Du jamais vu ! Un peu partout sur les réseaux sociaux, dans toutes les villes du pays, bourgeonnent des chaînes de solidarité inédites. Tout s’organise de manière spontanée, en quelques heures. Des étudiants de médecine, infirmiers, et même vétérinaires se portent volontaires pour lutter contre la pandémie. Des couturières bénévoles permettent, grâce à leurs masques réutilisables, de pallier les ruptures de stocks à l’échelle internationale. Des artistes se mettent à jouer de la musique pour leurs voisins dans la rue ou leurs followers en ligne. Chaque soir, dès 20h, des quartiers entiers décident d’applaudir en l’honneur du personnel de la santé. Des voisins proposent leur aide pour faire les courses des plus âgés. Les petites annonces gratuites garnissent les ascenseurs des immeubles et foisonnent sur le web. Des jeunes offrent leur aide pour garder les enfants des soignants. Beaucoup d’associations et d’ONGs ayant dû fermer leurs portes, les citoyens sont contraints d’innover malgré les restrictions. Ces initiatives ne répondent à aucun appel venu d’en haut – du Roi, de la Première ministre ou du Centre fédéral de crise. Elles sont encore moins motivées par l’argent. Non, elles ont pour seul et unique but le bien commun. Nous pourrions même les appeler « communs » tout court (« commons » en anglais) à l’instar de ces collectivités qui gèrent des ressources partagées de manière autonome. Ces communs connaissent depuis quelques jours un formidable essor.

Et pourtant, ne nous méprenons pas, nous ne sommes qu’au début d’une crise sanitaire dévastatrice. La pandémie du Covid-19 bouleverse le monde tel que nous le connaissions. Les débats éthiques des médecins urgentistes sur le « tri » qu’il faudra peut-être bientôt exécuter à l’entrée des hôpitaux, sur les vies qu’il faudra peut-être bientôt sauver en priorité, sont profondément tragiques. Jamais nous n’aurions cru qu’au cœur de l’Europe, au 21ème siècle, nous devrions faire face à de tels dilemmes. Et à l’extérieur des hôpitaux, la crise écrase les plus fragiles : les SDF sont plus abandonnés que jamais dans la rue, 170.000 Belges font maintenant face à la pénurie de denrées dans les banques alimentaires, les détenus se retrouvent interdits de visites, les demandeurs d’asile sont refoulés aux frontières en violation de toutes nos valeurs constitutionnelles. Les mesures de confinement limitent les libertés de toute une population. La fin du libre mouvement des biens et des capitaux met l’économie néolibérale à l’arrêt. Tous les spécialistes nous préparent à un cataclysme social, économique et financier d’une brutalité sans précédent.

Qui aurait pu prédire, il y a 10 jours à peine, qu’en fin de compte, nous dépendrions de ces petites mains confinées aux quatre coins du Royaume pour nous protéger du virus ? Ce monde globalisé, ultra-sophistiqué, à la pointe des technologies, nous avait rendu quelque peu arrogants. Nous pensions que « la » solution viendrait automatiquement d’ « en haut », de l’État centralisé (un peu démodé) ou (de plus en plus) du marché. Nous disions même qu’il n’y avait pas d’alternative (le fameux « There is no alternative » de Thatcher). C’était finalement là l’essence du message de la « tragédie des communs » de Garrett Hardin : l’être humain, soi-disant profondément égoïste et avide de consommer sans cesse plus de ressources, viendrait toujours à bout de toute ressource naturelle laissée en commun. Seules la privatisation ou, à défaut, la nationalisation par l’État pourraient éviter leur disparition dans cette concurrence infernale entre individus. Ce mythe sonnait si juste qu’il a prévalu durant des décennies dans tous les modèles de « développement » et de « progrès économique », comme par exemple derrière les plans de privatisation de l’eau dans les pays pauvres. Mais le mythe s’écroule à nouveau aujourd’hui.

Heureusement, nous savions déjà grâce aux travaux d’Elinor Ostrom, première femme à obtenir le prix Nobel d’économie en 2009, que les êtres humains étaient tout à fait capables de s’auto-organiser pour protéger et exploiter les ressources desquelles ils dépendent pour leur survie. Des paysans de l’Angleterre médiévale aux communautés autochtones d’Amérique latine, le monde regorge d’exemples de « communs » où les règles sont définies – non par l’État ou le marché – mais par les gens eux-mêmes. Chez nous, les potagers collectifs, habitats groupés ou coopératives d’énergie renouvelable sont autant d’initiatives bottom-up : ni gérées par le public, ni guidées par l’appât du gain, elles sont créées par et pour des communautés dans une sphère pleinement autonome d’auto-production. Nous savions aussi que ces communs avaient explosé grâce aux logiciels libres, avec ces plate-formes de partage des connaissances comme Wikipédia.

