Selon la logique libre-échangiste dominante, les pays en développement ont tout intérêt à attirer l’Investissement Etranger Direct (IED), en tant que levier essentiel de leur développement économique. Réciproquement, les instances européennes font de la libéralisation des investissements un axe majeur de la politique commerciale de l’Union européenne (UE), en ce qu’elle est susceptible d’améliorer sa compétitivité. La stratégie européenne d’investissement contribuerait, par ce biais, aux objectifs de ‘croissance intelligente, durable et inclusive’ énoncée par la stratégie ‘Europe 2020’. A cet effet, l’UE fait de la ‘protection maximale’ des investisseurs un enjeu majeur de sa stratégie. En particulier, une politique commune en matière d’investissements internationaux doit répondre, selon la Commission, aux besoins des investisseurs, du stade de la planification (en amont) à celui des profits (en aval). Ce faisant, nous verrons, au cours de cette article, que l’UE a fait des pays en développement une victime collatérale de ces accords commerciaux. De la même façon, nous verrons en quoi la suprématie accordée aux investisseurs sape le pouvoir démocratique ici ou ailleurs, à l’encontre de l’intérêt collectif.

Offensive européenne en matière de libéralisation des investissements : un objectif au service du développement ?

Pour les instances européennes, la poursuite de l’agenda économique européen, au moyen d’une politique commerciale offensive envers les pays tiers, serait parfaitement conciliable avec la vocation européenne d’aide au développement et de lutte contre la pauvreté. En effet, tout en reconnaissant que la relation entre investissements étrangers directs, croissance économique et bien-être est complexe, la Commission est d’avis que les investissements ont un impact positif sur la croissance et l’emploi à l’intérieur et en dehors de l’Union européenne, y compris dans les pays en développement[[Communication de la Commission ‘Vers une politique européenne globale en matière d’investissements internationaux’, p. 3.

]].

Forte de cette conviction, l’Union européenne, qui dispose, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne (2009), d’une compétence exclusive pour libéraliser progressivement les mouvements d’investissements étrangers directs, poursuit son programme de libéralisation des échanges d’investissement à deux niveaux : d’abord, par le biais de la négociation d’accords de libre échange, au moyen de l’insertion d’un chapitre consacré exclusivement à cette thématique; ensuite, par la conclusion d’accords d’investissement autonomes avec certains pays.

En particulier, les garanties européennes décrochées en matière de libéralisation des investissements, d’amélioration d’accès au marché des pays tiers et de protection juridique des intérêts des investisseurs sont considérées comme une manière efficace de promouvoir et d’attirer les investisseurs et investissements étrangers. Elles contribuent à instaurer la confiance dans la sécurité juridique nécessaire pour prendre des décisions solides. En cela, la stratégie d’ouverture en matière d’investissement est perçue à bénéfices réciproques. Les pays en développement en seraient donc les premiers bénéficiaires, puisqu’ils doperaient leur capacité de production et leur compétitivité internationale.

En réalité, au lieu de répondre à une stratégie ‘gagnant-gagnant’, les Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI)/Accords internationaux d’Investissement (AII) sont de plus en plus contestés, notamment en raison de la menace qu’ils font encourir au processus démocratique de promulgation de règles d’intérêt public.

Traités bilatéraux d’investissement (TBI): les clones du feu AMI

Les traités bilatéraux d’investissement sont apparus à la fin des années 1950. Ils répondaient au besoin de suppléer aux maigres protections offertes par le droit international coutumier aux ressortissants étrangers. En 1995, après avoir porté l’OMC sur les fonts baptismaux, les États industrialisés ont tenté, dans la foulée, d’obtenir un nouvel accord commercial sur la libéralisation des investissements, dont la portée aurait dépassé considérablement l’accord sur les investissements, qu’ils venaient d’entériner dans l’enceinte de l’OMC (à savoir l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce, MIC). L’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en gestation, concocté dans le giron de l’OCDE, fut toutefois mort-né, notamment en raison des pouvoirs démesurés qu’il accordait au secteur privé, aux dépens des autorités publiques. Son objectif était d’accélérer la libéralisation de tous les investissements et d’assurer une ‘protection maximale’ aux investisseurs. En outre, cet accord multilatéral, à vocation universelle, prévoyait entre autres la possibilité pour les investisseurs étrangers d’attaquer les États devant une instance internationale pour contester les réglementations qui nuiraient à leurs profits. Dépassés par la fronde orchestrée par la société civile, les États industrialisés ont dû faire machine arrière.

