François Debras est assistant au sein du « Centre d’Études Démocratie » de la Faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie de l’Université de Liège. Il y est également maître de conférences où il dispense, en suppléance du professeur Jérôme Jamin, un cours intitulé « Introduction to Political Science ». Son travail de recherche interroge le terme « démocratie » dans les discours des partis populistes et d’extrême droite

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Etopia : Vous avez fait une thèse sur l’usage de termes comme celui de démocratie par l’extrême droite. J’ai vu aussi que vous aviez donné une conférence, qui montrait aussi comment l’extrême droite parle d’égalité homme-femme, par exemple. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

François Debras : Ma thèse de doctorat portait sur le débat qui revient tout le temps dans la littérature : est-ce que l’extrême droite est oui ou non démocratique? En fait, ce débat n’en est pas un. Parce que, selon moi, si vous faites une brève analyse de contenu, ce sont en général les partis populistes, qu’ils soient de gauche ou de droite et d’extrême droite, qui mobilisent le plus le terme démocratie. Donc, en fait, j’ai retourné la question : plutôt que de se demander s’ils sont oui ou non démocratiques, demandons-nous « puisqu’ils en parlent beaucoup, comment définissent-ils la démocratie et ce qu’est la démocratie pour eux? » C’était plutôt une analyse de leur utilisation de la démocratie. Devant qui en parlent-ils? À quel moment en parlent-ils? Sous quel prisme de compréhension en parlent-ils ? Et est-ce qu’on peut trouver des similitudes ou pas dans tous leurs discours? Est-ce qu’ils en parlent de la même façon devant des journalistes, devant des électeurs, au sein des assemblées parlementaires, etc. ? Est-ce qu’ils en parlent de la même façon avant les élections, après les élections, etc. ?
Ça peut paraître un peu cynique pour certains, mais, en fait, je considère que la démocratie n’existe pas. C’est un mot vide en fait, mais qui n’est pas vide de sens. C’est un mot qui n’existe pas en dehors de qui le mobilise, devant qui et pourquoi on l’utilise. Mais ce qui peut être intéressant, c’est de voir, « tiens, comment définis-tu la démocratie? Comment est-ce que moi, je la définis? Et en quoi on est d’accord, pas d’accord ou sur quoi? » Plutôt que de s’envoyer des mots au visage les uns des autres, c’est de débattre de projets, de valeurs et de véritables enjeux.
Donc, la question qui vient avec la démocratie c’est : est-ce que l’extrême droite est oui ou non démocratique? Je n’en sais rien. Mais en tout cas, quand elle parle de démocratie, elle limite la démocratie à certains individus. Elle limite la démocratie à une certaine citoyenneté, à un certain cadre national, etc. L’extrême droite a très bien compris qu’il y avait des mots qui étaient connotés positivement et des mots qui étaient connotés négativement. Aujourd’hui, c’est connoté négativement de parler de la Seconde Guerre mondiale, de parler de milice, de parler de Mein Kampf, de parler de race, etc. On ne parle plus du tout de ça.
Et l’écologie, c’est pareil. L’extrême droite a très bien compris que c’était très vendeur de parler d’écologie auprès des jeunes, et donc elle parle d’écologie auprès des jeunes. Mais l’écologie, ça veut dire quoi? Ça veut dire production locale et nationale, donc ça veut dire fermer le territoire, en fait, et réduire le commerce aux sols nationaux ou aux valeurs nationales, au terroir ou aux coutumes locales, etc. On a une conception souverainiste et nationaliste de l’agriculture en fait, mais ce n’est pas forcément pour ça qu’elle est plus écolo, parce que rien ne dit qu’on peut utiliser ou non certains pesticides ou pas, par exemple. C’est comme ça que je travaille. Ma façon d’étudier la politique, c’est de considérer que même si on parle tous français, en tout cas nous en l’occurrence, on utilise peut-être tous les mêmes mots et on partage un vocabulaire, mais ce n’est pas pour autant que nos mots sont des synonymes. En fait, on peut avoir des représentations différentes et avoir des définitions différentes et ne pas être d’accord. Pourtant, on parle la même langue, on utilise les mêmes mots, mais ce n’est pas pour autant qu’on partage les mêmes idées. C’est voir derrière les mots quelles sont les idéologies et les représentations du monde qui se cachent en fait. Je m’ancre dans l’analyse critique des discours.

Etopia : Est-ce que cette tendance de l’extrême droite à utiliser ces termes est nouvelle?

