Christine Frison vous êtes Docteure en Droit international, professeure à l’UAntwerp et à l’ULB, ainsi que chercheuse du FNRS et du FWO. Comme spécialiste en droit international de l’environnement et du développement durable, qu’est ce qui est le plus marquant pour vous dans la crise Covid-19 actuelle? Qu’y a-t-il de frappant pour votre domaine d’expertise ?

Ce qui est frappant, c’est de voir les différences de gestion et de collaboration entre États dans la crise. Avec la crise Covid, les États parviennent à agir dans l’urgence de façon plus ou moins coordonnée. Par contre, au niveau de l’Union européenne il y a un vide, on ne sait pas ce qui s’y passe et on n’en entend pas parler. C’est assez interpellant de voir que l’Union européenne, cette institution extrêmement importante, est si discrète dans cette crise, alors que, par ailleurs, les États parviennent à prendre des mesures extrêmement radicales sur des laps de temps très courts. Les États ont compris qu’on était face à une urgence et qu’il fallait agir.

En miroir de ça, pour la gestion de l’environnement au niveau international, on a des collaborations et des coordinations extrêmement fréquentes : il y a toutes les conférences des parties, les fameuses COPs, des conférences climat, des conférences biodiversité, des conférences océans qui se réunissent très régulièrement, etc. Les États y discutent, mais pour arriver à très peu d’actions concrètes.

Est-ce que ces COPs et ces différents rencontres internationales en matières environnementales se sont réunies autour de la crise ? Est-ce que la crise a permis une certaine collaboration entre ces instances internationales jusqu’ici ?

Alors au niveau scientifique, oui. Au niveau de négociations interétatiques, mondiales, à ma connaissance, non. Il y a des réunions qui se font au niveau de l’OMS. Mais il s’agit plutôt d’un suivi scientifique que de négocier un nouveau traité international sur la gestion des pandémies, par exemple.
Mais entre scientifiques, il y a des collaborations pour favoriser l’échange d’informations sur le virus, sur les recherches en cours, les résultats etc.

Donc il y a plus de solidarité entre les scientifiques des différents États, qu’entre les gouvernements de ces mêmes États dans la gestion de la crise ou dans l’apprentissage et la récolte d’informations.

En tout cas, du côté des scientifiques, il y a une très claire prise de conscience ou compréhension de la nécessité de cette collaboration. Elle est impérative, en fait, parce que chacun·e de son côté, on est démuni·es. On a besoin les un·es des autres. C’est l’extrême interdépendance qui est frappante. On voit que certains acteurs de la société agissent par rapport à cette nécessaire interdépendance, que ce soit des citoyens, des initiatives d’entraide, etc. parce qu’on est vraiment face à une urgence claire, explicite, qui nous touche. Or, l’urgence environnementale, climatique, de biodiversité, elle est tout aussi grave. Et là, pour cette autre urgence qui nous menace, les États ne prennent pas du tout les mesures nécessaires. Si on devait faire le décompte des morts liés au changement climatique et à la perte de la biodiversité, je pense qu’on dépasserait largement le nombre de morts de la crise Covid. Mais comme la crise environnementale nous touche moins directement et concrètement, en tout cas, nous, pays riches, on la prend avec beaucoup plus de légèreté.

Des scientifiques parlent également du COVID-19 comme d’une « zoonose », une maladie issue de contacts anormaux entre animaux et humains, à la suite par exemple de déforestation massive. Le droit international de l’environnement permettrait-il d’intervenir pour prévenir ou sanctionner l’émergence de telles zoonoses ?

Il faudrait déjà commencer par appliquer les obligations qui existent déjà, issues des nombreuses conférences climat et des conférences sur la biodiversité. Il existe déjà des obligations en matière de conservation de l’environnement, mais qui ne sont pas respectées parce qu’il n’y a pas de n’y a pas d’outils de contrôle, d’une part, et qu’il n’y a pas de sanction non plus, d’autre part. Ça n’existe pas vraiment en droit international de l’environnement. Nous avons un corpus d’instruments internationaux assez dense en réalité, mais qui est extrêmement peu contraignant et donc très peu appliqué. Il y a vraiment deux poids, deux mesures.

Avant d’évoquer ce « deux poids deux mesures, » pourriez-vous me citer les traités ou les conventions clés ?

Par exemple, si on commence à parler de destruction de la biodiversité, il y a la Convention sur la diversité biologique des Nations unies, qui date de1992 déjà, et qui regroupe 196 États-parties. C’est un instrument global, qui met en place des obligations de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité. Donc, normalement, les États ne peuvent pas détruire la biodiversité en mettant à mal son utilisation durable dans le temps. C’est-à-dire qu’on ne devrait pouvoir utiliser notre environnement que de façon à ne pas le détruire au point de mettre en péril l’utilisation de la biodiversité par les générations futures. Et ça, aujourd’hui, avec la déforestation que vous évoquiez, il est clair que ce n’est pas le cas.