Néanmoins, ce fût une victoire à la Pyrrhus. L’échec de l’AMI a eu pour effet de multiplier la conclusion de traités bilatéraux d’investissement, qui s’en inspirent[[Leur nombre a quintuplé durant les années 1990, tandis que des dispositions similaires figurent dans un nombre croissant d’accords plus larges de libre échange, dans un chapitre spécifique consacré aux investissements.

]]. En règle générale, la protection des investisseurs et de leurs avoirs, consignée dans les TBI, s’articule autour de quatre axes : l’octroi d’un traitement juste et équitable[[En pratique, la mise en œuvre de cette disposition revient à interdire au pays hôte de privilégier ses investisseurs locaux dans une stratégie de développement par rapport aux investisseurs étrangers.

]] ; la liberté de transfert de fonds (en vertu de la libre circulation des capitaux); la protection contre les expropriations illégales et l’instauration d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etat (RDIE), par lequel les investisseurs étrangers peuvent saisir un tribunal arbitral international d’une plainte à l’égard de l’Etat hôte en cas de violation d’un engagement international pris par celui-ci.

Pour répondre aux préoccupations des investisseurs, ce modèle d’accord international des investissements s’est progressivement imposé au fil du temps. En réalité, les TBI sont le phénix de l’AMI qui renaît de ses cendres. Dès lors qu’un Etat est désireux d’attirer les investissements étrangers, il est amené à assurer la sécurité juridique de ceux-ci. C’est pourquoi l’écrasante majorité des plus de 3 000 accords bilatéraux d’investissement et accords de libre-échange (ALE) qui prévoient des disciplines assez strictes en matière d’investissement propose l’arbitrage international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. Sont prévus à cet effet : le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux investissements (CIRDI) ou de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI).

A l’épreuve des faits, l’explosion du nombre de différends investisseurs-Etats depuis quelques années, démontre que l’usage de ce mécanisme a dégénéré en réclamations abusives ou futiles. Ce système, qui met une puissance souveraine en position de défendeur, remet en cause la légitimité démocratique d’un Etat souverain d’édicter des mesures en fonction de l’intérêt public. Le récent rapport de la CNUCED[[United Nations Conference on Trade and Development (UNCTAD), ‘Recent Developments in Investor-State Dispute Settlement (ISDS). Updated for the Multilateral Dialogue on Investment, 28 – 29 May 2013’, IIA Issues Note, n°1, May 2013.

]] sur cette question en fournit une démonstration lapidaire.

Mouvement de fronde contre les Accords Internationaux sur les Investissements

De façon générale, les Accords Internationaux sur les Investissements (AII) font l’objet d’une contestation grandissante, qui dépasse largement le cercle restreint des ONG ou autres mouvements de la société civile. Selon le rapport de la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), publié en mai 2013, le nombre de différends entre investisseurs et Etats soumis à l’arbitrage international a battu un nouveau record historique[[Dans son rapport sur l’Investissement dans le monde 2012, la CNUCED épinglait déjà l’année 2011 comme une année record, par le dépôt de 46 nouvelles plaintes en un an.

]] : 62 nouvelles plaintes ont été déposées pour la seule année 2012. Ce qui conduit la CNUCED à exhorter la tenue d’un large débat public sur l’efficacité de ce mécanisme et la manière de le réformer.

Il ressort de cette étude que les pays en développement représentent une cible privilégiée des investisseurs. Dans 68% des cas, le défendeur était un Etat en développement ou en transition économique[[Les pays les plus souvent cités en 2012 pour un différend avec des investisseurs étrangers sont : le Venezuela (9 cas), l’Inde (7 cas) et le Pakistan (4 cas).

]]. En outre, 63% des cas (soit 39 cas), ont été introduits par des investisseurs venant des pays développés[[Sur ces 39 cas, 29 l’ont été à l’encontre de pays en développement. Le rapport constate aussi une hausse significative des cas introduits par des investisseurs issus des pays en développement (17 cas en 2012, contre 9 en 2011). Pour la première fois de leur histoire, la Belgique, la Guinée Equatoriale, la Corée du Sud et le Laos ont également dû faire face à un différend.