Fr. D. : On considère qu’il y a eu un très grand changement dans les années 1990. À ce moment-là, il y a eu tout un tas de législations contre le racisme qui ont été mises en place dans les différents États européens. Des législations contre la haine raciale, contre la discrimination, etc. L’extrême droite s’est trouvée confrontée à une nécessité de devoir changer ses discours. On ne peut plus aller dans la rue et dire qu’il y a des races supérieures et des races inférieures et qu’il faut éradiquer les races inférieures, sinon on peut avoir des sanctions pénales. Certains partis ont été dissous parce qu’ils avaient toujours ce genre de discours et donc il y a eu une nécessité de transformer ou d’adapter le discours politique. Par exemple, aujourd’hui, on n’est plus tant dans une question de l’« est-ce qu’il y a des races supérieures, des races inférieures? », mais on parle plutôt de différences culturelles et religieuses.
Un exemple qui représente vraiment bien ce changement de discours : au début des années 1990, Jean-Marie Le Pen n’hésitait pas, en France, à dire qu’il y avait des races supérieures et des races inférieures et que la race blanche devait être protégée des autres races. Ces propos se retrouvaient dans plusieurs discours. Ça a été interdit dans les années 1990 suite à différentes législations. À la fin de la décennie, il a un discours tout à fait intéressant à déconstruire et à analyser : « la culture marocaine est si belle que ce serait dommage de la mélanger avec la nôtre ». Je trouve ça incroyable. Parce qu’en fait, qu’est-ce qu’il dit? Qu’il y a des différences culturelles et que les cultures doivent être séparées les unes des autres. Finalement, on ne parle plus du tout de races et on n’est plus du tout dans la haine raciale. Mais le propos reste qu’il y a des cultures qui doivent rester homogènes, séparées les unes des autres, et alors qu’il faut protéger ces cultures et qu’il ne faut surtout pas de la mixité ou de la diversité.

Donc, on se rend compte que le discours évolue et on va avoir différentes techniques de l’extrême droite, qui ne va plus parler donc de races, mais plutôt de cultures et de religions. On ne va plus parler de haine de l’autre, mais de protection de soi, etc. Il y a différentes logiques qui vont changer. Je regarde le cas de la France, mais on pourrait parler d’autres. On a aussi des thématiques nouvelles qui vont apparaître. Marine Le Pen, avant de devenir Présidente du Rassemblement national, était directrice de communication du Front national et va injecter dans les discours du Front national, aujourd’hui à l’Assemblée nationale, tout un tas de nouvelles thématiques au début des années 2000. C’est à ce moment que sa présidence a explosé. Elle introduit par exemple des thématiques qui historiquement, étaient plutôt liées au monde de la gauche, comme la question de la laïcité, de l’égalité hommes-femmes, de la défense des droits des homosexuels, la question de la démocratie. Toutes ces thématiques étaient complètement absentes des discours de Jean-Marie Le Pen et vont être mises en avant par Marine Le Pen, mais encore une fois, d’une façon spécifique. On parle d’égalité hommes-femmes. Mais ce qui est très intéressant de voir dans les discours de Marine Le Pen, c’est qu’on ne parle jamais de l’égalité hommes-femmes pour elle-même : on en parle pour lutter contre l’islam. L’islam qui ne respecterait pas l’égalité hommes-femmes. Ou on parle de laïcité, mais en soi on ne parle pas de laïcité pour la laïcité, on parle de laïcité contre « l’islam », contre « les musulmans », contre « les immigrés » qui ne comprendraient pas en fait la laïcité. Et donc on a une utilisation de termes comme ça, mais qui n’est jamais neutre.

