Nous venons d’apprendre que nous étions 6,5 milliards d’êtres humains sur cette planète (nous manquons d’information sur les autres). Comme ils le font depuis 20 ans au moins, les démographes nous annoncent que la croissance de la population mondiale va continuer, mais moins vite et que cela finira bien par s’arrêter un jour.

Ces projections se contentent, en fait, d’intégrer les tendances actuelles et de les prolonger. On peut néanmoins s’interroger sur le fait de savoir quels événements ou évolutions pourraient modifier ces tendances (par exemple des bouleversements climatiques de grande ampleur… qu’il faut néanmoins tout faire pour empêcher). Ces prévisions sont aussi l’occasion possible (prévisible… souhaitable…) d’une rechute de néo-malthusianisme.

Malthus était myope mais regardait dans la bonne direction

Robert malthus (1766 – 1834) estimait que la cause de la pauvreté résidait dans le fait que la population croissait plus vite que la production. Dans son «essai sur le principe de population», il développait une théorie purement mathématique : la population croit de façon géométrique alors que la production ne progresse que de manière arithmétique. Autrement dit, le problème tel qu’il le percevait résidait dans l’absence de parallélisme des croissances de la population et de la production. Et pas du tout dans la limitation de certaines ressources naturelles.

Ce qui, soit dit en passant, replace clairement sa réflexion dans un cadre productiviste. malthus concluait donc par un anti-natalisme, mais, pour lui, c’était la population des pauvres qu’il fallait impérativement réduire, et il s’opposait donc à toute aide à ces populations. Il fut déjà à son époque sévèrement critiqué pour cela par les progressistes, mais aussi par les mercantilistes et les nationalistes qui épousaient eux, au contraire, les thèses populationnistes1.

Il est intéressant de relever les critiques que faisait proudhon à malthus : il a tenté de démontrer qu’au contraire des thèses malthusiennes, la production s’accroîtrait comme le carré du nombre de travailleurs.

Tous deux sont donc bien des productivistes en ce que la conscience des limites de la planète est absente de leurs théories.

Quand aujourd’hui, Philippe de woot nous apprend qu’«en 150 ans (1850 – 2000), la production de richesse a été multipliée par cinquante pour une population mondiale qui se multipliait par six»2, on pourrait être tenté de croire à la victoire posthume des thèses de proudhon. Ce serait évidemment faire fi de quatre questions essentielles :

1. Quelle est la pertinence de l’outil de mesure de cette richesse?

2. Comment est répartie cette richesse?

3. Peut-on continuer comme cela?

4. Et, en fin de compte, le bonheur est-il à la clé?

Finalement, l’expansion démographique à laquelle nous avons assisté depuis l’époque de malthus et la connaissance que nous avons des limites de la planète refondent sa réflexion comme pertinente dans son intuition, et non dans ses thèses, ou dans ses propositions de solutions.

Il restera néanmoins le premier à avoir fait du lien entre population et production une base de l’économie politique.

La croissance durable, un oxymore?

Presque deux siècles après malthus et proudhon, le débat qui les animait semble ne pas appartenir au passé. Même si les dangers qui pèsent sur l’avenir de la planète sont connus et de plus en plus rarement contestés, les grandes familles politiques comptent toujours sur la croissance pour résoudre les problèmes d’emploi, de pauvreté… refusant à la fois les enseignements de la science et les leçons de l’Histoire.

Pourtant, dès la deuxième moitié du XXe siècle, il est devenu évident qu’un certain nombre de richesses naturelles n’existaient qu’à l’état de stock et que par définition un stock est toujours susceptible d’être épuisé un jour ou l’autre, plus ou moins proche, plus ou moins lointain.

Cette prise de conscience a sans doute été contrebalancée par la confiance dans la science, dans la technologie, l’apparition de nouvelles sources d’énergie, la conquête de l’espace, etc. Une idée de progrès héritée de la philosophie des Lumières.

Dès lors, le message de l’écologie politique est profondément révolutionnaire en ce qu’il modifie les postulats même qui ont fondé les sciences économiques jusqu’ici, à savoir la croyance dans la possibilité d’une croissance sans fin de la production matérielle qui serait l’aune de la mesure du progrès.

Ce changement fondamental de paradigme est à la base même des difficultés politiques de l’écologie qui tout en refusant les méthodes révolutionnaires pour la prise de pouvoir politique implique une vraie révolution dans la gestion de la «Cité», ainsi qu’une redéfinition de la notion même du progrès : non pas l’abandon de l’idée de progrès, mais sa mutation vers des dimensions qui ne soient plus seulement matérielles et économiques.

Ni réformiste, ni révolutionnaire dans les moyens, l’écologie politique sera appelée évolutionnaire, assumant ainsi sa nature métissée issue à la fois de l’économie politique et des sciences du vivant.

La contradiction apparente entre les termes «durabilité» et «progrès» doit être affrontée de face. Tout comme il est aujourd’hui couramment admis que la courbe de la croissance économique et celle de la consommation d’énergie peuvent être découplées, il nous faut convaincre que l’humanité peut continuer à progresser sans pour autant épuiser de plus en plus vite les stocks de ressources naturelles à sa disposition.