]]. Selon les statistiques de la conférence des Nations Unies, les décisions rendues sont favorables aux Etats dans 42% des cas, favorables aux investisseurs étrangers dans 31% des cas et un accord a pu être trouvé dans les 27% de cas restants.

En 2012, les investisseurs étrangers ont intenté des actions contre un large éventail de mesures gouvernementales, dont la modification de leurs législations (concernant le gaz, l’énergie nucléaire, la commercialisation de l’or et les changes) et la révocation de licences et de permis (dans les secteurs de l’exploitation minière, des télécommunications et du tourisme). Ils ont aussi engagé des poursuites, alléguant des violations de contrats d’investissement, des irrégularités dans les marchés publics, des retraits de subventions (dans le secteur de l’énergie solaire), des expropriations directes ou mesures fiscales.

Enfin, l’usage de l’outil du règlement des différends entre investisseurs et Etat (RDIE) a pris, en 2012, une tournure inédite. Les Accords Internationaux des Investissements ont été saisis pour remettre en cause la restructuration de la dette souveraine, dans le cadre de la crise financière et économique. Une banque chypriote a notifié son intention d’entamer une procédure pour trouver un accord avec la Grèce, considérant qu’elle a été discriminée durant le plan de sauvetage du gouvernement grec. De même, des investisseurs chinois ont, par exemple, porté plainte contre la Belgique pour sa gestion du sauvetage de la banque belgo-néerlandaise Fortis.

Face à la multiplication des procès intentés contre les Etats, les critiques à propos de l’arbitrage en matière d’investissement ne cessent de grandir. La Bolivie, le Venezuela et l’Equateur commencent à limiter l’accès à l’arbitrage international dans les secteurs sensibles de l’économie. Echaudée par le recours en arbitrage de la multinationale Philip Morris pour contester sa loi anti-tabac, le gouvernement australien a notamment annoncé, en avril 2011, qu’il n’inclurait plus dans ses futurs AII de dispositions permettant aux investisseurs de poursuivre les gouvernements dans un arbitrage international. Plus généralement, parmi les défauts prêtés au système de règlement des différends entre investisseurs et États, la CNUCED épingle, dans son rapport sur l’Investissement dans le monde 2012[[Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), Rapport sur l’investissement dans le monde 2012. Vue d’ensemble. Vers une nouvelle génération de politiques de l’investissement’.

]], les aspects suivants : interprétation large ou contradictoire de dispositions clefs d’AII par les tribunaux arbitraux, doutes quant aux qualifications des arbitres, manque de transparence et coût élevé de la procédure, interactions entre le système de règlement des différends États-investisseurs et les procédures entre États[[Rapport sur l’investissement dans le monde 2012 (CNUCED), p. 25.

]].

La ‘politique de la canonnière’ revisitée

Si le choix du recours à l’arbitrage international pour trancher les affaires investisseurs-Etat offrait initialement des avantages (dépolitisation des litiges, moyen plus rapide et efficace de régler les différends), la logique inhérente à ce mécanisme s’est pervertie au fil du temps, en raison de trois facteurs clés.

En premier lieu, le RDIE octroie un pouvoir démesuré aux investisseurs privés. Tout d’abord, en cas de conflit avec un pays hôte, les investisseurs peuvent faire appliquer les dispositions du traité, sans avoir à faire appel à leur État d’origine pour défendre leur cause (comme l’exigent le système de l’OMC ou les formes diplomatiques traditionnelles utilisées pour protéger les ressortissants étrangers et les biens appartenant à des étrangers). Ensuite, le plus souvent, les investisseurs étrangers peuvent éviter de recourir aux tribunaux nationaux de l’État-hôte, pour porter directement l’affaire à l’arbitrage international.

En deuxième lieu, conçus pour choyer les intérêts des investisseurs étrangers, les Traités Bilatéraux des Investissements ont offert à ceux-ci toute latitude pour user à plein régime des dispositions généreuses à leur égard, tout en leur permettant de manier allègrement le bâton. Le concept d’ ‘expropriation indirecte‘, – qui recouvre génériquement ‘des mesures ayant des effets équivalents à une nationalisation ou à une expropriation’ -, s’est révélé, à ce titre, particulièrement pernicieux[[Concrètement, si la protection des investisseurs contre toute expropriation directe constitue une disposition classique des traités bilatéraux d’investissement, les entreprises peuvent également se prévaloir du concept d’« expropriation indirecte » pour poursuivre l’État hôte, et le contraindre à verser pleine compensation pour infraction aux dispositions du traité.