C’est ce que pour la démocratie, j’appelle l’argument démocratie. En fait, l’extrême droite ne parle pas de démocratie pour la démocratie, mais elle dit : « nous sommes démocrates et eux, ce sont les anti-démocrates. Nous, nous sommes démocrates et vous, vous êtes totalitaires, vous vous êtes autoritaires, vous vous ne respectez pas le peuple, vous vous ne respectez pas la souveraineté populaire, etc ». Cela devient vraiment un argument rhétorique qu’on mobilise contre quelqu’un. La laïcité, c’est la même chose, l’égalité homme-femme, c’est la même chose, c’est contre l’islam. C’est un phénomène nouveau.
Mais si on veut être plus au cœur de l’actualité aujourd’hui, ce phénomène a tendance aussi à être fort remis en cause, même au sein de l’extrême droite. Pendant tout un temps, on a parlé de dédiabolisation des partis d’extrême droite. Vous avez plusieurs partis d’extrême droite qui vont essayer de nuancer, d’adapter leur discours, d’injecter des termes connotés positivement. Et c’est le cas en France, mais j’ai travaillé sur l’Allemagne aussi et l’Autriche. Aujourd’hui, on a un phénomène qui est très intéressant parce qu’entre guillemets, ces partis « se dé-dédiabolisent ». Un cas très intéressant c’est l’Autriche. En Autriche, Jörg Haider, ancien président du FPÖ, allait dire qu’Adolf Hitler avait des politiques incroyables en termes de travail. Il disait aussi par exemple que la SS était un corps d’armée, qui avait droit aux honneurs comme tous les autres corps d’armée, etc. Des termes qui renvoyaient à la Seconde Guerre mondiale, au nazisme, etc. Après Jörg Haider, il y a eu un autre président, Heinz-Christian Strache, qui va se dire « aujourd’hui, ce n’est pas vendeur de parler du nazisme, d’avoir des propos négationnistes, de parler de cette partie de l’histoire européenne, il faut changer ça : on va mettre de nouveaux termes et on va se présenter comme beaucoup plus jeunes ». Heinz-Christian Strache prenait des photos de lui avec des jeunes filles dans des boîtes de nuit. Il adaptait sa posture, sa carrure moins austère, plus sorteur, sympathique, etc. Et sous sa présidence, il y avait un autre candidat à la présidentielle autrichienne, Norbert Hofer, qui lui, ne parlait que de démocratie directe. C’était son sujet, sa thématique. « Voter pour le FPÖ, c’est donner une voix qu’on va vous rendre, parce qu’on va faire des référendums, on va faire des initiatives, on va faire des copier-coller du modèle suisse, etc. » Tout ça était absent de la rhétorique de Jörg Haider, avant, et toute une nouvelle rhétorique va se mettre en place, qui évoque la démocratie directe, démocratie participative, l’intégration des citoyens, contre la particratie, contre l’autoritarisme européen, etc. Ce qui est intéressant, c’est qu’Heinz-Christian Strache va, dans un premier temps, gagner les élections puisque le FPÖ va siéger au sein de l’exécutif autrichien, puis va « se casser la figure » pour des faits de corruption et d’arrangements, etc. Donc, il va être évincé du FPÖ, Norbert Hofer va en reprendre la présidence, et mettre en avant la démocratie directe. Puis il va se passer quelque chose que je trouve intéressant : il va y avoir un désaccord interne au sein du FPÖ. Norbert Hofer va être évincé et maintenant le Président de ce parti, c’est Herbert Kickl qui vient de nouveau d’une branche plus dure du FPÖ, qui dit « on a trop atténué le discours, on a trop parlé de démocratie directe et on en perd nos fondamentaux, l’idée, c’est quand même un peu de nationalisme, un peu de souverainisme et de retourner à ces conceptions idéologiques ».

Je crois que ce qui se passe en France avec Zemmour, c’est un peu la même chose. Certains considèrent que Marine Le Pen a trop atténué son discours, qu’elle l’a trop lissé et qu’elle a perdu de vue les idéaux du Rassemblement national. Plusieurs militants ou plusieurs sympathisants du FN sont les premiers à dire qu’en fait, à trop vouloir le pouvoir, « on a perdu notre idéologie de base ». Marion-Maréchal Le Pen, c’était une critique qu’elle faisait déjà à l’époque et je crois que c’est quelque chose qui se retrouve dans la candidature d’Eric Zemmour : à trop vouloir le pouvoir ou à trop lisser le discours, on en perd un moment notre spécificité, on ne peut plus se présenter comme parti anti-système, et finalement on est comme tous les autres.

Donc, je crois que le discours d’extrême droite, sur la démocratie, cela fait déjà quelques années qu’il existe, le grand changement qu’il y a eu, c’est dans les années 90, qui a été renforcé dans les années 2000 pour se considérer comme des formations politiques légitimes et acceptables et une alternative politique crédible aux autres partis politiques. Et aujourd’hui, il y a un nouveau mouvement qui est de considérer que les partis se sont trop perdus dans le lissage du discours et on revient donc à des conceptions plus « standard » de l’extrême droite.

