Etopia: Une question commence à se poser aujourd’hui, autour de l’alimentation et d’une possible pénurie à la suite de la crise du Coronavirus. Est ce que vous partagez ce constat? Est ce qu’il y a aujourd’hui, dans le cadre de la crise sanitaire, un problème dans l’approvisionnement alimentaire ?

Philippe Baret: En fait, nous ne sommes pas fort éclairés là dessus parce qu’une grosse partie de nos approvisionnements alimentaires sont privatisés. Et donc, il y a peu de données qui permettent de savoir exactement ce qu’on importe et ce qu’on exporte. Ces données là sont très peu disponibles. D’autre part, il y a une forte inertie du système alimentaire. La population s’attendait peut-être à avoir une crise assez rapide et des manques dans les rayons. Mais en fait, c’est plutôt sur le long terme que la crise va se marquer. Elle se marque déjà au niveau des prix puisqu’on a déjà des hausses assez importantes pour les produits que les agriculteurs utilisent, par exemple sur le marché du soja. D’autre part, on a une très forte tension à l’export, c’est à dire que nos agriculteurs wallons n’arrivent plus à exporter leurs pommes de terre et leur lait. Donc, je suppose que le système tel qu’il est mondialisé actuellement va montrer ses limites mais on n’y est pas encore. On le verra plus par des symptômes qui vont apparaître au niveau des agriculteurs que par une véritable analyse des flux.

Comment seront alors touchés nos agriculteurs ? Au niveau du prix des matières premières ou au niveau de la difficulté d’écouler leurs stocks ?

Les deux. Il va y avoir un effet sur les prix, très clairement. En agriculture, le prix n’est pas vraiment un jeu d’offre et de la demande. On sait qu’il y a des mouvements spéculatifs qui les amplifient. Par exemple, il y a des marchés à terme qui créent des effets de pénurie alors qu’il n’y en a pas, parce qu’en fait on joue sur des stocks futurs. Le prix est un mauvais indicateur, mais c’est un indicateur quand même.

Il y aura aussi un problème sur l’exportation en fonction du degré de périssabilité. Prenons par exemple, la filière du poisson ou des agneaux de Pâques. Toute la filière ovine est aujourd’hui orientée vers l’agneau de Pâques. Et on sait maintenant que les gens ne consommeront pas des agneaux de Pâques cette année ou en tout cas beaucoup moins. Dès lors, un agneau de Pâques qui a trois mois de plus, ce n’est plus du tout le même produit. C’est là qu’on voit qu’il y a vraiment une inertie de la filière. Ce qu’on mange aujourd’hui, c’est parfois ce qu’on a semé il y a deux ou trois mois. C’est l’animal qui est né il y a 3, 4, parfois 1 an. On a un système qui va se bloquer. Sur les produits de base, il pourrait avoir des effets à plus long terme.

En fait, en Belgique nous n’avons pas un système agricole mais des systèmes agricoles, avec une diversité des agriculteurs. Comment faire alors pour repenser cela de manière systémique, notamment en ayant pour objectif la relocalisation de notre production? Cela ne va pas se faire du jour au lendemain, non?

Non, en effet. Tout d’abord, la relocalisation agricole est importante pour deux raisons. La première, c’est qu’effectivement, en relocalisant l’agriculture, on évite les effets des longues chaînes, notamment des effets de transport. La mise en concurrence des agricultures du monde est extrêmement impactante rien que d’un point de vue environnemental mais aussi social. Cette mondialisation de l’agriculture date du 19ème siècle et elle pose problème aujourd’hui. Elle va devoir être repensée, notamment quand cette mondialisation est inutile et est simplement un jeu de marchés. Par contre, il y a une partie de la mondialisation qui est utile, à court terme. Pour certains produits, on ne peut pas faire autrement pour le moment. C’est par exemple le café, le thé, le riz, etc. On devra toujours aller les prendre via des chaînes mondialisées.

Il faut donc le partage entre une mondialisation inutile et purement spéculative, une mondialisation utile à court terme comme le soja, mais pour laquelle on peut avoir des solutions de substitution en développant progressivement nos propres produits et une mondialisation obligée pour des produits qu’on ne peut pas faire chez nous. Ce sont les trois étages de la relocalisation de l’agriculture et, à nouveau, le fait que le discours actuel s’appuie essentiellement sur les légumes fausse un peu le jeu. Si on parlait par exemple des fruits, on verrait bien qu’on ne fera jamais des citrons et des oranges chez nous. Et donc, déjà, on comprendrait que c’est plus compliqué que simplement dire : « allons acheter chez notre voisin agriculteur ».

