l’achat, etc. et espérer qu’aboutisse son projet d’observatoire destiné à analyser les flux de matières premières vers, dans et depuis la Belgique.

Comme souvent dans l’histoire, les guerres et tensions géopolitiques éclairent les dépendances en ressources et contraignent les Etats à adopter en urgence des mesures de rationnement au nom de l’effort collectif. C’est le cas pour le gaz à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y a cependant une autre guerre en cours qui mériterait des actes forts et concertés : une guerre contre le vivant. Pour y survivre, nous avons besoin de changements politiques structurels préservant, voire renforçant la cohésion sociale.

N’oublions pas la suite du mythe de Prométhée : Zeus dut apporter la justice aux humains pour que le progrès et l’innovation ne les perdent pas…

 

Petite bibliographie pour aller plus loin

AFP. 2022. Pour les batteries, l’Europe mise sur l’économie circulaire et des accords commerciaux. Le Temps. https://www.letemps.ch/economie/batteries-leurope-mise-leconomie-circulaire-accords-commerciaux

BINNEMANS Koen, Mc GUINESS Paul et TOM JONES Peter. 2021. Rare-earth recycling needs market intervention. Nature Reviews Materials. https://www.researchgate.net/publication/350415568_Rare-earth_recycling_needs_market_intervention

BINNEMANS Koen, TOM JONES Peter, MÜLLER Torsten, YURRAMENDI Lourdes. 2018. Rare Earths and the Balance Problem: How to Deal with Changing Markets? Journal of Sustainable Metallurgy volume 4, pages 126–146. https://link.springer.com/article/10.1007/s40831-018-0162-8

 

DAUNT Rebekah. 2022. Portugal’s government approves lithium mining despite growing concerns. Euronews. 

 

DUBAR Louis. 2022. Métaux rares : « La dépendance à la Chine est beaucoup plus grave que notre dépendance au pétrole russe ». Public Sénat. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/metaux-rares-la-dependance-a-la-chine-est-beaucoup-plus-grave-que-notre

 

HUI Mary. 2021. Japan’s global rare earths quest holds lessons for the US and Europe. Quartz.  https://qz.com/1998773/japans-rare-earths-strategy-has-lessons-for-us-europe/

 

La fabrique écologique. 2019. Vers des technologies sobres et résilientes – Pourquoi et comment et développer l’innovation « low-tech » ?

https://www.lafabriqueecologique.fr/app/uploads/2019/04/Note-31-Low-Tech-VF-1.pdf

MUNSTER Jean-François. 2022. Objectifs climatiques: l’urgence de l’Europe face à ses besoins énormes en métaux. Le Soir. https://www.lesoir.be/438029/article/2022-04-25/objectifs-climatiques-lurgence-de-leurope-face-ses-besoins-enormes-en-metaux

Negawatt. 2020. Scénario négawatt 2022. https://negawatt.org/Le-scenario-negaWatt-2022-en-detail

Sénat Français. 2022. Conférence sur l’autonomie stratégique économique de l’Union européenne. https://www.parlue2022.fr/senat/fr/conference-sur-lautonomie-strategique-economique-de-lunion-europeenne/

Systex. 2021. Controverses minières – Pour en finir avec certaines contrevérités sur la mine et les filières minérales. https://www.systext.org/sites/default/files/RP_SystExt_Controverses-Mine_VOLET-1_Nov2021_vf.pdf

WOUTERS Richard. 2021. Des métaux pour une Europe verte et numérique. Un agenda pour l’action. Green European Foundation. https://etopia.be/des-metaux-pour-une-europe-verte-et-numerique-un-agenda-pour-laction/

 

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