Etopia : Donc, même si avec cette « dé-dédiabolisation », cela change peut-être un peu, mais on voit qu’ils parlent quand même encore de démocratie, de liberté de pensée, et de liberté d’expression. Si ce ne sont pas les mots qu’ils utilisent ou les discours qu’ils utilisent, qu’est-ce qui distingue, fondamentalement pour vous, l’extrême droite des autres partis? En fait, ce qu’on observe, c’est qu’ils refusent l’étiquette de l’extrême droite, donc dans votre thèse, comment vous avez fait pour délimiter ce qui était considéré comme extrême droite? Pour définir un peu l’extrême droite ?

Fr. D. : En fait, oui, effectivement ils utilisent les mêmes termes que tous les autres partis politiques, tout le monde parle de démocratie et finalement, tout le monde parle de laïcité. Moi, c’est ce que j’appelle des « mots formules». Ce sont, comme je vous disais, des mots vides, mais pas vides de sens. Ce sont des mots dans lesquels on injecte des valeurs, des idéologies. Je pense que là où on peut trouver toujours des spécificités dans l’extrême droite, c’est dans les idéologies qui sont injectées dans la notion de démocratie ou dans la notion de la laïcité. Et c’est compliqué parce que ça prend du temps et de l’énergie. Mais c’est se poser la question « qui dit quoi? À quel moment? Devant qui et pourquoi? » On se rend compte que l’extrême droite charge idéologiquement très fort des notions comme la démocratie. On peut définir l’extrême droite d’un point de vue idéologique comme renvoyant à différentes composantes, dont par exemple, l’inégalitarisme : on considère qu’il y a des inégalités entre les êtres humains, que ce soit au niveau des races, ou des cultures et des religions qui seraient supérieures ou inférieures. Alors, vous pouvez encore me dire « moi, je considère qu’une culture qui reconnaît l’égalité hommes-femmes est supérieure à une culture qui considère que la femme doit être soumise à l’homme », mais l’extrême droite va plus loin, parce qu’elle enferme les individus dans des cultures, c’est-à-dire qu’à partir du moment où vous êtes définis par votre culture, vous ne pouvez pas en sortir. Cette culture va vous coller à la pensée et au comportement, et vous n’en sortirez jamais. Donc aujourd’hui, on parle plus tant de races supérieures et de races inférieures, mais de populations assimilables ou inassimilables. Exemple type : « les musulmans sont inassimilables en France, en Flandre, en Belgique ou en Allemagne, parce qu’en fait, ils ne comprendront jamais l’égalité hommes-femmes. Ils sont musulmans, donc ils ne peuvent pas comprendre l’égalité hommes femmes, ou ils sont musulmans donc ils ne peuvent pas comprendre la laïcité. On a beau leur expliquer.., leur culture fait qu’ils ne peuvent pas comprendre en fait ces éléments-là ». Donc on les enferme dans une culture et on considère qu’un individu ne peut pas s’extraire de sa culture ou s’ouvrir à d’autres cultures.

Il y a la logique nationale aussi, le nationalisme, qui est propre à l’extrême droite : on considère que le seul cadre légitime, c’est la nation, que la nation doit être pure et homogène on ne doit pas la mélanger : on ne mélange pas les nations, on ne mélange pas les cultures, on ne mélange pas les croyances et donc la nation doit être une homogène et indivisible. Parfois, elle se transmet par le sang ou parfois par les idées, c’est encore une fois l’opposition assimilation-intégration. « Pour être membre de la nation française, tu dois renier ta culture, ta croyance, il n’y a que l’amour de la France, du territoire français, de la langue française qui doivent primer ». D’autres vont plus loin, on a ce qu’on appelle un nationalisme ethnique c’est : « tu ne seras jamais allemand, si tu n’es pas né avec du sang allemand », point.

Le troisième élément, ce sont des considérations un peu radicales, autoritaires ou sécuritaires, c’est-à-dire qu’on a une concentration, où on considère qu’il faut aller à la racine du problème, éradiquer le problème à la source. Donc, dans l’extrême droite, il n’y a pas vraiment de place pour le débat, le compromis, et on se retrouve énormément autour de valeurs comme par exemple la sécurité, l’ordre, un leader charismatique, fort, etc. Il y a toutes ces conceptions qui gravitent autour de l’idéologie d’extrême droite et qu’on retrouve à travers d’autres notions, comme je vous le disais : si on parle de démocratie, on retrouve toutes ces valeurs derrière le terme démocratie.