Il faut aussi que cette relocalisation ne correspondent pas à une vision identitaire et un repli sur soi. Par exemple, il y a l’idée de dire qu’il faut se nourrir nous mêmes, dans notre coin. Mais à quelle échelle? Est ce que c’est à l’échelle d’une ville et de son environnement proche? Est ce que c’est à l’échelle d’un pays ou d’une région? Ou est ce que c’est à l’échelle de l’Europe? De mon point de vue, il y a une carte à jouer au niveau de l’Europe parce qu’en fait, il y a une cohérence des agricultures européennes, même si elle ne nous est pas manifeste. L’agriculture européenne, ce sont des agriculteurs essentiellement familiaux, sur des échelles raisonnables, avec un souci de la qualité et des conditions environnementales et sociales qui sont en partie partagées au niveau européen. Donc, pour moi, si on parle de souveraineté alimentaire, c’est bien à l’échelle européenne que cette souveraineté doit être pensée dans une logique de solidarité plutôt que de la penser à l’échelle d’un territoire comme la Wallonie. Après, ça veut dire qu’il faut mettre en avant les spécificités de la Wallonie sur certaines choses et de reconnaître que la Wallonie est un territoire extraordinaire pour faire de l’élevage extensif, parce qu’on a des prairies où on a des zones magnifiques sur lesquelles on peut élever des animaux. Dans ce cadre, on serait peut être des bons acteurs pour nourrir les voisins.

On en est cependant encore loin toutefois. Regardons le cochon belge. On reste dans une logique spéculative où on produit presque trois fois ce dont on a besoin parce qu’on veut être le leader du cochon pas cher à l’échelle européenne. Ce n’est pas un projet.

Il faut réfléchir à une souveraineté alimentaire à l’échelle européenne dans une logique d’échanges, mais des échanges équilibrés et des échanges où les normes sociales et environnementales sont intégrées.

C’est quoi, pour vous, la production agricole qui devra être prioritaire en Belgique? Vous avez parlé de bovins, de bétail. Ce sont ces filières sur lesquelles il faut insister ?

L’agriculture belge est vraiment scindée en deux. Il y a des frontières communautaires qui sont un peu artificielles, mais sur le système agricole, clairement, on a une forte séparation entre la situation en Flandre et la situation en Wallonie. Pourquoi? Parce qu’en fait, l’occupation du territoire en Flandre est beaucoup plus intense. Les terres agricoles sont plus limitées et la proximité des zones portuaires fait que l’agriculture flamande est extrêmement intensive. Par unité de ressources, c’est très productif. C’est d’ailleurs la Flandre qui a inventé une certaine forme d’agriculture intensive dès le 13ème siècle. D’autre part, la Flandre est tournée vers l’export parce qu’elle a cette capacité grâce à ses zones portuaires.

L’agriculture wallonne, elle, est beaucoup plus ancrée dans son territoire et beaucoup plus en harmonie avec son territoire. Avec des spécificités quand même. On peut en mentionner quatre : un coût du foncier qui est relativement élevé par rapport à la moyenne européenne. Donc, la terre coûte cher. Ensuite, la Wallonie a des agriculteurs qui sont très compétents. C’est en partie un acquis qui nous vient de nos collègues flamands. Nous avons des agriculteurs qui, techniquement, sont de très bons agriculteurs. Ils ont des niveaux d’expertise très élevés et ça se marque dans la qualité de la production. La Wallonie a, ensuite, des normes sociales importantes. Il faut des productions qui amènent de la valeur ajoutée pour rémunérer correctement les agriculteurs, les travailleurs agricoles. Quatrième élément enfin : en Wallonie, les agriculteurs sont des acteurs, des paysages. Ils ont façonné les paysages. Ce n’est pas un slogan. Donc, dans ce sens là, c’est important de continuer à soutenir une agriculture qui respecte nos paysages, mais qui aussi les créée.

