Mauricio Toro

Mauricio Toro est député de l’Alianza Verde dans la Ville de Bogotá, capitale de la Colombie comptant près de 8 millions de citoyen·nes, et la maire Claudia López est la première femme à occuper ce poste.

Pour commencer, pourriez-vous nous résumer la situation de la crise Covid en Colombie à l’heure où nous parlons ?

D’abord, je vous remercie de m’avoir invité à cette conversation et de vous intéresser, de visibiliser la situation qui se présente de l’autre côté du monde. En Colombie, nous ne sommes pas encore confronté·es au pic de contamination. Il n’y a pas encore tant de décès ou de personnes contaminées par le Covid 191. C’est grâce au fait que la Colombie a eu la possibilité d’observer comment le virus avançait lentement d’Asie en Europe, puis en Amérique latine : cela a pris quelques mois. La Colombie a donc pu tirer des leçons de ce que les autres pays ont dû faire, même si le président actuel de la République2 a mis énormément de temps à fermer les frontières, en particulier l’aéroport El Dorado de Bogotà. C’est le plus grand aéroport du pays, et c’est en fait un hub pour tous les vols du continent à la fois par sa capacité, par son caractère récent et moderne dans l’hémisphère sud. Tout cela fait qu’il sert de relais entre de nombreux points de contact avec l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie et d’autres pays.

Cela a généré de grandes tensions3, car c’est par là qu’est entré le virus. Le patient « zéro » venait d’Europe, et nous avons mis environ 15 jours à l’identifier. Beaucoup de personnes ont dès lors été contaminées, en particulier dans les villes de Carthagène et dans certaines parties de Bogotá. Ainsi, après que le président ait finalement fermé les frontières terrestres et aériennes face à la pression des bourgmestres et des citoyen·nes, nous avons pu entrer en quarantaine, il y a à peu près 60 jours.

Toutefois, il y avait eu avant cela une première mise en quarantaine volontaire décrétée par la bourgmestre à Bogotá, avec le gouverneur du département de Cundinamarca. La Colombie est divisée en 32 départements, qui ont chacun sa capitale. Bogotá est une ville qui fonctionne comme un département4, et Claudia sert de gouverneure. Dans ce cas-ci, la bourgmestre et le gouverneur ont décidé de demander aux citoyen·nes de se confiner volontairement et de suspendre certaines activités via un décret. Cela a aussi inspiré Boyacá et beaucoup d’autres départements, malgré la frilosité du Président de la République à suspendre l’activité économique.

On a commencé à voir une courbe d’augmentation des contaminations à Bogotá, car la population la plus aisée du pays, qui a les moyens de voyager à l’étranger, se trouve dans les capitales et en particulier à Bogotá. Ainsi sont arrivé·es d’autres patient·es, pas seulement le « patient zéro », mais d’autres citoyen·nes colombien·nes ont commencé à arriver de l’étranger et on a vu la courbe croître dans le nord de la capitale, où se trouve la population la plus riche. C’est pour cela que la bourgmestre et des gouverneurs ont passé outre l’avis du président de la république et ont décrété un confinement volontaire. Une semaine plus tard, le président de la République l’a décrété obligatoire sur l’ensemble du pays. C’était tard, mais pas trop tard. En Colombie, le confinement perdure. Le lundi 11 mai certains secteurs vont rouvrir.

Avons-nous réussi à faire baisser la courbe ? Non, elle ne baisse pas, le nombre de contagions continue de croître. Mais nous sommes parvenu·es à contrôler cette courbe en étant confiné·es pour gagner du temps. Ce temps permet aux départements et aux villes du pays, avec l’aide du gouvernement national, de pouvoir acheter les respirateurs nécessaires, les tests, les réactifs, etc. Cela permet de préparer les cliniques et les hôtels qui hébergeront les professionnel·les du secteur médical qui travailleront dans les cliniques, mais cela permet aussi d’acheter les masques communs et les masques spéciaux, etc. Voilà la situation actuelle en Colombie, nous n’avons pas encore atteint les 1000 morts jusqu’à présent, car cela fait deux mois que nous sommes confiné·es.

Il y a donc des désaccords dans la gestion de la crise entre le gouvernement national et les autres niveaux de gouvernance, en particulier des villes, et des villes tenues par l’Alianza verde comme Bogotá?

Oui, c’est le cas. Il y a eu des tensions permanentes, entre le président et les maires en général. Les partis indépendants ou de l’opposition ont eu de nombreuses frictions avec lui : ils ont pris de l’avance, ils ont investigué directement avec leurs équipes les meilleures solutions et ont mis en place une série de mesure d’aides. Car ils sont en contact direct avec les citoyen·nes, alors que le président, la seule chose qu’il a faite c’est d’entraver ces mesures, pour ensuite leur donner raison. La Colombie est un pays vraiment très républicain, tout est très centralisé. Il a vraiment tout fait pour freiner ces décisions et leur donner du retard. Cela a créé des tensions, en particulier avec les grandes villes où l’opposition a des maires comme c’est le cas de Claudia, mais aussi des grandes villes comme Medellín et Cali.

Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur le cas de Medellín qui semble avoir réussi assez tôt à contenir la pandémie, ainsi que du concept de « culture citoyenne » qui me semble être une de vos spécificités, à l’Alianza verde ?

Oui, le cas de Medellín a été un succès, car ils ont mis en place des technologies, des apps, des softwares qui ont permis une traçabilité constante des personnes contaminées, des zones à risque. Ils ont ainsi pu mettre en place des plans de réduction du risque face au peu de cas qu’ils avaient, en utilisant aussi les canaux d’information. Les maires de notre parti ou de l’opposition (au gouvernement de Duque, NDLR) qui nous est proche, comme à Medellín, sont très proches de citoyen·nes et utilisent très bien les réseaux sociaux. Ils ont une très bonne stratégie de communication. Cela a permis une communication claire et pédagogique tout au long de la crise, sans termes compliqués. Par exemple, Claudia l’a fait ici à l’aide d’un simple tableau, en montrant la courbe, pour expliquer l’importance de se confiner. Non pas à cause du décret, mais parce qu’individuellement, il faut prendre les décisions responsables. Ainsi, Medellín nous a devancé·es sur le point précis de l’usage des technologies, et elle reste une ville plus petite que Bogotá5. C’est une ville qui a été moins exposée et qui a eu plus facile à contenir l’épidémie.

Pouvez-vous m’en dire un peu plus du concept de culture citoyenne qui me parait si important pour vous ?

Pour nous, le changement et la transformation sociale dans tous les sens du terme part de la responsabilité individuelle de chaque habitant·e d’un territoire. Pour autant que chaque habitant·e soit conscient·e du pouvoir qu’il ou elle a, en faisant de bonnes actions citoyennes, en respectant les normes, sans être en permanence menacé·e par la loi ou d’une amende, ou de sanction, on obtient un changement culturel de façon beaucoup plus sure et précise. C’est pour cette raison que nous misons beaucoup sur la pédagogie comme stratégie de sensibilisation citoyenne, via des phrases simples, des vidéos communicatives proches des gens. Par exemple la maire ou les autres maires n’utilisent pas de cravate, ni de blazer, presque jamais. Cela envoie un message clair de proximité aux citoyen·nes. Nous sommes différent·es des autres politicien·nes traditionnel·les, des partis qui ont été tout le temps au pouvoir et qui gardent encore aujourd’hui la présidence. C’est cette proximité, cette manière de communiquer et cette pédagogie qui nous ont beaucoup servi pour sensibiliser les personnes aux thèmes qui nous importent.

D’un autre côté, cela nous a permis de créer de la confiance. La confiance dans le mandataire permet que les citoyen·nes comprennent et « obéissent » pour autant que le terme soit approprié. Quand une personne perd confiance dans sa ou son mandataire local, elle se rebelle, et ça a des effets désastreux dans une démocratie et dans la culture citoyenne en général. Nos maires, et en particulier Claudia López, ont démontré les faits, chiffre à l’appui, en expliquant, en étant à l’écoute et en parcourant les différents quartiers, en expliquant aux gens directement. Cela un créé un changement, un sentiment d’égalité entre les citoyen·nes et les mandataires, mais léguant une responsabilité : tu me conduis, je crois et ai confiance en toi. C’est en cela que nous avons investi, en poussant plus loin la logique de l’éducation volontaire, en expliquant qu’il ne s’agit pas tant d’une loi, que d’une décision individuelle.

J’ai l’impression que les Colombien·nes ont plus l’habitude que les Européen·nes de porter des masques au moment de la saison de la grippe par exemple. C’est quelque chose qui m’a frappée lorsque j’ai vécu en Colombie, c’est vraiment courant dans les transports publics de voir des gens avec des masques, ce qui ne se fait pas tant que ça en Belgique. Pensez-vous que ça a facilité cette pédagogie ?

Oui, cela nous a grandement facilité la pédagogie. Il y a une culture du soin, de la précaution en santé depuis quelques années. Il faut dire que la Colombie a aujourd’hui la particularité d’avoir un système de santé universel. Il n’y a pas un·e colombien·ne qui n’ait droit à accéder au système de santé général, qui n’ait un plan, en ce compris de fourniture de médicaments et de matériel gratuits. Dès lors, même en temps normal, l’accès aux fournitures comme les masques, les gants et même les médicaments est assez aisé. Le problème de la Colombie en matière de santé n’est pas tant l’accès que la qualité. Il va falloir qu’elle s’améliore dans les années à venir et nous y travaillons. En 20 ans, nous sommes passé·es d’une couverture de 27% à une couverture quasi totale de la population, 99,97%. Malgré tout, la politique de santé a permis à beaucoup de personnes défavorisées d’avoir accès à ces éléments au début. Puis, les masques et gants ont été épuisés, car tout le monde est allé en acheter, comme dans tous les pays. Mais aujourd’hui, des entrepreneurs et des hommes d’affaires qui se consacraient à d’autres choses se sont mis à les fabriquer, et on peut à nouveau les trouver. Et culturellement, les gens les utilisent.