L’extrême droite en Allemagne, en France ou en Autriche, en arrive à dire que la démocratie, c’est la souveraineté populaire, donc, ce sont les citoyens qui doivent voter, mais n’est pas citoyen qui veut l’être. On va circonscrire la démocratie. On pourrait dire qu’on a une démocratie « identitaire », même si certains diraient que c’est un oxymore. Seuls ceux qui ont l’identité nationale ont le droit de vote, ou ont droit à certaines ressources ou redistribution des richesses, ceux qui ne l’ont pas en sont exclus. On pourrait dire que c’est une démocratie au sens où on peut voter, c’est la souveraineté au peuple, ce sont les citoyens qui votent, qui participent au débat politique, etc. Mais on va limiter cette démocratie à certains individus, et plus loin, on retrouve également ce côté nationaliste très fort dans la conception démocratique de l’extrême droite.

Par exemple, Marine Le Pen, quand elle parle de démocratie, elle ne la pense qu’au niveau national, tout ce qui est supranational est antidémocratique. L’Europe, c’est antidémocratique. Pourquoi? Parce que c’est imposer à la France et aux Français des valeurs qu’ils n’ont pas décidées pour eux-mêmes. Il y a des conceptions parfois très intéressantes, par exemple quand Marine Le Pen défend le Brexit, en considérant que c’est un référendum démocratique, que les Anglais retrouvent leur souveraineté et leur démocratie ; et quand par contre, pour elle, le référendum catalan, c’est antidémocratique. Pourquoi? Parce que ça remet en cause l’État espagnol et la souveraineté espagnole. C’est une forme de séparatisme. On se retrouve avec des conceptions de la démocratie qui sont identitaires, l’identité du groupe prime, et on va protéger cette démocratie ou cette identité des étrangers, des immigrés ou de tout ce qui est étranger à la « nation ». On retrouve donc cette forme de nationalisme, où le seul cadre de référence c’est la nation qui doit rester pure et homogène, et il n’y a pas de place pour le multiculturalisme, pour la diversité, etc. Donc, comment est-ce qu’on peut définir l’extrême droite ? Inégalitarisme, nationalisme, radicalisme.
Comment est-ce qu’on peut distinguer l’extrême droite d’un autre parti s’ils utilisent les mêmes termes ? C’est que derrière les termes, quand ils les définissent, quel est leur « projet de la démocratie » ? On se rend compte que c’est une démocratie nationale, identitaire, ou inégalitaire en fonction des appartenances des individus. C’est pareil pour la notion de laïcité ou d’égalité hommes-femmes : Comment est-ce qu’ils en parlent et pourquoi ils la mobilisent ? En fait, quand ils parlent d’égalité hommes femmes, c’est contre les immigrés et contre les musulmans qui ne « peuvent pas », par leur culture et par leur religion, accéder à l’égalité hommes-femmes. Pareil pour la laïcité, et le discours de Heinz-Christian Strache en Autriche est révélateur à ce sujet-là. Lui disait que, par exemple, la burqa, c’était un refus de l’intégration, c’était contre l’égalité hommes-femmes, et contre la séparation de l’Église et de l’État: il fallait interdire la burqa. Quand on lui pose la question du voile, il dit que c’est pareil, c’est contre l’égalité hommes-femmes, l’intégration, et c’est un refus des valeurs démocratiques et occidentales. Par contre quand on lui demande « et la croix autour du cou ? », il dit que ça, ça n’a à rien à voir, ce n’est pas religieux, c’est culturel. Il faut protéger notre culture, notre patrimoine et notre tradition chrétienne occidentale donc on ne peut pas l’interdire. On se rend bien compte qu’en fait, la question de la laïcité, même s’il en parle, n’est pas très importante dans l’idéologie de Heinz-Christian Strache. C’est plutôt dans la lutte contre l’islam ou contre l’immigration qu’il l’utilise.

Etopia : À l’occasion de la crise du Covid-19, on voit aussi des discours et des personnalités nouvelles qui émergent, qui parlent beaucoup de libertés individuelles et notamment liées aux « risques » du vaccin et à la liberté d’expression, l’expression contradictoire par rapport au discours dit « dominant » sur la gestion de la crise. Qu’est-ce qui permet pour vous de ranger ces nouvelles voix, ou non, du côté de l’extrême droite? Et si on peut les ranger du côté de l’extrême droite, à partir de quels critères? Comment expliquer leur succès auprès d’un public plus progressiste?