Mais nous ne savions pas encore que, face au Covid-19, l’effondrement des chaînes globalisées d’approvisionnement réveillerait en ricochet autant de chaînes d’entraide au niveau local. « L’homme est capable du meilleur comme du pire, mais c’est vraiment dans le pire qu’il est le meilleur », disait Corbin. Et ce n’est pas juste de la petite débrouille ! Aujourd’hui, produire un masque en tissu localement pour répondre aux besoins locaux des hôpitaux s’avère non seulement louable sur le plan social et environnemental, mais aussi vital. Et ça, admettons-le : nous ne nous y attendions pas. Au contraire, face à la crise, d’aucuns prévoyaient la disparition des particularismes locaux et une prise de pouvoir par le haut, top-down, verticale, voire carrément autoritaire « à la Chinoise », pour lutter plus efficacement contre ce satané virus.

Or, ce que nous vivons actuellement en Europe, avouons-le, c’est plutôt la faillite de la globalisation capitaliste (nous sommes en rupture de stock de masques justement parce que nous ne les produisons plus ici depuis belle lurette), l’estompement de l’Europe ultra-libérale (pensez à la suspension des règles de discipline budgétaire de l’Union européenne), l’étouffement des services publics, à commencer évidemment par les soins de santé (eux-mêmes asphyxiés par des années d’austérité et de déni des acteurs-rices de première ligne comme les généralistes). Mais parmi les ruines du monde tel que nous le connaissions jusqu’il y a encore 10 jours, il apparaît tout de même une petite lueur d’espoir : le réveil spectaculaire des communs. Il n’y a pas « une » recette, mais une multitude de cas particuliers de pratiques collectives adaptées aux réalités locales qui émergent « par le bas », pour aider les plus vulnérables. Et ces initiatives d’entraide forcent le respect et l’admiration, puisqu’elles remettent la santé et l’action sociale sur un piédestal, alors que ces secteurs étaient précisément maltraités depuis des années.

Il ne s’agit pas d’ignorer la contagion qui tue par milliers, ou de romantiser le confinement qui écrase les plus faibles, mais de porter un regard lucide sur le bouleversement de nos manières de produire et de consommer qui s’avèrent, par la force des choses, dépassées. Il ne s’agit pas non plus de prétendre que les communs peuvent remplacer le marché ou l’État, mais d’admettre plus humblement que ces nouveaux liens de solidarité et d’autonomie à l’échelon local refondent une société plus juste et plus verte… et au final, peuvent nous sauver. Et si le fameux « plan de redéploiement » d’après la crise passait, en fait, par les communs ? Des intellectuel-le-s tels Silke Helfrich, Silvia Federici, Pierre Dardot, Christian Laval, pointaient déjà « le » commun comme « la révolution au XXIe siècle ». En Belgique, Gand est devenue le phare des « commoners » avec plus de 500 initiatives communes urbaines. Il faut bien admettre qu’en à peine quelques jours, le pays tout entier, même confiné, connaît une contre-offensive citoyenne, locale, décentralisée, désintéressée, solidaire, conviviale et participative absolument inouïe.

Il est donc possible, et même désormais impératif, de rebondir en s’inspirant de ce nouveau modèle collaboratif. Le défi aujourd’hui, c’est de changer radicalement de cap, de délaisser les pratiques mortifères du passé et de nourrir les communs nés de la crise. Les incendies des derniers mois ont détruit 20 % des forêts en Australie. À l’autre bout du monde, la déforestation en Amazonie a presque doublé l’année passée. Nous avons franchi toutes les limites de la viabilité sur Terre. Nous sommes arrivés à bout d’un modèle économique extractiviste, qui épuise les écosystèmes mais aussi les êtres humains comme de vulgaires outils de production pour alimenter la machine économique. Selon l’OMS (l’agence onusienne la plus notoire du moment), la dépression est d’ailleurs devenue la première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde et ce, alors que nous n’avons jamais atteint pareil niveau de richesses. Quel paradoxe !

Et si nous décidions collectivement de redescendre sur terre un instant, et de prendre conscience de nos liens d’interdépendance d’abord entre nous, mais aussi avec notre planète ? Et si la solution résidait dans la diversité des communs qui bourgeonnent un peu partout malgré la crise sanitaire ? Nous sommes la dernière génération à pouvoir changer la donne. Saisissons cette crise hors normes comme une opportunité pour construire sur les communs l’« après autrement ».

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