]]. Or, en règle générale, ces traités ne définissent pas précisément la notion d’expropriation indirecte. En l’occurrence, cela laisse aux instances internationales d’arbitrage une grande marge discrétionnaire d’interprétation pour distinguer les mesures réglementaires légitimes répondant à des objectifs d’intérêt public (qui ne constituent pas une expropriation) de celles qui tombent sous le couperet de l”expropriation indirecte’, véritable sésame des investisseurs pour exiger des compensations financières.

En pratique, en raison des interprétations larges de dispositions clés des accords internationaux sur les investissements, le RDIE s’est avéré être, au fil du temps, une véritable machine de guerre contre les Etats. Le rapport de la CNUCED apporte, à ce titre, un nouvel éclairage sur la manière dont les Etats ont progressivement été phagocytés par le privé, par l’entremise des AII. Les procès notamment intentés par les investisseurs étrangers contre des Etats acculés à prendre des mesures d’urgence pour sortir des zones de turbulence financières, – à l’instar de la Grèce – ont des relents nauséabonds. L’appât du gain les conduisant de facto à ‘tirer sur une ambulance’ et à tirer profit d’une crise économique largement générée par les errements du secteur financier, qui a pourtant bénéficié de plans de sauvetage des Etats, lors de l’éclatement de la crise financière internationale en 2008. Plus fondamentalement, ces réclamations contre la restructuration de la dette souveraine, sous prétexte qu’elle peut être considérée comme une ‘expropriation indirecte'[[La restructuration de la dette souveraine peut être considérée comme une expropriation indirecte dans la mesure où elle diminue la valeur d’une obligation souveraine.

]], sont un coup d’état silencieux perpétré à l’encontre des Etats démocratiquement élus.

En troisième lieu, la financiarisation de l’économie a ouvert de nouveaux filons d’exploitation au secteur privé pour assigner les Etats en justice. Si les différends relatifs aux investissements coûtent très cher, l’arbitrage international, – et la horde d’avocats, conseillers ou consultants qui l’alimentent -, est devenu un nouveau fond de commerce. Pire, le fait que des firmes spécialisées[[Selon le rapport de la CNUCED, cette pratique du financement des litiges intentés par le privé existe en Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni. Sources: Rapport de la CNUCED, ‘Recent Developments in Investor-State Dispute Settlement (ISDS), Updated for the Multilateral Dialogue on Investment, 28-29 May 2013, p.25.

]] monnaient leurs apports en capitaux financiers pour assigner un Etat en justice, en échange d’une part du butin sur les ‘dommages et intérêts’ payés ultérieurement par l’Etat hôte, relève de la logique de vampirisation. Le recours à ces pratiques a permis le détournement effectif des Traités Bilatéraux d’Investissement de leur objectif initial, qui était notamment de protéger les ressortissants étrangers face aux risques réels et/ou latents d’expropriation ou de nationalisation, dans la période de l’après-guerre, marquée par les vagues d’indépendance successives des anciennes colonies. L’enjeu étant désormais d’utiliser les failles des TBI et/ou d’interpréter abusivement leurs clauses pour générer à court terme des profits plantureux, par le biais de procédures d’arbitrage.

Cette réalité lève le voile sur l’émergence d’une spéculation ‘d’un nouveau type’. Alors que la motivation intrinsèque des Etats est d’attirer les investisseurs étrangers pour qu’ils contribuent, par le biais de financement d’investissements à long terme, à stimuler ‘l’économie réelle’, la multiplication de ces litiges témoigne d’une nouvelle dérive de l’économie-casino, où l’économie ‘virtuelle’ a supplanté ‘l’économie réelle’. Plus généralement, en évacuant la question des responsabilités des entreprises en matière de développement économique des pays hôtes, les TBI sont devenus un redoutable outil de domination des multinationales sur les Etats. En effet, ces traités internationaux, de force contraignante, visent à protéger les intérêts économiques des entreprises, et non à leur imposer des obligations juridiques en matière de réalisation de droits économiques, sociaux ou environnementaux, de façon à ce que leurs activités financières ou commerciales puissent également bénéficier à la population du pays hôte.