Fr. D. : En fait, il y a différents éléments. Ce qui est très intéressant et que vous mettez en avant dans votre question, c’est le fait que de temps en temps en Wallonie, on se vante en disant « nous, on n’a pas de parti d’extrême droite ». Mais je crois qu’il faut être très attentifs. Si moi par exemple, dans ma thèse, je parlais du Rassemblement national en France, du FPÖ en Autriche et de l’AFD en Allemagne, il faut toujours être très attentif et distinguer : il y a des partis d’extrême droite, il y a des discours d’extrême droite et il y a des idéologies d’extrême droite. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de partis politiques d’extrême droite en Wallonie ou alors qui font des scores très faibles (je pense qu’un nouveau s’appelle « Chez nous » ou Nation ou le Parti populaire, qui font moins de 5 %) qu’il n’y a pas des discours et des idéologies d’extrême droite qui sont véhiculées et qui existent. Un exemple qui est très simple en Belgique, c’est qu’on a des centres fermés. À la base, c’était une idéologie et ça existait dans des propositions de partis politiques d’extrême droite. Pourtant, ce ne sont pas ces partis-là qui les ont mis en place. Il faut faire toujours très attention : ce n’est pas parce qu’on n’a pas un parti d’extrême droite qu’on n’a pas eu un discours d’extrême droite.

Aujourd’hui, on a différents discours qui émergent. Certains peuvent être considérés comme d’extrême droite, certains ne sont pas d’extrême droite et il faut chaque fois essayer de distinguer, à partir des trois critères : inégalitarisme, nationalisme et radicalisme. Pour le premier et le deuxième critère, on voit souvent des liens qui sont faits avec un aspect « biologique » : « la nation c’est comme un corps, il ne faut surtout pas que des virus ou des dangers rentrent dans le corps, il faut protéger le corps, le rendre pur, etc. » Il y a cette question de lutte contre l’immigration, contre le multiculturalisme, qui remettent en cause l’homogénéité de la nation. Et le troisième élément, le radicalisme: l’extrême droite est opposée à toute forme de débat, de consensus, de compromis, etc. C’est une logique, il y a un problème, il faut aller à la racine, et il faut l’éradiquer. Ce sont les trois conceptions qu’on retrouve dans la pensée d’extrême droite. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont un peu désabusées par la politique ou se sentent un peu incomprises ou pas entendues par la politique. Alors en Belgique, certains voient ça comme une force ou une faiblesse, mais on est dans une démocratie consensuelle, ou consociative, c’est-à-dire qu’on prend la minorité du Nord, la minorité du Sud, et on essaye de faire un gouvernement tous ensemble, en respectant les minorités et les différentes représentations politiques qui existent. Certains diraient « oui, mais en même temps, on prend toujours les mêmes, c’est toujours les mêmes autour de la table »… Je pense qu’il y a de plus en plus de personnes qui cherchent des réponses ou qui cherchent à s’exprimer en dehors du canal traditionnel. Mais je ne crois pas qu’on soit en crise de la démocratie. Certains le disent parce qu’on vote de moins en moins, ou qu’il y a une volatilité électorale beaucoup plus grande. Je crois qu’en fait, les outils de mobilisation ne sont pas ceux qu’on étudie traditionnellement. Par exemple, la démocratie ou l’action, l’activité ou l’engagement politique, passent aussi par les réseaux sociaux, par le partage d’informations. Nos grands-parents disent toujours « oui les jeunes aujourd’hui ne s’intéressent pas à la politique ». En fait, ils ne regardent peut-être pas le journal de 18h, mais les manifestations pour le climat, il y en a eu. Les manifestations en soutien pour les Ouïghours, par exemple, il y en a eu, etc. Donc il y a d’autres modes où toutes les logiques de création, de production locale, de groupes de citoyens locaux, d’entraide, de troc, etc. Tout ça, ce sont en fait des activités politiques qui ne sont pas étudiées dans les statistiques ou les sondages, mais qui existent bel et bien. Et comment faire un lien avec ça? Je crois qu’il y a une volonté de recherche et de faire de la politique autrement.

Etopia : Comment est-ce que vous analysez les manifestations contre la politique vaccinale et la politique de gestion actuelle du covid-19 ?

