Par Lionel Thelen, Docteur en Sciences Politiques et Sociales –
Chercheur associé à Etopia & Chercheur associé au Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis.

Changer la donne sociale. Mieux comprendre les personnes en grande précarité afin de leur donner non pas une liberté formelle mais une liberté réelle des choix de vie.

Résumé

Cet article découle d’un séminaire Etopia intitulé : « Sensibiliser les publics précarisés aux problématiques de l’écologie politique et/ou sensibiliser les mandataires et militants ECOLO aux singularités des publics précarisés…? » ayant eu lieu en novembre 2007.
L’exorde de ce séminaire était la suivante :
« Les personnes précarisées se sentent souvent moins concernées par les problématiques environnementales, parce qu’elles ont d’autres urgences et parce qu’elles considèrent que c’est à ceux qui consomment le plus de prendre leurs responsabilités. Une fatalité ?
Dans l’autre sens, le parti ECOLO recrute peu de membres parmi cette catégorie de la population, qui a par conséquent du mal à y faire entendre ses spécificités. Comment l’écologie politique et les personnes précaires peuvent-elles se rencontrer et se comprendre? »
Deux thématiques pour une seule intervention donc. Nous essaierons, en ces lignes, de nous centrer sur la première sachant que la seconde doit faire l’objet d’un débat soutenu au sein de forums réunis à cet effet.
Cet article visera donc à expliciter plus avant les singularités inhérentes à la vie en grande précarité afin de donner les outils à tout un chacun pour appréhender une réalité plurielle et d’autant plus complexe que la plupart d’entre nous proviennent de couches de la population relativement préservées des traits repris ci-après. Il doit être évident aux yeux de tous que chaque individu plongé dans la grande précarité est unique et que les singularités en question ne sont que les plus petits communs dénominateurs d’une galaxie de situations intrinsèquement différentes les unes des autres.
A partir des singularités mises au jour, il sera montré que les politiques sociales actuelles se révèlent inadaptées à prendre en compte les demandes et besoins émanant des membres les plus fragilisés du corps social. Pour combattre cette tendance, il s’agit avant tout de restaurer un rapport de confiance entre usagers et institutions, rapport bien mis à mal par l’optique du « tout à l’emploi » et du contrôle généralisé tels que développés ces dernières années.
Dans ce but, des propositions se basant sur une opérationnalisation de la théorie des capabilités de Sen apportent, en conclusion, une note résolument positive et ce, afin de changer la donne sociale actuelle de la plus constructive des manières.

Table des matières

1. Introduction
2. La restriction du champ des possibles
“S’interdire de”
Sommes-nous tous susceptibles de devenir des personnes précarisées ?
“Il faut être fort et heureux pour aider les gens dans le malheur”
3. L’habitus originaire : un espace potentiel appauvri, une créativité restreinte
La capacité de « se prendre au jeu »
Un rapport au monde sur le mode de la défiance
4. La perception du temps chez la personne précarisée
Le règne de l’immédiateté et de la monotonie
Les hommes sans à-venir
5.Les préférences adaptatives
La « précaritude » : un univers extrêmement contraignant
6. Activation, urgence & médicalisation
« L’activation» : On ne peut changer la société… Changeons le pauvre !
La difficulté des « politiques » à comprendre les plus démunis
Un travailleur de plus = un bénéficiaire de moins
Le passage du social au psychologique
La violence institutionnelle
L’urgence
La médicalisation à outrance
Toute résistance devient preuve supplémentaire de pathologie
7. Changeons la donne : c’est à la structure qu’il faut s’attaquer
La théorie des capabilités
La méthode I.O.D. : « L’intervention sur l’offre et la demande »
8. Entre l’usager précarisé et le fonctionnaire : le tiers-intervenant
Gagner leur confiance
Créer des liens personnalisés
L’aide sans le contrôle
Conclusion
Bibliographie