Du coup, qu’entendiez-vous par le deux poids deux mesures ?

Je voulais dire par là, que contrairement aux matières environnementales, en matière de commerce, les traités internationaux sont dotés d’outils contraignants. Il y a pléthore d’instruments internationaux, régionaux et bilatéraux en matière de commerce qui sont relativement bien appliqués (avec des sanctions commerciales ou financières à la clé en cas de non-respect). En droit international, la règle c’est qu’un traité ne prévaut pas sur un autre traité. Donc, en théorie, on ne peut pas dire que tel traité en matière de commerce prévaut sur tel traité en matière environnementale. Le problème, en matière de conservation de la biodiversité, par exemple, c’est qu’il n’y a pas de contrôle du respect des obligations, ni de sanction en cas de non-respect. Autrement dit, les outils qu’on va mettre en place pour appliquer ces deux types de conventions (commerciales ou environnementales) vont être différents. Et c’est là où il y a deux poids, deux mesures. En matière de commerce et de marché, les outils sont extrêmement complexes, il existe des Cours d’arbitrage qui vont permettre à des entreprises multinationales d’assigner un État devant une Cour, par exemple, si l’une d’entre elles estime qu’un accord bilatéral n’a pas été respecté. Donc, en matière de commerce international, il y a bien des outils qui permettent un contrôle et une application effective des obligations liées aux traités.

Ce type d’outil n’existe pas, ou très peu, en matière d’environnement. Dès lors, même si en principe, il n’y a pas de différence de poids entre une obligation qui découle d’un traité international commercial et une obligation qui découle d’un traité international environnemental, dans la réalité, il y a bien deux poids, deux mesures. Ces obligations n’ont pas la même force juridique dans leur application.

Revenons sur une note peut être un peu plus positive. Vos travaux montrent à la fois les entraves à la protection de l’environnement  agricole par les États et les opportunités qui existent lorsque des populations locales prennent soin de leurs propres ressources naturelles. Or, il y a maintenant des craintes de crises alimentaires. Pensez-vous que de telles initiatives locales pourraient être mises en place pour gérer, par exemple, l’alimentation en ville? Est-ce que l’exemple de la ville de Détroit pourrait être inspirant pour des villes en Belgique(1), sachant que Detroit, c’est un désert industriel qui est en train de se reconvertir, avec déjà plus de 1400 fermes urbaines et qui devient par la même occasion en refuge pour la biodiversité?

Moi, j’en suis convaincue. L’exemple de Detroit, c’est vraiment un très bel exemple, mais en Belgique aussi on a plein d’exemples d’initiatives citoyennes locales qui se mettent en place, pour reconquérir un peu de souveraineté alimentaire. Alors, bien sûr, il sera compliqué de produire l’ensemble de notre nourriture en Belgique. On a une géographie et un climat qui sont ce qu’ils sont et dont on doit tenir compte.

“Je pense que les gens ont beaucoup plus de pouvoir entre les mains qu’ils ne l’imaginent”

Bref, il ne s’agit pas de promouvoir une autarcie à 100% et de se détacher complètement du modèle existant. Ça, je pense qu’à court et moyen terme, ce n’est absolument pas réaliste. Par contre, je pense que les gens ont beaucoup plus de pouvoir entre les mains qu’ils ne l’imaginent. Ces initiatives citoyennes de développement de fermes urbaines ou périurbaines permettent de se tourner de nouveau vers les circuits courts, vers une production locale pour ce qui peut être produit localement, etc. Je pense qu’il y a vraiment un énorme potentiel et qu’en Belgique on est déjà en marche vers cette transition.

Est-ce qu’il y a des guides en termes de droit international par rapport à ce genre d’initiative ?

Sur ce qui se passe au niveau du territoire belge, non. Là où il peut y avoir peut être des frictions, je dirais, ce serait avec la politique agricole commune de l’Union européenne (PAC), qui est elle-même imbriquée dans le système de commerce international et de production agricole internationale.
Dans le cadre de la PAC, il est clair qu’énormément d’outils, d’instruments, qui sont mis en place sont là pour soutenir un certain modèle agricole industriel.