Les pays pauvres dans l’œil du cyclone d’une stratégie doublement suicidaire

Alors que la contribution des TBI au développement des pays d’accueil ne fait pas consensus, il est incontestable que la multiplication des litiges investisseurs-Etat ne peut que leur nuire. A long terme, les coûts découlant des procédures de règlement des différends sont susceptibles de supplanter largement les entrées de capitaux servant au financement des projets d’investissement du pays d’accueil.

En particulier, l’explosion des différends investisseurs-Etat fragilise les pays en développement à deux niveaux.

En premier lieu, les montants en jeu dans les différends investisseurs-Etat sont généralement colossaux. En octobre 2012, le Gouvernement équatorien s’est vu obliger de verser 1,7 milliards de dollars en dommages et intérêts à la société américaine Occidental Petroleum Corporation pour avoir annulé en 2006 le contrat d’opération qui liait la société à l’Etat équatorien. C’est la décision arbitrale la plus chère de l’histoire du pays. En mars 2010, l’Equateur avait perdu dans une autre affaire liée au pétrole, contre la compagnie américaine Chevron. Les dommages se chiffrant à 700 millions de dollars. Les deux montants versés équivalent à plus de 3,3 % du PIB équatorien. Ainsi, l’ampleur des indemnités accordées au plaignant constitue souvent une lourde charge pour le gouvernement concerné[[Les frais de justice représentant en moyenne 60% du coût total du procès.

]]. Autant de coûts induits pour la collectivité, qui grèvent les recettes de l’Etat, lesquelles pourraient être consacrées à la mise en œuvre de politiques d’intérêt public, notamment en matière d’éducation, recherche & développement ou soins de santé.

En second lieu, nous avons v u que la financiarisation de l’économie, – qui a permis l’émergence de nouvelles pratiques de financement des litiges en cours, propices à multiplier les recours du privé contre les Etats -, couplée à l’interprétation abusive du concept d’expropriation indirecte des Accords Internationaux des Investissements, a pour effet de muter le RDIE en véritable ‘arme de destruction massive’ pour les Etats, dans leur capacité de légiférer au nom de l’intérêt public. Ainsi, au lieu de stimuler le développement économique des pays pauvres, les TBI peuvent au contraire l’entraver durablement, dès lors que les investisseurs étrangers usent des pouvoirs qui leur sont accordés pour attaquer les Etats hôtes sur leur législation, sous prétexte que celle-ci grèverait leurs bénéfices.

Les litiges de grande ampleur qui ont éclaté autour de contrats de concession de service public (par exemple dans les secteurs de la distribution de l’eau ou de la collecte des déchets), ou sur la prospection et l’exploitation des ressources naturelles sont, à ce titre, riches d’enseignement. Les TBI en viennent in fine à castrer les gouvernements des pays pauvres dans leur velléité de définir leur propre stratégie de développement, en fonction des priorités socio-économiques qu’ils s’assignent. De même, au lieu d’être un outil d’ ‘émancipation’ des pays pauvres, les TBI incitent au contraire à figer le processus législatif. Quelle est, par exemple, la latitude dont peut encore disposer un pays en développement pour renégocier des contrats iniques de prospection et d’exploitation des ressources naturelles avec l’industrie extractive étrangère, afin de faire bénéficier davantage sa population de la manne financière générée par l’exploitation de ces ressources? Faut-il redouter que ce gouvernement, soucieux de procéder à une redistribution des richesses pour lutter conte la pauvreté endémique dans son pays, soit accusé de commettre ‘une expropriation indirecte’? Dans un contexte où la Commission européenne préconise le développement des infrastructures dans les pays pauvres par des partenariats publics – privés, ne risquent-ils pas de porter les germes d’une multiplication future des litiges, dès lors que l’Etat hôte souhaiterait revoir les clauses de ces contrats, pour répondre à des préoccupations sociales ou environnementales? Le litige en matière d’investissement entre le fournisseur d’énergie suédois Vattenfall et le gouvernement fédéral allemand, suite à l’adoption, en 2011, de la loi de sortie du nucléaire d’ici 2022, ne laisse place à aucun doute sur les dangers que ce dispositif fait encourir aux États dans la poursuite de leurs objectifs de politique publique[[Estimant que la loi de sortie du nucléaire de 2011 constitue une violation des dispositions du Traité de la Charte de l’Energie (TCE), Vattenfall a réclamé du gouvernement fédéral allemand une compensation financière pour les pertes occasionnées. Antérieurement, Vattenfall avait déjà demandé au gouvernement allemand une indemnisation s’élevant à environ 1,4 milliards d’euros, au motif que les restrictions environnementales imposées à une usine thermique alimentée au charbon priveraient le projet de toute rentabilité. En août 2010, un accord à l’amiable a été conclu entre les parties du litige.