L’exemple classique dont les gens n’ont pas toujours conscience c’est que sans agriculteurs, il n’y a pas de prairies et sans prairie, il n’y a rien à manger. On se retrouve dans des forêts de Soignes. D’accord, c’est sympa, mais on ne va pas vivre de la forêt de Soignes. Si on veut maintenir une certaine esthétique du paysage, si on veut maintenir un certain tourisme, l’agriculture est un acteur. De nouveau, avec respect. Si on parle de la spécificité wallonne, il faut insister sur les choses à bonne valeur ajoutée qui créent du paysage cohérent. C’est la Hesbaye, c’est le Hainaut, c’est une partie du Condroz. On met des bonnes terres à céréales. On met des bonnes terres pour faire des légumes et donc une agriculture d’Europe de l’Ouest qui peut directement nourrir les villes et nourrir les habitants de la Wallonie. Et puis après une partie qu’on peut exporter, c’est sûr. Mais déjà, on est 11 millions en Belgique. Il y a déjà de quoi déjà écouler une bonne partie de nos productions.

Ça amène à une autre idée qui est de repenser les filières. Comment faire aujourd’hui du pain wallon ? Il faut avoir des meuneries wallonnes. Or, on n’en a pas en Wallonie. Si on regarde un autre produit, le fromage. La plupart des fromages que nous achetons sont estampillés « Fromages belges ». C’est du gouda belge, du vieux Bruges, etc. Retournez le paquet. Tout a été produit dans des fromageries flamandes parce qu’on a très peu de fromageries en Wallonie. Bien entendu, on peut trouver du fromage de chèvre wallon et des produits comme le Maredsous, mais ça n’a rien à voir avec la capacité flamande de produire du fromage. Nous, on arrive à produire un peu du beurre, mais pas du fromage.

Donc là, on voit tout de suite l’importance des filières agricoles pour la relocalisation. Alors, la question principale c’est un peu celle de l’oeuf ou de la poule. Si on veut relocaliser les filières agricoles, met-on la pression sur les agriculteurs en leur disant : « Vous allez relocaliser ! » ou est ce qu’on réfléchit en termes de tissus économiques ? Pour moi, il faut d’abord recréer les filières, et les agriculteurs dans ces filières y viendront. Mais on a un peu piégé récemment les agriculteurs sur d’autres filières comme celle du chanvre et du coup, ils sont devenus méfiants1.

Si on veut repenser correctement les filières, il y a en fait une dimension PME, une dimension de transformation et des alliances à créer entre le tissu économique et l’agriculteur. Ces alliances, elles existent parce qu’il y a un commerce qui se fait. Mais ces alliances manquent encore de transparence. C’est comme ça qu’on arrive à des scandales comme Veviba où l’agriculteur est malheureux parce qu’il a vendu en toute sincérité son produit à quelqu’un pour en faire un aliment et que ce quelqu’un la truandé en faisant autre chose, en trichant. Ce n’est pas la norme, mais l’absence de transparence dans les filières agricoles est quelque chose qui empêche de faire des produits agricoles des biens communs. Je souhaite d’ailleurs insister sur cette notion de bien commun. Il est souvent mis en avant comme une belle perspective. Je suis d’accord avec ce concept, mais d’abord, les agriculteurs sont des indépendants qui doivent gagner leur vie. D’autre part, le verrouillage sur ce bien commun agricole ne vient pas du monde agricole, il vient du monde de la transformation et du monde de la distribution. C’est eux qui verrouillent. C’est donc important qu’on pense la transition et qu’on pense la relocalisation avec l’ensemble des acteurs du monde de la filière de la chaîne de valeur.

Donc, ce n’est pas uniquement une question de circuits courts mais peut-être aussi de circuits économiques courts ? Comment faire d’ailleurs pour que tout notre système agricole, s’il prend le chemin de la transition, devienne résilient face aux chocs futurs ?

Je n’aime pas trop le mot court parce que le court fait souvent référence à la dimension géographique, alors que la dimension distance d’un point de vue agronomique, ce n’est pas spécialement pertinent. En fait, ce n’est pas toujours malin d’aller faire la carotte à côté de la ville alors qu’il y a peut être un endroit sablonneux où on fera mieux les carottes avec moins d’intrants et plus de respect pour l’environnement. Alors oui, peut être que la carotte devra faire 20 kilomètres pour arriver mais ce n’est pas grave, elle fera 20 kilomètres pour arriver. Ce qui est important, c’est ce qui se cache derrière le concept de circuit court et qu’on essaye d’atteindre. C’est le respect des différents acteurs de la chaîne dans les choix.

