Professeur de droit international à l’UCLouvain, Olivier De Schutter est également rapporteur spécial des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits de l’homme et coprésident du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables.

 

Crise globale, la crise du Coronavirus ne s’arrête pas aux frontières et concerne toute l’Europe. Cependant, on voit que cette crise sanitaire se double d’une crise politique européenne où les solidarités entre les États membres semblent malmenées voire dépassées. En tant que spécialiste de ces grands enjeux européens, quel regard portez vous sur l’état de l’Union européenne aujourd’hui?

La crise a été vraiment l’occasion de tester les limites de la solidarité européenne et cela s’est traduit notamment dans ce débat sur la manière dont l’Union européenne pouvait venir au secours des États membres, ne parvenant pas à faire face aux conséquences de la crise sanitaire. On a vu se déployer au niveau européen toute une série de mécanismes de soutien aux États, les uns pour soutenir le surcoût en termes de soins de santé et d’achat de matériel médical à travers le Mécanisme européen de stabilité, qui a été mobilisé à cet effet pour un montant maximum de 240 milliards d’euros. On a vu se mettre sur pied un mécanisme de soutien aux mesures de chômage partiel adoptées par les États pour un montant de 100 milliards d’euros. Et on a par ailleurs toute une série d’aides aux entreprises que les États ont été autorisés à adopter pour un total d’environ 1900 milliards d’euros et un soutien de la Banque européenne d’investissement sous forme de prêts aux entreprises pour un montant de 200 milliards d’euros. Dans tous ces mécanismes, la question décisive a été de savoir si on allait aller au delà des dispositifs habituels pour pouvoir par ailleurs fournir aux États un soutien structurel fondé sur l’émission de ce qu’on appelle les obligations européennes. De quoi s’agit-il? C’est en fait l’Union européenne qui emprunte de l’argent pour venir au secours des États et qui emprunte à des taux d’intérêt favorables puisque l’emprunt, étant adossé à l’ensemble des États membres, bénéficie d’une note de “triple A” grâce aux cotes très élevées qu’obtiennent sur les marchés internationaux des pays comme les Pays-Bas ou de l’Allemagne.

En d’autres mots, les obligations européennes permettent de bénéficier du meilleur rating par les agences de notation qu’obtiennent les États dont les finances publiques sont les mieux en ordre et de faciliter l’accès aux financements d’États comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie ou la Grèce, dont la dette publique explose et dont les conditions d’accès aux marchés pourraient être plus difficiles. Ce débat est existentiel pour l’Union européenne. Pendant plusieurs semaines, on a vu s’opposer d’un côté, des États qu’on appelle les « États fourmis » ou frugaux, Pays-Bas et Allemagne en tête, qui ne voulaient pas aider l’Italie, le Portugal ou l’Espagne sans conditionnalité financière très stricte, et d’un autre côté des États du Sud, qui pensaient que la solidarité européenne devrait leur permettre de bénéficier de soutien sans condition à des taux très favorables.

Le 18 mai, le ralliement de l’Allemagne à la position de la France, en faveur d’un emprunt européen de 500 milliards d’euros pour financer un plan de relance européen, a changé la donne. Ceci permet de franchir une nouvelle étape dans l’intégration européenne. En même temps que l’Allemagne et la France s’entendent pour proposer un mécanisme reposant sur l’émission d’obligations européennes, ce qui a permis à la Commission européenne de proposer un plan de relance de 750 milliards d’euros (dont 500 milliards de subventions et 250 de prêts), les Pays-Bas ont annoncé vouloir soutenir une relance verte de l’économie européenne, y compris par des soutiens aux pays du Sud. Peut être qu’au fond, cette crise que traverse l’Union européenne, cette mise à l’épreuve de la solidarité européenne, on va pouvoir en sortir par le haut. C’est en tout cas l’espoir qu’on peut aujourd’hui formuler.

On dit d’ailleurs assez régulièrement que l’Europe avance justement à cause de ces différentes crises. Pourtant, ne pensez-vous pas que le risque de refaire « la même chose » émerge, les fondamentaux de base n’ayant pas été modifiés ? Le système reste celui fondé sur la promotion du libre échange en matière commerciale, par exemple avec l’Amérique latine. Est-ce-qu’on ne prend pas le risque, finalement, de recréer des crises futures à brève échéance ?