]].

Cependant, à long terme, cette stratégie de recours aux litiges est contre-productive. Car elle a pour effet de dissuader les IDE. In fine, au lieu d’ouvrir de nouveaux marchés, l’arbitrage en matière d’investissement peut entraîner la rupture des liens entre l’investisseur et l’Etat. Ce qui est contraire aux intérêts des pays hôtes, d’une part, désireux d’encourager les investissements étrangers pour le développement de leur économie, et des investisseurs, d’autre part, dont l’intérêt est d’obtenir un bon rendement des capitaux engagés sur le moyen et long terme. En clair, un litige entre l’investisseur et l’Etat se solde par un double échec. En optant pour cette stratégie, les investisseurs scient la branche sur laquelle ils sont assis.

Stratégie européenne d’investissement: la fuite en avant

Dans la conduite de sa politique commerciale, l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne a permis à la Commission d’induire un changement dans la tactique européenne en matière d’investissements. Elle bénéficie désormais d’une plus grande marge de négociation, non seulement pour oeuvrer à l’abolition progressive des restrictions pesant sur les investissements directs étrangers dans les pays tiers, mais aussi pour mieux protéger les investissements de l’ensemble des entreprises européennes. Nonobstant, l’UE entend résoudre la quadrature du cercle, eu égard à ses engagements internationaux pris en matière de lutte contre la pauvreté. Elle affirme ainsi que sa politique d’investissement doit être guidée par les principes et objectifs de l’action extérieure européenne en général, dont la promotion de l’État de droit, des droits de l’Homme et du développement durable (article 205 du TFUE et article 21 du TFUE) et de la lutte contre la pauvreté (article 208 TFUE, selon lequel l’UE se doit de mener une politique extérieure cohérente avec l’objectif de lutte contre la pauvreté).

En réalité, la Commission européenne est loin de joindre l’acte à la parole. En effet, l’enjeu de la stratégie européenne est d’assurer la protection maximale des intérêts des investisseurs, sous une forme juridiquement contraignante. Par contre, elle se refuse à édicter des obligations légales aux investisseurs à l’égard des pays tiers, notamment en termes de retombées économiques et sociales pour les pays d’accueil : il n’existe en cette matière que des codes de bonne conduite volontaires, par nature non contraignants. La logique qui prévaut est donc celle du « deux poids, deux mesures ». D’une part, les intérêts des investisseurs doivent être légalement contraignants. Mais d’autre part, leurs obligations en termes de responsabilité sociale des entreprises (RSE), par exemple, relèvent de leur discrétion[[De même, les principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales, dont l’objectif est d’équilibrer les droits et les responsabilités des investisseurs, n’offre aucune garantie suffisante pour assurer que les accords d’investissement avec les pays tiers soient équilibrés, en ce qu’ils sont également non contraignants.

]].

Plus généralement, au lieu d’emboîter le pas de la CNUCED qui en appelle à la conduite d’un large débat sur les AII et sur leur nécessaire réforme, les instances européennes s’arcboutent sur une version éculée des traités bilatéraux d’investissement. En particulier, plutôt que de s’interroger sur l’utilité et la légitimité du RDIE, la Commission le considère, au contraire, comme une composante essentielle de l’héritage que l’Union reçoit des traités bilatéraux d’investissement : « Ce type de règlement des différends est si bien ancré dans les accords d’investissement que son absence aurait en réalité pour effet de décourager les investisseurs et de réduire l’attrait d’une économie hôte par rapport aux autres »[[Communication Vers une politique européenne globale en matière d’investissements internationaux du 7 juillet 2010, p. 11. COM (2010)343 final.

]].