Or, les initiatives de reterritorialisation de notre production agricole ne s’inscrivent pas dans cette logique-là. De ce fait, il y a là une tension : les aides, elles, sont attribuées à un entrepreneuriat de type agroindustriel à grande échelle, basé sur des intrants chimiques, etc ; alors qu’à mon sens, l’Union européenne et ses États membres devraient plutôt diriger les aides vers des initiatives de reterritorialisation de la production agricole. Mais encore une fois, ce n’est pas un appel à l’autarcie. Ces initiatives-là, elles vont fonctionner en restant profondément ancrées dans ce réseau d’interdépendances. C’est juste que les échelles sur lesquelles ces réseaux vont interagir seront différentes. Aujourd’hui, l’ensemble de notre production agricole repose sur le niveau globalisé, à l’échelle planétaire. En fait, il faut pouvoir recréer les autres échelons (régional, national et local) et leur redonner un espace de développement pour recréer l’autonomie alimentaire des Etats et des régions. Notre autonomie va dépendre de ces différents échelons d’interdépendance.

Vu le lien qui semble apparaître ou devenir plus évident, entre biodiversité, santé et sécurité alimentaire, pensez-vous que la crise actuelle pourrait être une occasion de mieux appliquer le traité FAO sur les semences qui a été signé en 2001? Car il est, en fait, au cœur des enjeux à la fois sanitaire pour la planète et de santé pour les êtres humains.

Le problème, c’est que le traité sur les semences règlemente la conservation et l’utilisation durable des semences, mais pour la recherche, pour la sélection végétale, etc. il n’y a pas de lien explicite avec tout ce qui est santé, par exemple. On mentionne la malnutrition dans le préambule mais c’est le seul lien établi avec la santé, alors que ce lien est essentiel. Ce traité des semences, en tout cas en Union européenne, ne pose pas tellement de problèmes dans sa mise en œuvre. Les États respectent le système multilatéral, mécanisme d’accès aux semences visé par ce traité. Le problème que pose ce traité se situe ailleurs : son système de financement est basé sur la marchandisation des semences. De ce fait, les grosses entreprises multinationales des semences évitent d’utiliser les semences du traité pour ne pas devoir payer. Et donc, on se retrouve avec un traité qui ne récolte pas l’argent dont il a besoin pour pouvoir mettre en place les projets de conservation de l’agro-biodiversité dans les pays en développement.

Dans les pays en développement uniquement ? Donc c’est un traité qui ne vise pas l’Europe en fait ?

Si cela vise aussi l’Europe. Simplement, il est décidé que l’argent qui est récolté dans le fonds dédié, l’argent récolté dans de le cadre du traité, est utilisés principalement pour aider les pays en développement à mettre en place des mesures de conservation. Ce qui sous-entend que nous, l’Union européenne, nous avons les moyens de le faire nous-mêmes. Mais le traité en lui-même fonctionne pour les 146 États membres, dont tous les États de l’Union européenne. Malheureusement, lors de la dernière réunion de l’organe directeur issu de ce traité, il y a eu un énorme blocage dû à des désaccords sur l’extraction et l’utilisation des données séquencées des semences (tout ce qui est data génomique). Donc, depuis, c’est le statu quo. On doit attendre la prochaine réunion de l’organe directeur, en novembre 2021, pour pouvoir avancer. Ceci dit, le système qui a été mis en place en 2001-2004 continue de fonctionner entre temps. Simplement, ce traité ne récolte pas l’argent dont il a besoin pour mettre en place des projets de conservation dans les pays en développement. C’est là que se situe sa grande faiblesse.

Mais vous évoquiez le rapport de ces traités avec la santé et la souveraineté alimentaire, ce qui est effectivement essentiel. On le voit dans tous les instruments en droit international : droit de l’environnement, de la santé, du commerce, ce sont énormément d’instruments éparses qui vont répondre à un moment donné à une problématique très spécifique. Alors, on va éventuellement faire référence dans le préambule d’un traité à telle ou telle autre convention qui existe, pour poser les limites du nouveau traité et assurer la bonne entente d’un traité à l’autre. Mais en réalité, il n’y a pas réellement d’entente : il n’y a aucun échange dans la mise en oeuvre des différents traités. Ce traité sur les semences est au coeur de l’alimentation, et on voit avec la crise Covid, que l’alimentation est au cœur de la santé.

L’alimentation est la première chose que les gens peuvent contrôler pour leur permettre de construire leur immunité et faire face à ce virus.

Même dans la manière dont c’est abordé dans les médias, par exemple, on entend très peu parler d’alimentation. Or, l’alimentation est la première chose que les gens peuvent contrôler pour leur permettre de construire leur immunité et faire face à ce virus. Mais ça, on n’en parle pas. On nous parle des gels hydro-alcooliques, des masques, ce qui est très bien.

Toutefois, on ne donne pas aux gens les informations qui vont leur permettre de se renforcer eux-mêmes, d’abord directement, dans leurs corps, en développant leur immunité avec une alimentation qui va être saine, qui va être locale, qui va être exempte de pesticides. On n’explique pas ce que sont les nutriments, vitamines, oligo-éléments, etc., qui sont essentiels pour que le corps humain ait une immunité forte et pouvoir résister à ce virus. Cet absence, ce silence, me sidère.

