En 2020, le monde a vu se répandre des vagues de protestations contre le racisme. Ce mouvement, déclenché par des homicides imputables à des policiers, a forcé un débat public sur l’inégalité raciale, la représentation et le colonialisme. Les partis verts sont d’ardents défenseurs de la justice raciale, mais cette rhétorique trouve-t-elle une expression dans la réalité ? Samir Jeraj s’est entretenu avec des militants écologistes de couleur de toute l’Europe pour recueillir leur ressenti sur ce que les partis verts devraient faire afin de construire la justice raciale dans les années et les décennies à venir.

Le décès de George Floyd à Minneapolis en mai, exacerbé par le nombre croissant de décès de personnes de couleur causés par le Covid-19, a conféré au mouvement Black Lives Matter un retentissement de portée mondiale. Nombre de communautés et d’institutions ont rendu compte de leurs actions passées et présentes en matière de racisme. Des statues ont été mis à bas et, dans chaque organisation, profession et communauté, des expériences racistes ont été partagées. Il reste maintenant à voir si le changement sera durable.

Les partis verts se sont toujours posés en défenseurs des valeurs libérales de l’égalité raciale et ont toujours soutenu les luttes contre le racisme. Pourtant, eux aussi sont en difficulté face au racisme : dans la majorité des cas, la rhétorique et les politiques musclées sur le racisme dans la société ne s’accompagnent que d’actions en mode mineur. Par rapport à leur efficacité quand il est question de soutenir, de faire avancer et d’intégrer l’égalité de genre, les droits LGBT et même les mouvements pour les droits des migrants, leur travail en matière de racisme sont loin d’être suffisant. Un déni systématique persiste au sein des partis, souvent trahi par l’hypothèse que de bonnes personnes s’efforçant de faire de bonnes choses ne sauraient être racistes. Il suffit pourtant de regarder dans quelle mesure les partis verts sont représentatifs sur les plans racial et ethnique pour comprendre qu’il y a un problème.

Suède : mettre la pratique en conformité avec les politiques

« La politique de lutte contre le racisme est justement la raison pour laquelle j’ai voulu devenir membre des Verts suédois », explique Aida Badeli, la coprésidente de Young Greens Sweden. Dans ce pays qui penche traditionnellement à gauche, les militants de Black Lives Matter contestent le bilan suédois en matière d’égalité raciale, que ce soit en matière d’emploi, de justice pénale ou de crimes de haine, ainsi que son rôle dans le colonialisme et l’esclavage. Lors des élections parlementaires de 2018, près d’un Suédois sur cinq a porté son vote vers les Démocrates de Suède, parti d’extrême droite.

Dans l’expérience d’Aida, les Verts suédois parlent souvent du racisme et de la discrimination. « En termes de politique, le parti vert est vraiment bon », admet-elle. Par contre, en termes organisationnels, il reste « plutôt blanc ». Pour elle, cette sous-représentation conduit les personnes de couleur à être perçues comme exotiques et relègue les difficultés rencontrées par les membres du parti très bas dans l’agenda. « La représentation compte », poursuit-elle, mais elle aimerait aussi que les Verts suédois assument un rôle davantage public et actif dans la lutte contre le racisme.

Au sein des partis verts, il arrive souvent que les personnes de couleur se sentent isolées et privées de soutien, en particulier quand elles assument une fonction davantage tournée vers l’extérieur. « Il n’est pas rare que je reçoive des menaces et d’autres messages du même genre, et je me sens souvent seule », raconte Aida. Son souhait serait que le parti vert reconnaisse que les personnes de couleur, surtout celles qui font de la politique, sont plus vulnérables et qu’elles ont besoin d’aide, et qu’il recrute et attire plus de personnes de couleur.

Établir le lien entre justice sociale et égalité raciale en Allemagne

Les Verts allemands ont publié un  plan en 10 points contre le racisme , que Sarah Heinrich, une jeune militante écologiste et membre de l’exécutif fédéral estime des « excellent ». Ce document appelle à une réforme de la police, à la création d’un commissaire pour la lutte antiraciste au sein du gouvernement et à l’introduction de la lutte antiraciste dans l’éducation. Sarah pense pourtant que cette réponse ne fait pas assez le lien entre l’injustice raciale et l’insécurité sociale : « Nous devons comprendre que pour améliorer réellement la situation des personnes de couleur en Allemagne, il faut une meilleure sécurité sociale : de meilleurs emplois, des salaires plus élevés et des loyers plus bas. Car ce sont les personnes de couleur qui vivent souvent dans des situations de précarité ».