Fr. D. : Le discours paraît « sexy », on parle de liberté d’expression, démocratie, participation, d’égalité, etc. Donc ce sont des termes connotés positivement. Aujourd’hui, il y a des partis politiques qui vous présentent un tableau Excel du budget, et déclarent qu’il faut des coupes parce qu’il n’y a plus de sous, etc. Et ça, ce n’est pas vendeur pour les jeunes ou les citoyens. Des partis d’extrême droite ont très bien compris cela : ils mettent avant tout du storytelling, de l’émotion autour du thème « quel avenir va-t-on laisser à nos enfants ? Vous vous rendez compte qu’on est en train de sombrer dans une société totalitaire, de surveillance, etc. » Cela touche à nos angoisses, à nos enfants, à nos proches, à nos peurs. Cela nous parle beaucoup plus qu’un tableau Excel ou que de parler des budgets, etc. Ces émotions peuvent être récupérées, partagées ou instrumentalisées par certains partis politiques.
Alors, comment je vois aujourd’hui la logique par rapport aux politiques de passe sanitaires ou de vaccins, etc. ? L’extrême droite joue dessus, mais il ne faut pas confondre. Il n’y a pas que des gens d’extrême droite qui sont contre la politique vaccinale ou qui sont contre le vaccin, contre le passe sanitaire, etc. L’extrême droite joue là-dessus et a un discours qui va dans ce sens parce que ça renforce un discours qu’elle a toujours eu. « L’Union européenne est incompétente et ne permet pas d’avoir un cadre cohérent ou une ligne de conduite parce que tous les États sont différents et des objectifs différents. » Ça permet aussi de dire « vous voyez, on le dit depuis le début, les élites politiques sont corrompues par les firmes pharmaceutiques, par les différents lobbies, les partis politiques ne s’intéressent pas de l’intérêt général et veulent juste être réélus ou maximiser leurs intérêts politiques ou économiques », etc. Donc, elle réactive sous une nouvelle thématique un discours qu’elle avait déjà de dire qu’elle représente les citoyens, l’intérêt général, le bien-être, les intérêts nationaux et que les partis politiques traditionnels sont corrompus, éloignés des intérêts des individus, ne s’intéressent qu’à eux, à leur personne, à leurs mandats politiques et à leurs intérêts économiques. Avant, c’était sur la question migratoire, aujourd’hui, on reprend le même cadre d’analyse, mais on l’applique à la question sanitaire.

Etopia : Dans une optique plus stratégique, pour autant que ça ne déborde pas le champ de compétence sur lequel vous voulez vous exprimer, que pensez-vous que les autres partis politiques doivent répondre à ce discours, à ces personnes? Et qu’est-ce qu’ils peuvent faire de ces manifestations, par exemple?

Fr. D. : En Belgique, vis-à-vis de l’extrême droite, on a un cordon sanitaire politique et médiatique. C’est-à-dire que les partis politiques traditionnels refusent de faire un accord de coalition avec un parti d’extrême droite, à quelque niveau de pouvoir que ce soit. Ça, c’est au nord et au sud du pays. En Wallonie existe en plus un cordon sanitaire médiatique. C’est-à-dire que les journalistes refusent de débattre avec l’extrême droite, d’interviewer l’extrême droite et de laisser une tribune pour l’extrême droite. Il n’y a pas de texte juridique, il n’y a pas de loi, mais c’est un accord des différents partis politiques et des journalistes. Certains disent que c’est un avantage parce que ça a permis de laisser l’extrême droite à un niveau très bas en Wallonie. D’autres disent que c’est un inconvénient parce que ça ne fait que les victimiser, par exemple, et qu’en Flandre, le Vlaams Belang fait des scores impressionnants alors qu’il y a quand même un accord.
Que fait-on si 40% des personnes votent pour un parti politique? Est-ce qu’on peut empêcher ce parti politique d’avoir une voix ou de s’exprimer? Moi, je crois aujourd’hui qu’il y a un réel débat à avoir sur le débat, oui ou non, avec l’extrême droite? Je n’ai pas la réponse, et c’est la même chose par rapport à tous ces votes contestataires ou même à ce discours critique vis-à-vis du passe sanitaire et tout ça. Aujourd’hui, il y a un outil incroyable qui existe depuis des années. On a l’impression qu’il a toujours été là : c’est Internet. Cet outil permet à tout le monde et à n’importe qui, extrême droite comprise, de faire des monologues d’une demi-heure, une heure, tous les jours, toutes les semaines, sans aucune contradiction, sans aucun débat sur ce qu’on veut. Des personnalités vont s’exprimer devant un public sans aucune contradiction, sans aucune critique sur tous les sujets qui leur viennent par la tête. Ce n’est pas intéressant de les laisser parler comme ça. Si on dit « il ne faut pas que l’extrême droite s’exprime », c’est un combat perdu parce que l’extrême droite s’exprime, qu’on le veuille ou non, peut-être pas dans Le Soir, La Meuse, à la RTBF ou sur RTL, mais ils s’expriment sur les réseaux sociaux, sur YouTube, sur Facebook, sur Instagram, etc.
Quand on voit, lors des dernières campagnes, la campagne fédérale en Belgique, que le Vlaams Belang a mis sur la table plus d’argent en publicité Facebook et en réseaux sociaux que tous les autres partis politiques réunis, c’est très intéressant. Ce sont des données incroyables, parce que ça veut dire qu’en fait, on ne les laisse pas s’exprimer, dans les journaux francophones, on ne fait pas d’accord de coalition avec eux, mais finalement, ils ont touché plus de jeunes que tous les autres partis politiques réunis. La question qui se pose alors, c’est est-ce qu’on dit, « je ne veux pas discuter avec l’extrême droite », mais on peut la poser dans l’autre sens : « est-ce qu’on laisse ces personnalités et ce type de discours se répandre sur Internet sans aucune contradiction et sans aucun encadrement? » Et c’est une vraie question qu’il faut se poser. Quand on voit les comptes des partis politiques, on peut voir qui sont les comptes ou les pages qui ont le plus de followers, etc. Et comment ils mettent en avant leur logique. Je crois que c’est pareil, qu’on soit pour ou contre la politique vaccinale ou le passe sanitaire.