En programmant notamment l’insertion de ce dispositif dans le futur ‘Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement’ (TTIP) en cours de négociations, – qui ferait de la zone de libre-échange entre les Etats-Unis et l’UE la plus vaste du monde -, les instances européennes cèdent à nouveau aux chants envoûtants des sirènes néolibérales, qui les poussent à aller toujours plus loin dans le processus effréné de la libéralisation, au mépris de l’intérêt collectif. En particulier, en intégrant dans un accord de libre-échange transatlantique l’un des dispositifs les plus critiqués de feu l’Accord multilatéral sur l’investissement (cf. supra), les autorités européennes font le jeu des multinationales, dont le génie consiste assurément à faire prendre des vessies pour des lanternes, en ce qu’ils sont parvenus à donner l’illusion que la défense des ‘intérêts des entreprises’ européennes, et des ‘intérêts publics’ des Etats membres européens étaient deux concepts interchangeables. Mais à ce jeu funeste, ce sont les Etats de l’UE, et leurs citoyens, qui finiront par succomber à la voracité des entreprises. Le RDIE étant devenu, à l’épreuve des faits, dans le cadre d’une économie-monde largement libéralisée et dérégulée, un levier de détournement légalisé des fonds des contribuables au profit des entreprises.

Un nouveau souffle pour mettre les investisseurs au service du développement

Pour remédier aux faiblesses des AII dont il est fait état, des propositions de réforme se font jour. La CNUCED a formulé, à ce titre, un instrument complet, ‘le Cadre de politique de l’investissement pour un développement durable’, dont un des enjeux est d’instaurer un équilibre entre les droits et les obligations des Etats et des investisseurs.

Pour être crédible dans ses engagements internationaux dans la lutte contre la pauvreté, les instances européennes doivent en tenir compte. La réforme de la politique d’investissement supposerait préalablement la dénonciation des TBI existants afin d’éviter leur reconduction automatique, en raison du fait qu’ils cautionnent un grave déséquilibre entre les obligations des investisseurs étrangers et celles des États hôtes.

Plus fondamentalement, il convient de rééquilibrer les Accords internationaux d’investissements dans un sens plus favorable à la réglementation publique. L’usurpation du pouvoir étatique, par le biais de l’application abusive du concept d’ ‘expropriation indirecte’, est à ce titre intolérable. Désormais, il convient d’instaurer des garde-fous pour protéger les prérogatives d’un Etat de légiférer. A l’avenir, des mesures régulatrices qui concernent la défense de l’intérêt public ne doivent plus être considérées comme une expropriation.

De même, au lieu de détricoter les réglementations publiques des Etats d’accueil, les investisseurs étrangers doivent contribuer au développement des pays hôtes. L’insertion de clauses sociales et environnementales juridiquement contraignantes pour les investisseurs, assorties de moyens de contrôles efficaces, ainsi que l’instauration d’un mécanisme de règlement des différends selon les principes de transparence et de responsabilité, doivent être au cœur du dispositif d’une politique d’investissement au service de l’intérêt collectif.

Enfin, après plus de cinquante ans de recours généralisé à l’arbitrage international comme recours le plus sûr pour les étrangers, il est impératif de revoir cette clause, en ce qu’elle constitue un vestige colonialiste pour les pays en développement. En effet, cette procédure introduite dès les années 50 dans les traités d’accords internationaux d’investissements témoignait d’une méfiance des investisseurs envers les tribunaux nationaux et locaux des Etats hôtes, où leur compétence en matière de droit économique international, la neutralité et la probité de leurs institutions judiciaires, étaient mise en doute. C’est ainsi que l’obligation d’avoir épuisé les voies de recours locales avant de se tourner vers l’arbitrage international a progressivement disparu des AII. Ce qui va, de nos jours, clairement à l’encontre du principe ‘d’appropriation démocratique’ qui constitue pourtant un concept central de la politique européenne de développement. A l’avenir, les AII doivent exiger au préalable le recours aux tribunaux du pays hôte. De façon plus générale, il convient de développer des méthodes de règlement des différends autres que l’arbitrage. Les règlements à l’amiable, le recours à la médiation ou à la conciliation, doivent être facilités. Plus en amont, il faut promouvoir la coopération internationale en matière de prévention des différends.

En résumé, tels sont les principes-phares qui devraient guider la refonte de la stratégie européenne d’investissement, si l’UE entend être crédible et sincère dans la poursuite de ses engagements internationaux contre la pauvreté. Lorsque ce vent réformateur soufflera sur les instances européennes, une étape pourra être franchie dans le processus de conciliation des intérêts européens avec ceux des pays en développement, selon une stratégie réellement ‘gagnante-gagnante’.

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