Ensuite, l’autre point important c’est la distribution de la valeur entre les acteurs de la chaîne, depuis le consommateur jusqu’à l’agriculteur. C’est là qu’est tout l’enjeu. Si on sait exactement qui prend de la valeur sur la chaîne et qu’on comprend exactement comment cette valeur se construit, et bien on peut décider que le produit doit être plus cher ou pas. Il ne faut pas simplement dire que si les produits sont plus chers, l’agriculteur gagnera plus parce qu’avec les filières dans la chaîne, ce n’est pas possible. Et inversement, il ne faut pas non plus diaboliser la chaîne.

La filière de distribution aujourd’hui à partir d’un produit, c’est que pour l’amener du producteur au consommateur, il faut passer par de la transformation, de la distribution, du transport, de l’emballage, de la qualité, etc. Dans le circuit court, vous reportez toutes ces tensions sur deux seuls acteurs : le consommateur et l’agriculteur. Le consommateur qui doit par exemple aller chercher son légume chez l’agriculteur et l’agriculteur qui doit par exemple laver la salade alors qu’il n’a pas le temps de laver la salade. Et donc, il faut faire attention que si on descend sur les circuits courts et qu’on l’idéalise trop, on perd en fait une efficacité du système. Et pour moi, si on veut être bon au niveau environnemental, social et économique, il faut être efficace. Il n’y a pas de monde de Bisounours où en étant inefficace, on arrive à être bon sur les dimensions économiques et environnementales.

Une dernière question. Tout le monde réfléchit aujourd’hui au monde d’après. Dans ce monde d’après, quand la crise se terminera, quelle est, selon vous la mesure à mettre en place directement, justement dans le cadre de la question alimentaire agricole ?

La mesure, pour moi, c’est la transparence, donc je pense que le monde agricole, si on veut le reconstruire, il faut d’abord le comprendre et donc le risque qu’on a après cette transition, c’est qu’on vienne avec des approches simplistes : soit de continuer comme on l’a toujours fait ; soit de vouloir renverser la table. Dans les deux cas, c’est irrespectueux du monde agricole.

J’ai un auteur que j’aime beaucoup, qui s’appelle Deogratias Niyonkuru et qui travaille sur la coopération au développement. Pour lui, ce que demande un pays en voie de développement ce n’est pas de l’argent, c’est de la dignité. Donc, pour moi, ça s’applique aussi au niveau des agriculteurs en Belgique et en Wallonie. Ce que les agriculteurs demandent aujourd’hui, c’est de la dignité et du respect. Alors ils l’expriment parfois en termes de prix. Mais ce n’est pas ça qu’ils demandent. Pour atteindre cette dignité des systèmes agricoles, il faut entamer un dialogue et ce dialogue suppose la transparence. Les agriculteurs sont pas toujours très friands de communiquer parce qu’ils ne sont pas toujours très au clair eux mêmes et les consommateurs ont tendance à simplifier. Et donc, pour moi, la première chose à faire, c’est de faire le bilan de cette crise.

Regardons ce qui s’est passé, ce qui a bien marché, ce qui n’a pas bien marché. Et au départ de ça, ensemble, construisons un système qui est beaucoup plus résilient. Et alors, de nouveau, je reviens sur l’argument de dire : faisons attention de ne pas vouloir aller trop vite. Il faut se mettre à un plan de long terme en agriculture, c’est-à-dire un travail d’une génération, de 20 ans. Il faut aussi évidemment se mettre à un plan à court terme pour arrêter les choses idiotes. Donc, pour moi, il faut tout de suite arrêter les idioties et progressivement aller vers quelque chose de très vertueux. Mais si on veut la vertu tout de suite, on ne sera que cinq et on mourra de faim.

 

1En 2019, la filière du chanvre en Wallonie, relancée via divers projets coopératifs en 2015, a connu une série de dysfonctionnements et de retards ayant presque provoqué son effondrement.

 

Propos recueillis pour Etopia par Jonathan Piron

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