Une autre question à vous poser, c’est qu’en Belgique et en France par exemple, mais aussi dans d’autres pays européens, on voit se multiplier dans les journaux les opinions qui appellent à repenser de façon fondamentale notre manière de vivre. Par exemple, en relocalisant la production alimentaire. Existe-t-il ce type de discours aujourd’hui en Colombie ?

Bien sûr, en particulier dans le spectre politique d’où je viens, les organisations qui nous sont proches ont toujours questionné le fonctionnement traditionnel du capitalisme. Nous croyons qu’un système économique de libre-concurrence est nécessaire dans un pays. Nous défendons et nous n’attaquons pas le capitalisme. Mais nous ne voulons pas du capitalisme tel qu’il est aujourd’hui. Comment a-t-il fonctionné ? Il est devenu un système sauvage qui n’a généré que des inégalités profondes. Cela me coûte de le dire, quand on me pose la question, mais la Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires de la planète, alors que c’est un pays riche. C’est le deuxième pays en terme de biodiversité au monde. Ce pays a accès à deux océans, il a une situation géographique privilégiée, bien plus que d’autres pays. Nous avons l’étagement altitudinal, mais nous sommes sur l’équateur6 : on récolte tout au long de l’année. Et malgré tout, nous avons une inégalité gigantesque. La différence entre les riches et les pauvres est violente, sans parler du partage des terres. On vient de terminer un conflit armé de 50 ans qui a laissé des brèches immenses sur lesquelles nous devons travailler aujourd’hui.

En tant que parti, nous nous sommes positionné·es, comme mouvement, et nous avons appuyé de nombreux mouvements spontanés, surtout de jeunes citadin·nes et paysan·nes qui demandent de penser un système plus juste, dans un système capitaliste. Car, je le répète, nous ne croyons pas dans un autre modèle, mais bien en une réforme et une restructuration profonde du système actuel qui permette la redistribution de la richesse et qui parvienne à permettre à chacun·e d’avoir la même possibilité d’accumuler biens et richesses, ce qui n’existe absolument pas en Colombie aujourd’hui. Aujourd’hui, nous avons un système dans lequel tout dépend d’où tu nais, et c’est une preuve que le système a échoué en tant que tel.

Et comment comprenez-vous les causes de cette pandémie ? Y a-t-il des différences d’interprétation entre partis à ce niveau ?

Non, il n’y a pas eu de débat ici. Elle nous a pris par surprise. Nous essayons juste de nous préparer, nous avons très peur de ce qui peut se passer. L’incertitude est à son comble en Colombie, la nervosité est gigantesque et le coup économique et financier que cela implique nous fait trembler, on sent déjà le retard. Nous regardons avec crainte notre voisin équatorien, qui est dans une crise sanitaire sans précédent. Les gens meurent dans leurs maisons et on doit les mettre sur les trottoirs et les incinérer là, car il n’y a personne pour prendre soin des cadavres. Cela nous tient tous dans une telle tension que nous n’avons pas eu le temps, ni la tête, à penser aux causes de ce qui se passe. On travaille simplement tous et toutes à limiter les effets tant économiques que sanitaires.

 

Propos recueillis par Sophie Wustefeld

 

1 Le 11 mai 2020, il y avait 11 613 personnes contaminées, 2825 personnes guéries et 479 décès sur l’ensemble du territoire, pour une population totale de près de 50 millions d’habitant·es. Source : https://www.eltiempo.com/datos/coronavirus-en-colombia-casos-actualizados-y-confirmados-471650

2 Il s’agit d’Ivan Duque, 43 ans, du parti Centre démocratique, de droite néolibérale, le même que l’ancien président Álvaro Uribe. Il aime se comparer à Emmanuel Macron.

3 Entre Ivan Duque et Claudia López, au sujet de la fermeture de l’aéroport.

4 Le Cundinamarca est le département qui entoure la ville de Bogotá.

5 Medellín ne compte « que » 2 millions 200 mille habitant·es.

6 “Pisos térmicos” : il se réfère au fait que le climat d’une région est principalement déterminée par son altitude, du fait de la proximité avec l’équateur et de la présence de la cordière des Andes, et que, d’une certaine façon, toutes les saisons sont représentées sur le territoire, du sommet aux neiges éternelles aux plages caribéennes.

Share This