C’est vrai qu’il y a un paradoxe dans la situation actuelle : d’un côté, toute une série de règles qu’on croyait absolument intangibles au sein de l’intégration européenne ont été mises de côté pour faire face à l’urgence de la crise. Par exemple, on a activé une clause de dérogation générale aux règles du Pacte de stabilité et de croissance pour permettre aux États d’augmenter leur niveau d’endettement pour faire face à la crise. On a mis de côté les restrictions aux aides d’État que ceux-ci peuvent apporter à leurs entreprises. On a également mis entre parenthèses toutes les règles relatives à la liberté de circulation puisque les États ont rétabli des frontières pour mieux contrôler la progression de la pandémie. Et donc, on a l’impression qu’une sorte d’état d’exception a été instauré pour faire face à la crise. En même temps cependant, on a beaucoup d’indices qui donnent à penser que l’on veut au plus vite retourner au système d’avant, avec des accords internationaux qui sont en train d’être négociés, notamment la relance des négociations avec les États-Unis pour un accord commercial entre l’Union européenne, avec l’insistance mise sur la liberté de circulation des travailleurs agricoles migrants saisonniers et évidemment, la liberté de circulation des produits agricoles au nom de la fluidité des chaînes d’approvisionnement. Et donc, on n’est pas en train d’assister à une véritable remise en cause du logiciel européen fondé sur la mise en concurrence des producteurs à l’échelle européenne, fondée sur le développement des chaînes d’approvisionnement, fondé sur la spécialisation du travail et la division du travail entre les États membres de l’Union européenne. On a plutôt l’impression que les mesures d’exception qui ont été prises au cours de la crise pour y faire face vont être une parenthèse rapidement refermée dès que la crise sera derrière nous. Donc, la question reste ouverte de savoir si l’on va saisir l’opportunité de ces crises pour faire un examen de conscience et pour vraiment revoir, si vous voulez, le logiciel sur base duquel l’intégration européenne s’est développée jusqu’à présent.

La question reste ouverte de savoir si l’on va saisir l’opportunité de ces crises pour faire un examen de conscience et pour vraiment revoir, si vous voulez, le logiciel sur base duquel l’intégration européenne s’est développée jusqu’à présent.

Justement, par rapport à cette idée de revoir le logiciel et de saisir cette crise comme une opportunité, quels seraient les instruments à mettre en place pour ouvrir ce débat? Cela doit-il se faire par le haut, par la manière dont les États se questionnent sur ce qu’ils veulent faire au sein de cette Union européenne? Ou est ce un débat qui doit venir d’autres espaces, d’autres endroits ? Quand on réfléchit un peu, le dernier vrai débat sur le sens de l’Union a été réalisé il y a un peu plus de quinze ans avec la Convention sur l’Europe qui a accouché de ce fameux projet avorté de Constitution. Depuis, il n’y a plus eu grand chose. Par quoi faudrait-il repasser pour réinterroger cette Union européenne et la relancer sur les voies que vous appelez?

Je crois qu’il y a deux fronts qui vont être importants dans les mois et les années qui viennent. Le premier est celui de la cohérence entre les politiques extérieures de l’Union européenne, notamment les politiques commerciales, d’une part, et les politiques internes de l’Union européenne d’autre part. L’Union européenne s’est donné un objectif avec cette nouvelle Commission, entrée en fonction en septembre dernier, à savoir le Green Deal, le Pacte vert, un grand projet de transition écologique. Et la question qu’il faut aujourd’hui poser, bien qu’elle soit encore un peu tabou, c’est celle de l’alignement des politiques commerciales sur cet objectif de transition écologique au sein de l’Union européenne. Est ce que nos politiques commerciales vont être revues de manière à permettre cette transition écologique au sein de l’Union européenne en protégeant l’Union du risque de dumping environnemental, social et fiscal? Ou bien est ce que l’on va continuer à négocier des accords commerciaux et à développer des politiques commerciales qui exposent les acteurs économiques de l’Union européenne à une concurrence déloyale? C’est une première question de cohérence entre les politiques externes et les politiques internes qui me paraît aujourd’hui devoir être posée. Je pense d’ailleurs que cette question va être posée avec une insistance de plus en plus forte dans les années qui viennent.

Le deuxième front est celui de la capacité pour les entités sous nationales, les régions ou les villes à développer des politiques territoriales, par exemple en matière d’énergie, en matière d’alimentation, etc. pour soutenir une économie locale beaucoup plus robuste, beaucoup plus résiliente, beaucoup plus diversifiée, en réduisant la dépendance de ces économies locales face aux importations, notamment de la part de producteurs plus compétitifs d’autres parties de l’Union européenne.