La vraie limite du progrès, ce n’est pas de ne plus pouvoir changer de voiture tous les quatre ans, c’est de voir notre mobilité se réduire à cause des embouteillages et du prix d’un carburant dont les réserves s’épuisent.

Pour les écologistes, les défenseurs d’un mode de vie qui épuise les ressources, qui pollue l’air, l’eau et les sols, qui extermine les espèces vivantes, qui laisse mourir de faim ou de maladie des millions d’êtres humains ne peuvent jamais être qualifiés de progressistes. Si on admet que le vrai progrès consiste à augmenter le bien-être de l’ensemble de la population du globe en préservant la possibilité pour ceux qui nous suivront d’atteindre le même niveau de bien-être, alors la durabilité ne s’oppose pas au progrès même matériel, mais en est la meilleure définition connue pour le XXIe siècle.

Plutôt que de parler décroissance, terme qui effraie et qui est en soi aussi vague et difficile à définir que la croissance, c’est plutôt l’indicateur qu’il faut changer de façon à remplacer enfin le culte du PNB par de véritables indicateurs du bien-être. Il s’agit en somme de passer de la croissance matérielle à une croissance plus immatérielle, celle de la qualité de la vie.

Citons à nouveau Philipe de woot : «Il importe donc de finaliser le «progrès» économique et d’insérer ce progrès spécifique et partiel dans l’ensemble plus large du progrès humain».3

La solidarité enfin

Il faut bien constater aujourd’hui que l’augmentation fabuleuse de la création de la richesse dans le monde n’a pas permis de diminuer les inégalités sociales, mais au contraire, semble bien les avoir accentuées tout en détruisant les équilibres naturels et en gaspillant les ressources.

La «main invisible» du marché qui règne en maître après l’effondrement des régimes étatiques devient l’accélérateur des inégalités et des destructions.

Mais les régimes étatiques ont été eux-mêmes de terrifiants échecs économiques, sociaux et environnementaux, méprisant les libertés et broyant les peuples. Ils ne représentent plus une alternative et c’est heureux, même si cela ne rend que plus ardue la tâche qui nous incombe d’en inventer une autre.

Réinventer surtout la solidarité par de nouveaux mécanismes, s’étendant aux générations futures. Lorsque la finitude des ressources ne faisait pas partie des données, on pouvait se satisfaire d’une solidarité entre les vivants et de la foi dans le progrès pour leurs descendants.

Le texte de la «Charte de Quaregnon» est éclairant à ce sujet quand, dans son premier paragraphe, il affirme : «Les richesses, en général, et spécifiquement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral – des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité».

Lucide, ce texte, quand il cite à la fois les agents naturels et le fruit du travail, quand il reconnaît l’héritage des générations antérieures; prémonitoire même quand il admet l’existence d’un «patrimoine commun de l’humanité». Mais hélas, muet sur les générations futures et sur les limites des agents naturels, qui dans l’esprit de l’époque n’acquièrent de valeur que quand ils ont été exploités, transformés par le travail de l’homme.

C’est bien une véritable révolution qu’opère l’écologie politique par l’introduction de ces nouveaux éléments dans la gestion de la «Cité» : la recherche de l’intérêt général des hommes et des femmes d’ici et maintenant, d’ailleurs et de demain.

La mondialisation a rendu l’ailleurs terriblement proche et c’est à nos portes que la misère du sud frappe aujourd’hui. Des exemples très récents (le tsunami, le cyclone qui a ravagé la Nouvelle-Orléans) nous apprennent que ce sont les plus défavorisés, les premières victimes des catastrophes environnementales.

Ils nous disent aussi que minuit va bientôt sonner et qu’on sera vite demain. Ce n’est pas pour les siècles prochains que nous travaillons mais pour les années prochaines et ceux que nous appelons les générations futures sont déjà nés.

Ce n’est donc pas d’arrêter le progrès qu’il s’agit pour les écologistes mais de remettre en cause ce progrès purement matériel et économique dont on nous dit «qu’on ne l’arrête pas». Rappelons-nous que Prométhée est enchaîné. L’idéal du progrès issu des Lumières est dans une crise profonde. Ce n’est pas pour autant qu’il faut tomber dans le relativisme absolu et renoncer à toute idée de progrès. Mais il ne peut plus être une force obscure et anonyme qui nous emporte malgré nous et en laquelle nous devons avoir foi. Foi en sa capacité de générer les remèdes aux dégâts qu’il provoque, un peu comme la main invisible du marché aurait dû assurer la prospérité de l’humanité.

Il nous faut renoncer à cette foi aveugle, mettre en discussion les finalités de nos actions, bref choisir notre progrès.

C’est une tâche exaltante, un chemin d’espérance pour tous. Ça pourrait même être joyeux.

1 MALTHUS est moins original qu’on ne le croit. Avant lui Benjamin FRANKLIN et HUME ont aussi été préoccupés par le problème de la population.

2 Philippe DE WOOT – Louvain – Novembre 2005.

3 Voir note 1

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