Le racisme gagne du terrain en Allemagne. Les statistiques de l’Agence de lutte contre la discrimination montrent une augmentation de 10 % des crimes racistes en 2019. Le pays a aussi été secoué par des attaques de l’extrême droite, telles que l’assassinat de dix personnes par le  National Socialist Underground  (le Parti national-socialiste souterrain) sur une période de sept ans  et par des révélations récentes sur son influence dans l’armée et la police.

Sarah voudrait que les politiques sociales et antiracistes soit davantage prioritaires, au même titre que la justice climatique, mais craint qu’elles ne soient sapées si son parti participe à des coalitions avec des partis politiques du centre-droit. « Pour gagner la confiance des personnes de couleur en Allemagne, les Verts devraient arrêter de penser que les conservateurs sont de bons partenaires de coalition », explique-t-elle.

Pays-Bas : le racisme institutionnel à l’agenda

Niels van de Berge, député de GroenLinks, est une des personnes qui organise la réponse du parti au mouvement Black Lives Matter. Très vite, il a invité des représentants du mouvement au Parlement. Cette initiative a conduit à un  débat avec le premier ministre sur le racisme institutionnel aux Pays-Bas. Le profilage racial est monnaie courante et touche la police, l’administration fiscale, les entreprises privées ou même certaines banques qui refusent de prêter aux personnes de couleur. Les jeunes de couleur, surtout, luttent pour accéder aux emplois et aux opportunités. Par ailleurs, l’histoire des Pays-Bas est marquée par le colonialisme et la traite des esclaves, qui sous-tendent aujourd’hui encore le racisme institutionnel et ne sont toujours pas prises en compte.

« Nous nous efforçons de placer [le racisme institutionnel] à l’agenda depuis des années », confie Niels. Dans le passé, discuter de l’inégalité raciale suscitait une forte résistance : « les gens n’en voyaient pas l’utilité. Certains personnes allaient même jusqu’à affirmer que “le racisme institutionnel n’existait pas aux Pays-Bas” », poursuit-il. Tout cela a changé depuis la mort de George Floyd et il observe qu’un véritable élan se forme enfin pour lutter contre le racisme institutionnel. Une réunion interparti a été organisée avec des représentants du mouvement Black Lives Matter sur les changements politiques qu’il conviendrait d’apporter, et GroenLinks travaillera avec eux sur leur manifeste en vue des élections de 2021.

Ambitions et défis pour les Verts européens

Carrie Hou a travaillé comme militante numérique au Parti vert européen (PVE, le parti écologiste au niveau européen) ; elle a été la première femme de couleur à être employée par l’organisation, d’après la direction. Elle a fait ses armes dans des campagnes antiracistes en Australie avant de venir à Bruxelles pour diriger l’organisation numérique des élections européennes 2019. Carrie a été attirée par ce job notamment parce que l’appel à candidatures « suscitait l’espoir », faisait montre de « conscience raciale » et de « conscience de classe ». Elle n’avait jamais été membre d’un parti écologiste, trouvant le groupe de son université très blanc, classe moyenne et inaccessible.

A Bruxelles, grande ville multiculturelle, Carrie était une des rares personnes de couleur travaillant pour une institution européenne du cru. « Beaucoup d’entre nous [les personnes de couleur] viennent de familles où l’insécurité financière est omniprésente », explique-t-elle. Cela se traduit par une pression énorme pour trouver des emplois et des carrières qui offrent la sécurité, ce qui n’est pas le cas du militantisme politique. « Votre angoisse émotionnelle sur des sujets que la plupart des blancs aborderaient avec plaisir est plus intense ».

Dans son travail, Carrie a été prise pour cible par des militants d’extrême droite et de mouvements racistes. Si ses employeurs et ses collègues ont réagi avec sympathie, elle n’en a pas moins trouvé les attitudes du parti très réactives. C’est également à elle, et non pas à la direction, qu’il incombait de proposer des politiques et des procédures appropriées pour garantir sa sécurité : « J’étais à la fois la victime et celle qui devait présenter des solutions ». Elle estime que cette situation a favorisé son burn-out à la fin de la campagne, qualifiant le fait que les processus et les politiques institutionnels n’étaient pas en place comme « frustrants » et « révélateurs ».

