Habiter le monde en terrestre, déconstruire cette légère (?) supériorité que nous avons ingérée au biberon et nous sentir en “résonnance” comme le dit si bien Hartmut Rosa, comprendre notre écodépendance qui nous invite à protéger autant qu’à nous sentir relié.e.s. Le travail que Bruno Latour a partagé, tout spécialement ces dix dernières années, est tout simplement vital pour comprendre ce qui nous arrive et nous mettre en mouvement.

Bruno Latour

Bruno Latour (cc) G.Garitan

 

“On ne comprend rien au vide de la politique actuelle si l’on ne mesure pas à quel point la situation est sans précédent.” expliquait Bruno Latour, s’étonnant du contraste vertigineux entre le calme avec lequel nous continuons à mener nos vies et ce qui nous arrive collectivement. Mais, « même si on n’a pas le temps, on doit le prendre »: le temps pour comprendre ce qui nous arrive, à nous, terrestres sur notre unique planète, sur cette zone critique, la seule dont l’espèce humaine dispose. Celle-là même sur laquelle nous devons « atterrir » en y garantissant les conditions d’habitabilité « pour nous et pour nos enfants ».

« La nature n’est pas une victime à protéger, elle est ce qui nous possède »

Philosophe, anthropologue des Sciences, Bruno Latour se fait connaître en observant les scientifiques, en étudiant comment se construit le savoir dans une interdépendance entre les chercheurs, leurs objets et outils de recherche. Devenu un des penseurs français les plus connus et débattus dans le monde, il renouvelle la pensée écologique en plaidant pour le retour des « non-humains » en politique et en déconstruisant une pensée qui sépare nature et culture. « La nature n’est pas une victime à protéger, elle est ce qui nous possède » écrivait-il ainsi, en nous invitant à ne pas penser que les humains puissent agir de « l’extérieur » sur une nature dont ils seraient séparés.

Probablement l’un des intellectuels français de sa génération qui a le mieux négocié le tournant de l’écologie, Bruno Latour est devenu le penseur le plus influent sur ses liens avec le politique. Par exemple dans « Où atterrir ? », où Latour affirme que le dérèglement climatique pousse une partie de la classe dirigeante à considérer qu’il n’y a pas place pour tout le monde sur la Terre et qu’il ne s’agit plus, pour elle, de « prospérer ensemble », mais de faire sécession et de « se mettre à l’abri hors du monde ». C’est ce qui l’amène à s’intéresser à l’émergence d’une nouvelle « classe écologique » indispensable pour structurer le débat politique du XXIème siècle.

“Nous, les Terrestres” versus les “hors-sol”

Mais Bruno Latour, c’est aussi une manière singulière de penser le monde. Il ne cessait par exemple d’entrecroiser art, pensée et politique. On soulignera ses efforts de vulgarisation, ces dernières années, dans ses conférences, comme commissaire d’exposition… Ce fût aussi singulièrement le cas dans ses derniers écrits (1).

Latour nous a invité à penser plus large et plus profond, à embrasser aussi les enjeux fondamentaux de notre temps. Ses interpellations constructives, ses propositions pour lire notre époque, qu’il nomme “le nouvel âge climatique”, ses efforts pour ramasser sa pensée en des formulations stimulantes et éclairantes (“Nous, les Terrestres” versus les “hors-sol”… ) et ses propositions méthodologiques (ateliers d’auto-description des territoires…), notamment, continueront à nous inspirer, conceptuellement et pratiquement.

Chacun.e d’entre nous « commence à sentir le sol se dérober sous ses pieds », évoquait-il : « Nous sommes tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper ». Doit-on continuer à « nourrir des rêves d’escapades » ou « atterrir » ? Et comment ?

Comment ? Bruno Latour pensait toujours avec des amis et traversant les frontières, démontrant que l’aventure intellectuelle est une aventure collective et joyeuse. Cela aussi, c’est une invitation.

Claudine Drion, Patrick Dupriez, co-présidents d’Etopia

(1) « Où atterrir? Comment s’orienter en politique » (2017) – « Où suis-je? Leçons du confinement à l’usage des terrestres » (2021) – « Mémo sur la nouvelle classe écologique » (2022, avec Nikolaj Schulz)

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