Cett question de la relocalisation, de la résilience, de la reterritorialisation est une question qui est posée avec une insistance croissante, notamment en matière d’alimentation où beaucoup de villes et de régions se rendent compte qu’il faut reconnecter les producteurs locaux aux consommateurs locaux pour développer des systèmes plus diversifiés et plus résilients. Mais jusqu’à présent, l’Union européenne n’a pas répondu à cette attente. Beaucoup de villes de régions se sentent en quelque sorte orphelines de l’Union européenne : elles ne sont pas soutenues dans leur volonté de relocaliser. Peut être que l’Union européenne doit aussi changer ce logiciel.

Quand vous parlez de relocalisation, est ce que le risque n’est pas de voir ces différents concepts être récupérés par les mouvements populistes et les courants identitaires et nationalistes? Est-ce que le risque n’est pas que ce discours soutienne le repli sur soi?

La meilleure réponse à donner au discours europhobe et à la récupération de l’idée de relocalisation par l’extrême droite, c’est un discours qui réconcilie les citoyens et les citoyennes d’Europe avec la construction européenne. Ce discours qui réconcilie les citoyens et citoyennes, c’est un discours qui doit voir l’Union européenne, avec tout de même 27 États membres très, très différents les uns des autres, comme un espace où l’apprentissage collectif peut progresser à partir de la reconnaissance des différences territoriales, où chacune des régions peut aider les autres sans devoir nécessairement passer par une homogénéisation, une uniformisation et mise en concurrence des producteurs d’une région à l’autre et où, au fond, l’Union européenne vient favoriser l’expérimentation locale et la diversité.

Il nous faut parler d’une Union européenne où la diversité n’est pas vue comme un obstacle aux échanges et au déploiement d’une concurrence non faussée, mais au contraire comme une source d’enrichissement mutuel, d’accélération dans chaque territoire de cet apprentissage collectif à partir des expériences d’autres régions. Je pense que l’Union européenne doit se reconcevoir comme cela, très certainement en matière d’énergie, en matière d’alimentation, en matière de mobilité. L’homogénéisation des solutions ne doit pas être un objectif en soi. L’objectif devrait être de permettre à chaque bio-région de choisir sa propre trajectoire de développement en s’inspirant de ce que font d’autres et en misant autant que possible sur une complémentarité entre les diverses régions qui ont différents atouts et différentes ressources. Je pense que c’est en se réinventant que l’Union européenne peut le mieux combattre ce discours eurosceptique.

Beaucoup de choses bougent au sein des projets des villes de transition, dans les contacts qui sont établis entre ces différents mouvements sociaux et environnementaux. Est-ce une opportunité même si ces projets ne parlent pas encore à la majorité de la population ?

Ces mouvements de transition aujourd’hui rencontrent deux limites importantes. La première limite, c’est la capacité à rassembler largement au delà d’un groupe de convaincus, notamment en offrant des solutions aux groupes les plus défavorisés de la population et aux populations issues de l’immigration la plus récente. Je crois que le mouvement de la transition est conscient de ce défi qui se présente à lui. C’est un défi qu’on peut relever en soulignant que la transition est aussi un levier d’intégration sociale et de reconnaissance de la richesse des apports de chacun et des différences entre différents groupes de la population. Le deuxième défi à relever, c’est que l’échelle à laquelle se déploient ces mouvements de transition demeure insuffisante pour avoir des impacts à l’échelle sociétale. Et cela, parce que les obstacles économiques et politiques à la diffusion plus large de ces innovations sociales doivent encore être levés. C’est la raison pour laquelle les mouvements de transition ne doivent pas hésiter à interagir avec les politiques, ne pas hésiter à développer des liens de collaboration avec les entrepreneurs locaux pour pouvoir se déployer à plus grande échelle, pour pouvoir essaimer plus largement au lieu de rester comme c’est encore le cas aujourd’hui, un phénomène de niche. Aujourd’hui, ces initiatives de transition ont montré leur intérêt et leur résilience dans des circonstances de crise, dans des domaines comme l’énergie, la mobilité ou l’alimentation. Mais en même temps, le temps est venu de changer d’échelle, aussi bien du point de vue du nombre de gens qu’ils réunissent que du point de vue de la part des secteurs concernés. Il faut forger de nouvelles alliances entre entre le public, le privé et les citoyens, et les collectivités locales peuvent faire en sorte que ces mouvements de transition puissent vraiment proposer une alternative à l’échelle de la société tout entière.