Un porte-parole du PVE a souligné les « ambitions politiques fortes » de son parti en matière de diversité et d’égalité. Le propos était le suivant : « Sur ces enjeux politiques, nous sommes considérés comme le parti le plus tourné vers l’avenir et le plus progressiste ; nos partisans et nos électeurs attendent du concret ». Et d’ajouter que le PVE avait toujours mis un point d’honneur à respecter les droits des travailleurs en son sein, précisant encore que le parti s’efforçait de faciliter des arrangements de travail flexibles pour que davantage de personnes vivant des conditions différentes puissent travailler pour lui.

L’impossible double casquette des UK Greens of Colour

La police du Royaume-Uni traîne depuis toujours une réputation raciste. Les manifestations du mouvement Black Lives Matter ont ciblé tant le nombre de personnes noires décédées en garde à vue que celles qui ont succombé à la pandémie, le  nombre important de morts du Covid-19 reflétant les profondes inégalités raciales en matière de santé, de logement et d’emploi.

A la suite du décès de George Floyd, il a été demandé à Azzees Minott, présidente du groupe Greens of Colour du Parti vert de l’Angleterre et du pays de Galles, de travailler sur la réponse à apporter au mouvement Black Lives Matter au niveau national comme européen. En d’autres termes, explique-t-elle, il me fallait commenter et donner un retour avec très peu d’informations et de temps. Demander à une femme noire de lire une motion en moins de 24 heures au beau milieu d’une situation émotionnellement exténuante, ce n’est pas répondre aux questions posées par Black Lives Matter, affirme-t-elle, avant d’ajouter : « j’ai dû le répéter plusieurs fois ». Elle estime que l’auto-réflexion sur la façon de mettre en pratique les valeurs antiracistes est souvent absente, même quand il s’agit de réagir au mouvement Black Lives Matter.

Les jeunes verts suisses prennent la tête

Zurich a été le cadre de manifestations rassemblant des milliers de personnes. Le profilage racial est une préoccupation répandue et joue un rôle important dans  l’augmentation de 30 % des incidents racistes en 2019. La brutalité policière est aussi un problème en Suisse. En 2018, Mike Ben Peter, un homme noir, est mort au cours d’une interpellation musclée. Les Jeunes verts font actuellement campagne pour que les rapports policiers cessent de mentionner la nationalité, une information qui alimente selon eux la xénophobie et les stéréotypes à l’encontre de certaines communautés.

Le Parti écologiste suisse compte relativement peu de membres BiPoC (personnes noires, indigènes et de couleur), un état de fait qui, selon Maimuna Barry, membre du parti, permet de balayer la problématique sous le tapis sans trop de problèmes. « Ce n’est pas parce qu’on se trouve dans un parti de gauche et écologiste que les structures tout autour de vous ne sont pas racistes ». Maimuna aimerait que le Parti vert s’intéresse davantage à la lutte contre le racisme : « Je voudrais qu’ils apprennent des rares BIPOC présents dans leur parti et qu’ils les écoutent, et les poussent à se présenter aux élections parlementaires. Je voudrais un très grand changement ».

Se confronter à la sous-représentation politique

Les partis verts d’Europe prennent certaines mesures pour s’attaquer à la sous-représentation en leur sein. Le Parti vert de l’Angleterre et du pays de Galles a créé un fonds en 2019 pour soutenir des projets améliorant la représentation des personnes de couleur[1]. Mais les difficultés sont loin d’être surmontées pour le Parti vert de l’Angleterre et du pays de Galles, s’il faut en juger au fait qu’un ancien porte-parole sur les questions d’égalité attaque le parti en justice pour discrimination raciale.

GroenLinks s’efforce quant à lui de recruter, d’encourager et de soutenir des personnes de couleur afin qu’elles deviennent parlementaires aux élections de l’année prochaine et a connu une certaine réussite en faisant élire un éventail assez large de candidats à des mandats locaux. Si While Niels estime que le parti fait mieux que ses homologues néerlandais, il pense néanmoins qu’il lui reste une long chemin à parcourir pour obtenir davantage de représentation ainsi qu’une participation « plus affirmée et plus franche » dans la lutte contre le racisme.

En réponse à la question spécifique soulevée par le peu de personnes de couleur présentes au sein du personnel du PVE, la porte-parole a indiqué que le parti reconnaissait les « obstacles structurels », tels que la discrimination et les barrières financières, qui empêchent les minorités de participer à la vie politique. Et d’ajouter : « Personne n’a encore trouvé la solution parfaite mais, au moins, et probablement par rapport à d’autres partis, nous considérons que c’est un vrai problème et nous nous efforçons de briser ces obstacles étape par étape ».