Peut-être que celles et ceux qui sont asymptomatiques le sont parce qu’ils ont une bonne immunité, ont une bonne hygiène de vie en général et qu’ils mangent correctement. On n’en sait rien. Mais je pense que l’alimentation est essentielle dans cette crise, et qu’on devrait expliquer aux gens ces éléments-là, et leur donner les moyens de s’alimenter correctement. C’est comme cela aussi qu’on va pouvoir renforcer l’immunité collective, les défenses sanitaires de l’ensemble de la population.

Peut-être vous anticipez-là ma dernière question, mais je vous la pose tout de même : Quelle mesure préconiseriez-vous, depuis vous champs d’expertise, s’il n’en fallait qu’une seule, pour que la sortie de crise ne soit pas un retour au « business as usual » agroalimentaire ?

Dans la collecte d’avis par les 123 académiques qui ont rédigé la Carta Academica2, j’ai co-écrit avec Julie Hermesse et avec Barbara Van Dijk d’autres collaborateur.rices reconnus une note qui résume la situation en matière d’agriculture et d’alimentation par rapport à la crise Covid. On y propose une série de mesures à court et moyen termes.

La toute première mesure que l’on demande, c’est de mettre en place une task force nationale qui implique tous les acteurs de la production agricole et alimentaire en Belgique. Pas juste les industries, pas juste les scientifiques, de leur côté, mais qui va inclure les pépiniéristes, les fabricants de semences, les GASAP, les mangeurs,… Je pense qu’il faut vraiment mettre autour de la table l’ensemble de ces acteurs et qu’on discute ensemble vers où on veut aller. Dans cette note, on propose toute une liste d’actions extrêmement concrètes à mettre en place tout de suite. Et là, notamment, pour les maraichers qui sont en difficulté, par manque de main d’œuvre, parce qu’ils font face à une demande subite beaucoup plus importante (et c’est heureux que cela soit le cas) car les gens, se tournent vers une alimentation plus locale, mais les maraîchers ont aussi des difficultés à y répondre par manque de personnel. Ce manque de personnel risque également de mener à la destruction ou au gaspillage de certaines récoltes comme les asperges et les fraises qui ne seront pas récoltées faute de main d’œuvre ou qui seront détruites car les canaux d’exportations habituels sont bloqués (c’est le cas de la pomme-de-terre en ce moment en Belgique).

Il y a des mesures extrêmement urgentes à mettre en place. Et l’on demande aussi de revaloriser le métier de paysan, d’agriculteur. C’est un métier dur et il faudrait le valoriser à sa juste mesure, c’est-à-dire reconnaitre qu’ils et elles sont indispensables pour notre vie-même, qu’ils et elles nous permettent de nous nourrir. Je pense qu’il y aurait là un potentiel économique aussi, un potentiel de création d’emplois qui ne pourraient pas être délocalisés, produits en Belgique et si possible avec des méthodes non agressives pour l’environnement, et donc bonne pour la santé de la planète et des gens. Donc, je pense qu’on serait tous gagnants

Mais pour cela, il faut pouvoir soutenir ces initiatives-là. Il faut soutenir la création de ces nouveaux réseaux, de cette nouvelle chaine de production et de consommation. Pour le moment ce n’est pas le cas. Il est tout de même très étonnant que les supermarchés soient ouverts, mais pas les petits marchés agricoles. C’est énigmatique, d’autant qu’un petit marché est à ciel ouvert, aéré. Cela me parait moins à risque qu’un supermarché, cet espace fermé qui draine énormément de passage…

Il y a encore beaucoup à réfléchir et mettre en place pour soutenir ces nouveaux circuits émergeant qui permettront de reterritorialiser notre production agricole et notre alimentation, et augmenter notre autonomie, notre capital santé – à la fois par ce qu’on mange et parce qu’une économie plus résiliente renforce la santé physique et mentale des travailleurs.

Propos recueillis par Sophie Wustefeld

1 Voir https://www.traxmag.com/detroit-ruinee-la-ville-de-la-techno-revit-grace-a-lagriculture-urbaine/?fbclid=IwAR12a2q8xKnjB2hJPPlJetol7IJ9EAomp-5kzQsPEd_p8IrBNqEzpPyN_Q8
2 https://07323a85-0336-4ddc-87e4-29e3b506f20c.filesusr.com/ugd/3cbdf6_f9ef1e533ce54fd4844a76a805aa084e.pdf et le site de Carta Academica : https://www.cartaacademica.org/post-covid

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