Vous travaillez d’ailleurs sur les questions de blocages qui existent auprès de la population par rapport aux enjeux écologiques. Le problème général n’est-il pas une question de récit ? Comment parvenir à faire ce récit de la transition ou du tournant à réaliser au niveau européen, puisqu’on voit qu’il y a une pluralité d’espaces publics, d’histoires, d’identités. Quel serait le récit européen du 21ème siècle ? Comment refaire encore sens pour l’Europe dans le cadre de ce que nous sommes en train de vivre et de ce que nous allons vivre ?

Je crois que c’est une question extrêmement importante. Le rôle des politiques de créer des récits auxquels l’on puisse adhérer pour se projeter dans l’avenir et pour éviter d’être captif du court terme est très souvent sous estimé. Or, il est tout à fait décisif. Il est décisif à la fois pour créer un horizon auquel les acteurs économiques puissent se rattacher, garantissant aux investisseurs un cap auquel ils peuvent se fier. Et c’est important aussi pour l’adhésion des citoyens et citoyennes ordinaires au projet d’intégration européenne qui doit pouvoir effectivement faire rêver.

Le rôle des politiques de créer des récits auxquels l’on puisse adhérer pour se projeter dans l’avenir et pour éviter d’être captif du court terme est très souvent sous estimé.

Aujourd’hui, reconnaissons que ni le marché intérieur, le grand projet des années 1980, ni l’espace de liberté, sécurité, justice, le grand projet européen lancé au cours des années 2000, ni l’union économique et monétaire qui était le projet porté par le traité de Maastricht ne font encore rêver. Le projet qui aujourd’hui peut faire rêver, c’est un projet de transition écologique et social intégré. Ce projet-là, ce narratif-là, est un récit que l’Union européenne doit rendre plus explicite en disant que l’identité européenne, ce n’est pas effectivement l’identité d’un repli sur soi, ce n’est pas des villages constitués autour des clochers des églises ou certains paysages. L’identité européenne, c’est la projection d’un avenir durable et souhaitable à partir de la conciliation entre la transition écologique et la transition sociale, c’est à dire la réduction de l’empreinte écologique et la réduction des inégalités. Et ce récit là, l’Union européenne, elle peut le tenir et elle peut le diffuser.

Je suis convaincu pour ma part que l’Union européenne, qui représente pratiquement 20 % du PIB mondial, si elle est fidèle à ses valeurs là de soutenabilité écologique et de justice sociale, peut diffuser ce modèle bien au delà des territoires européens, notamment si ses politiques commerciales sont cohérentes avec ce projet de transformation écologique et sociale au sein de l’Union. L’Union européenne non seulement peut définir son identité à partir de ce récit là, mais peut en même temps fournir un modèle attrayant pour d’autres régions du monde. C’est d’ailleurs, je crois, le grand enjeu des années qui viennent et c’est le seul récit qui nous permettra de réussir avec succès cet Agenda 2030 du développement durable, résumé dans les Objectifs de développement durable adoptés en 2015.

Une dernière question qui est un peu difficile à poser à des académiques ou à des personnes qui sont engagées dans différentes instances internationales et qui, souvent aussi, souhaitent garder une certaine neutralité. Si vous deviez envisager une mesure qui serait à mettre en place ici dans le cadre de la crise post-coronavirus et qui permettrait d’initier les différentes pistes que vous lancez, quelle serait elle?

Il me semble que le mot clé qui doit être gardé à l’esprit ici, c’est le mot de cohérence. Il n’est pas cohérent de prétendre opérer une transformation de la trajectoire de développement de l’Union européenne sans que les politiques commerciales soient alignées sur ces objectifs. Des politiques commerciales qui introduisent des conditionnalités sociales, environnementales et fiscales sont de nature à protéger les acteurs économiques au sein de l’Union européenne d’une concurrence déloyale. Et elles enverraient un signal extrêmement important envers les mouvements sociaux du Sud vers les ONG, les syndicats du Sud.

Je pense à nos amis au Brésil, en Inde, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis même, qui se battent pour une trajectoire de développement plus soutenable. Loin de tenir un discours protectionniste, l’Union européenne tiendrait un discours de solidarité par rapport à ces mouvements sociaux et ces ONG et syndicats du Sud, en disant que dorénavant, nos politiques commerciales vont tenir compte de ces valeurs que l’Union européenne prétend poursuivre elle-même et revendique à l’échelle internationale. Pour ma part, la mesure qui me paraît la plus importante à prendre, c’est donc une réforme des politiques commerciales qui repose sur la cohérence entre l’extérieur et l’intérieur.

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