L’une des difficultés vient du fait que les partis politiques sont dépendants d’une quantité importante de travail non rémunéré, d’heures de bénévolat pendant les campagnes et dans l’administration des sections. Les personnes qui sont en mesure de le faire peuvent développer leur réseau et leur capital personnel pour booster leur carrière politique et faire en sorte que leurs idées soit prises en compte, ce qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement des stages non rémunérés dans d’autres secteurs. En politique, le travail non rémunéré est une barrière institutionnelle pour celles et ceux qui ne peuvent pas faire don de ce temps, ce qui signifie que ces personnes ont moins de chances d’être membres, représentants élus ou embauchés comme employés.

Comme l’explique Carrie Hou : « S’agissant des personnes de couleur, il faut réfléchir à ce qui les empêche, au niveau de la société, de rejoindre le parti, de travailler pour votre parti ou d’informer les électeurs sur votre parti ». Tant que ces changements et ces structures inclusives n’auront pas été mis en place, peu importe qu’un nombre important de personnes de couleur rejoignent nos rangs parce qu’elles repartiront et les partis verts resteront coincés dans un cycle de leadership politique et administratif essentiellement blanc.

Rompre le cycle

Les partis progressistes de nombreux pays ont admis des arguments racistes sur l’immigration et la criminalité, sans pour autant s’attaquer aux racines sous-jacentes du racisme, pendant que d’autres formations observaient un silence complice.

Les partis verts d’Europe ont un problème et doivent l’admettre. Leurs pratiques antiracistes en politique ne reflètent pas les valeurs d’égalité et d’équité qui fondent leur mouvement, même si cela est par contre le cas des politiques qu’ils mènent. Des personnes de couleur appartenant à divers partis verts nous ont livré différentes versions de ce problème, qu’il s’agisse de supprimer les obstacles à la participation, de mettre en place des choses pour créer un environnement qui accueille et soutienne les personnes de couleur, ou encore de faire de la lutte antiraciste une priorité à long terme plutôt qu’une valeur affirmée de façon réactive.

« Il ne faut pas que les partis verts se penchent en arrière et pensent : “Eh bien, puisque nous sommes de gauche, il n’est pas possible que nous soyons racistes” », met en garde Maimuna Barry. Son sentiment est que le parti a fait relativement peu pour soutenir Black Lives Matter et la lutte contre le racisme au sens large. Maimuna pense que la politique des Verts se réduit au changement climatique et ignore le fait que pour protéger le climat, « nous avons besoin de justice sociale et d’en finir avec le racisme ».

Carrie Hou, pour sa part, estime que « ce dont le parti vert a besoin, c’est d’un moyen institutionnalisé, structuré et procédural de lutter contre le racisme au sein du parti et à tous les niveaux ». Elle ajoute qu’il existe déjà de nombreuses connaissances sur le sujet et d’exemples d’institutions qui le font avec succès. Il faut simplement avoir la volonté de le faire et l’humilité d’admettre qu’il y a un problème.

Le flux permanent de messages et l’engagement qui ont immédiatement suivi le décès de George Floyd sont désormais totalement retombés. « Que se passe-t-il quand les images des manifestations cessent d’être diffusées aux informations ? Que faire à ce moment ? » demande Azzees Minott. « Là réside le véritable test, celui qui indique jusqu’où nous irons ».

Azzees pense que les alliés peuvent jouer un rôle important et positif en soutenant activement les personnes de couleur, en utilisant leurs compétences et en les partageant pour créer le changement. « Les alliés au Royaume-Uni et à l’étranger ne se rendent pas compte que, bien que le racisme soit une question structurelle, systémique et institutionnelle qui doit être prise en charge, les comportements individuels sont à la source de nombreux problèmes ». Elle pense que chacun d’entre nous doit se demander « mes actions sont-elles de bonne foi et soutiennent-elles le mouvement Black Lives Matter movement ? » et passer à un mode d’action constant plutôt que de réagir avec intensité quand survient un événement horrible, et ne rien faire ensuite, une attitude qui perpétue en fait le problème de l’inégalité raciale.

Le militantisme antiraciste connaît un regain chaque fois que se produisent des événements horribles et traumatisants, comme la mort de George Floyd. Trop souvent pourtant, il s’évanouit au fil de la réaffirmation des anciennes structures et cultures oppressives. La montée des partis d’extrême droite, mais aussi des crimes et des discours de haine s’appuie – littéralement – sur ces inégalités structurelles. La population est plus préoccupée que jamais par l’égalité raciale et, si les manifestations peuvent cesser, le temps n’en est pas moins venu de s’engager dans un combat à long terme pour la justice raciale.

 

[1] L’auteur est membre du fonds.

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