Je trouve que c’est beaucoup plus intéressant d’avoir un débat d’idées que d’avoir des longs monologues où chacun ne fait que confirmer sa pensée et d’être vu par des gens qui sont d’accord avec nous-mêmes. C’est un peu ce qu’on appelle le biais de confirmation. Je crois que avec l’extrême droite, il y a un véritable débat à mener qui n’est pas « est-ce que oui ou non, on empêche l’extrême droite de s’exprimer? » : aujourd’hui, c’est perdu. L’extrême droite s’exprime. C’est « est-ce qu’on laisse ces partis politiques d’extrême droite ou ces discours d’extrême droite s’exprimer sans aucune contradiction et sans aucun cadre ? » Encore une fois, je reviens sur ce que je disais au tout début, le but n’est pas de s’envoyer des termes au visage : « vous êtes totalitaires, vous êtes autoritaires, non, c’est vous l’antidémocratique, etc. » Mais quel est votre projet? Quelles sont les valeurs qui vous animent? Moi, quel est mon projet? Quelles sont les valeurs qui m’animent et en quoi ça entre en contradiction ou pas ? Je crois que pour les logiques du passe sanitaire, sans parler d’extrême-droite, c’est la même logique, est-ce que vous considérez que ça respecte, oui ou non l’État de droit ? Comment est-ce que vous définissez l’État de droit ? On peut entrer sur un vrai débat de fond. Ou, est-ce qu’il faut vacciner les enfants ? Qu’est-ce que vous considérez comme nécessaire à la vaccination ? Et alors là, on entre dans un débat sur le fond et pas sur des termes ou pas, dans de longs monologues qui ne font que s’autoconfirmer.

Etopia : Est-ce qu’il y a une spécificité que vous ayez pu identifier dans la manière dont l’extrême droite se saisit du discours écologiste ?

Fr. D.: Oui, oui, sur le discours écologiste, c’est très intéressant de voir qu’on a cette même logique, que dans « l’exercice » de ma thèse. Comment est-ce qu’on peut définir l’écologie? On se rend compte qu’il y a différents prismes de compréhension, certains mettront un peu plus en avant le localisme, d’autres la lutte contre les pesticides, … Si on prend le discours d’extrême droite et qu’on interroge vraiment la notion d’écologie, on se rend compte qu’on a souvent un prisme national. Être écologique, c’est en fait respecter les traditions, le terroir, les coutumes, privilégier les agriculteurs nationaux, etc. On a une conception de l’écologie qui est « structurée » par un discours nationaliste et souverainiste. Cette question de localisme est beaucoup plus prégnante que, par exemple, la question de pour ou contre les pesticides ou pour ou contre l’utilisation de certains modes d’agriculture, intensive ou pas, ou pour ou contre la diversité. Ça, s’est plutôt écarté. On a vraiment cet aspect nationaliste, terroir ou tradition française, tradition agricole, qui est mis en avant et qui structure toute la pensée écologiste des partis d’extrême droite. Encore une fois, ce discours n’est jamais porté en tant que tel. On n’est pas écologiste pour l’écologie, mais on est écologiste pour promouvoir les producteurs nationaux contre les produits étrangers qui seraient forcément moins bons et polluants, etc. Ce n’est pas tant l’écologie qui compte, c’est le nationalisme qui compte dans le discours.

Propos recueillis par Sophie Wustefeld pour Etopia

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