1. Introduction

Beaucoup se font une idée erronée de ce que peut représenter la pauvreté pour ceux qui la vivent. Simplement parce que nous sommes tous et toutes victimes de sociocentrisme, id est que nous apprécions toute situation vécue par autrui avec un point de vue biaisé : le nôtre. Ainsi, nous projetons, sur les personnes et situations qui nous sont rapportées par les médias, notre propre manière de fonctionner, nos propres schèmes de perception et, par-là, nos propres jugements. Certains vont blâmer les « pauvres », seront tentés de les « secouer », de les « activer » ; d’autres vont les idéaliser, mettre en exergue la frugalité de leur vie, leur tempérance, leur « capacité à se débrouiller avec trois bouts de ficelle », etc. Tous seront – à des degrés divers – loin de la réalité vécue par les personnes dont ils parlent.
Bien sûr, il est capital de préciser qu’il y a une infinité de pauvretés différentes, ne serait-ce qu’en raison du fait que tous la vivent et la ressentent de façon différenciée. Le chercheur est tout autant incapable de rendre compte de cette diversité que le tout venant. Toutefois, pour reprendre les termes de Goffman, ce qui importe – pour comprendre un phénomène social tel que la pauvreté – c’est de prendre en considération « non pas les hommes et leurs moments mais plutôt les moments et leurs hommes » (Goffman, 1974, 8). Phrase pouvant apparaître sibylline, elle permet pourtant de recentrer le débat :
Ce qui est réellement important, au premier chef, c’est moins de comprendre la façon dont les individus interprètent leur situation que de comprendre la logique qui sous-tend la majorité de leurs actions. Cette dernière dépend étroitement des contraintes que fait peser sur les personnes ‘en pauvreté’ l’environnement social, culturel et économique au sein duquel elles évoluent en permanence. On peut dès lors réécrire la phrase de Goffman comme suit : ce qui importe c’est de comprendre moins la manière dont les individus appréhendent et justifient leur manière de vivre que, plutôt, la manière dont leur contexte de vie les contraint et, de la sorte, les façonne, le plus souvent, à leur insu.
Ce qui est donc primordial pour le chercheur en sciences sociales, c’est de déconstruire les mécanismes de coercition explicites mais, surtout, implicites qui, rapidement vont renforcer une situation de pauvreté qui ne peut être, au départ, qu’accidentelle et ponctuelle et ce, pour en faire un véritable mode de vie, un « métier de pauvre » qui, imprégnant toutes les dimensions de la vie sociale de l’individu, devient structurel et donc pérenne.
Trop fréquemment, pourtant, pour comprendre et venir en aide aux populations défavorisées, on continue à ne prêter attention qu’à des indicateurs extérieurs (revenu, accès à des allocations/bénéfices sociaux,…) ou au seul discours tenu soit par les travailleurs sociaux soit par les usagers, les personnes précarisées elles-mêmes. Tous ces apports sont capitaux et les négliger serait erroné mais ils ne suffisent pas. Les phénomènes de pauvreté, de précarité, de désaffiliation, de disqualification sociale – pour reprendre quelques-uns des termes usités en sciences sociales ces 15 dernières années – sont pluriels et ne peuvent être assimilés que par une approche écologique, c’est-à-dire holistique, qui tente de prendre en compte le plus d’éléments possibles en vue d’en tirer une image puis un diagnostic d’ensemble. Dans ce sens, ne faire attention qu’à l’explicite, c’est laisser dans l’ombre des (et rester dans l’ignorance de) pans entiers des constituants majeurs du quotidien d’une personne précarisée.
Au cours de ces lignes, nous parlerons de personnes pauvres, sans-abri, précarisées au travail ou sans, de personnes en grande détresse sociale, etc. Cela pour illustrer la variété de situations vécues aux marges les plus défavorisées de nos sociétés. L’article vise à montrer ce qui lie toutes ces situations et il sera donc demandé au lecteur de considérer les différentes appellations usitées, moins comme des synonymes (ce qu’elles ne sont pas bien sûr) que comme les différentes facettes d’une réalité vécue au quotidien dans l’extrême contrainte, où les marges de manœuvre individuelles sont réduites et où le mot « autonomie » apparaît des plus vain.
Cet article s’appuie sur plus de 10 années de recherche menées avec des populations précarisées sinon extrêmement précarisées (sans-abri, sans-papiers, personnes vivant dans des bidonvilles ou des squats, …) dans 5 pays différents : Belgique, Brésil, France, Portugal et Suisse. Alternant entretiens semi-dirigés avec différents acteurs du monde associatif, avec les personnes défavorisées elles-mêmes ainsi qu’avec des fonctionnaires d’institutions d’aide sociale, des observations participantes avec les usagers ou tant que personne sans-abri moi-même, en servant comme bénévole ou stagiaire dans différentes institutions d’assistance voire en recueillant des histoires de vie, il a été tenté de donner justement une compréhension globale des phénomènes précités. C’est donc sur plusieurs années de terrains et près de 150 entretiens et histoires de vie que s’appuient ces quelques pages. Pour plus de détails, ne pas hésiter à se référer à l’ouvrage qui a été tiré de ces recherches : « L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs » paru aux Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis en 2006.
Partant de l’idée que la précarité, pour ceux qui la subissent, se caractérise avant tout par :

La restriction du champ des possibles
Nous passerons en revue les points suivants afin d’expliciter le pourquoi de ce rétrécissement :

L’habitus originaire : un espace potentiel appauvri et une créativité restreinte

La perception du temps chez la personne précarisée ;

Les préférences adaptatives
Nous essaierons ensuite de percevoir les traits saillants des politiques sociales généralement de mise à l’heure actuelle, à l’heure où il est vu comme primordial d’activer tous les sans-emploi, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de les réinsérer sur le marché du travail :

Urgence, activation & médicalisation : « On ne peut changer la société… Changeons le pauvre ! »
Enfin, en vue de donner des alternatives plausibles prenant en compte les points énumérés ci-avant, nous mettrons en exergue les stratégies suivantes, bien connues et théorisées pour les deux premières, tout aussi connue des travailleurs sociaux mais non encore réellement formalisée pour la troisième :

C’est à la structure qu’il faut s’attaquer : Théorie des capabilités et Méthode I.O.D.

Une interface entre l’usager précarisé et le fonctionnaire en charge de l’aide sociale : le tiers-intervenant

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