Attention aux faux amis !

Là où les biens communs mondiaux sont sur les lèvres de tous les acteurs de la transition écologique et de l’économie du partage, les biens publics mondiaux représentent de plus en plus aux yeux des altermondialistes un « nouveau gadget du néolibéralisme ». Cette analyse explique pourquoi ces deux notions – à première vue si semblables – s’affrontent.

Introduction

En 1999, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) publiait un ouvrage majeur sur les « biens publics mondiaux » (global public goods) censé révolutionner notre manière de concevoir la coopération internationale et l’aide au développement dans le contexte de la mondialisation. Mais depuis quelques années, les voix s’élèvent contre ce nouveau concept. Certains l’opposent aujourd’hui au phénomène des « biens communs mondiaux » (global commons).[ Voy. par exemple, J. Ballet, « Propriété, biens publics mondiaux, bien(s) commun(s): Une lecture des concepts économiques », Développement durable et territoires, nr. 10, mars 2008, para. 67; F. Lille et J. Cossart, « Les biens publics mondiaux », ATTAC, Juin 2008 ; J. Quilligan, « Why distinguish common goods from public goods », in D. Bollier et S. Helfrich (eds.), The Wealth of the Commons: A World Beyond Market & State, The Commons Strategy Group, [http://wealthofthecommons.org/.

]] Cette analyse tente de faire la lumière sur la distinction politique et idéologique entre deux notions du vocable politique international certes encore très floues et multiformes, mais néanmoins concurrentes.

Les biens publics mondiaux

Le concept de bien public mondial trouve son origine dans une série de trois livres publiés en 1999,[[ I. Kaul, I. Grunberg et M. A. Stern (eds.), Global Public Goods: International Cooperation in the 21st Century, New York/Oxford, Oxford University Press, 1999, 546 p.

]] 2003,[[ I. Kaul, P. Conceição, K. Le Goulven et R. U. Mendoza (eds.), Providing Global Public Goods : Managing Globalization, New York/Oxford, Oxford University Press, 2003, 672 p.

]] et 2006,[[ I. Kaul et P. Conceição (eds.), The New Public Finance : Responding to Global Challenges, New York/Oxford, Oxford University Press, 2006, 664 p.

]] par le PNUD. Leurs auteurs, Inge Kaul et ses collègues, empruntent le terme de bien public mondial au vocabulaire économique néoclassique. Il n’est donc pas tout à fait nouveau. En effet, selon les critères stricts de la théorie économique, les biens publics évoluent sur deux continuums : la non-rivalité et la non-exclusion. Seuls ces biens qui présentent la double caractéristique de non-rivalité (son usage n’entraîne aucune diminution de la quantité disponible pour les autres usagers) et de non-exclusion (il est impossible d’exclure quiconque de son usage) sont purement publics. Le meilleur exemple est le phare d’un port de pêcheurs. L’usage par un navire de la lumière du phare n’empêchera jamais un autre navire de l’utiliser également comme guide (non-rivalité) ; et il est extrêmement difficile d’empêcher certains navires de profiter de la lumière du phare, même pas ceux qui n’ont pas contribué à la construction du phare, par exemple en refusant de payer des taxes (non-exclusion). Il en va de même pour la sécurité, la paix, la santé publique.

Là où ça coince avec les biens publics, c’est qu’aucun individu n’a intérêt à en supporter le coût puisqu’il est impossible de lui en faire payer l’usage en l’excluant (non-exclusion). Ainsi, chaque agent privé a tendance à plutôt se conduire tel un « passager clandestin » (free rider), c’est-à-dire à profiter des efforts des autres pour bénéficier du bien public sans en supporter le coût. Résultat des courses : ces biens publics ne peuvent être délaissés au marché, puisqu’ils seront inévitablement produits en quantité nettement insuffisante. Le bien public est l’exemple type d’une défaillance du marché. Voilà pourquoi les économistes, tels Paul Samuelson,[[ Voy. l’article fondateur de la théorie des biens publics: P. Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », The Review of Economics and Statistics, vol. 36, nr. 4, Novembre 1954, pp. 387-389.

]] considèrent l’état comme le fournisseur idéal de ces biens publics au niveau national puisqu’il est le seul à détenir le monopole de la violence légitime pour obliger ses citoyens à en payer le coût.

L’observation que fait maintenant le PNUD est qu’au niveau mondial, il n’existe pas de gouvernement capable de fournir ces biens publics mondiaux qui dépassent les frontières des états-nations. Or, la mondialisation a multiplié ces enjeux planétaires – comme les maladies contagieuses, les trous dans la couche d’ozone, le réchauffement climatique – pour lesquels le cadre étatique ne suffit plus, et la coopération de toute la communauté internationale est exigée. Selon Inge Kaul et ses collègues du PNUD, la mondialisation requiert ainsi de penser la fourniture des biens publics sur une étendue beaucoup plus vaste dans l’espace – à travers tous les pays – et le temps – à travers toutes les générations. En effet, dans un ordre juridique international qui repose sur la souveraineté de chaque état-nation, la production des biens publics mondiaux – c’est-à-dire toute avancée dans le traitement du SIDA, toute réduction de la pollution par le soufre et les oxydes d’azote, toute lutte contre le changement climatique – dépend de l’action collective de toute la communauté internationale.

Biens communs mondiaux

En théorie économique, les biens publics sont à différencier des biens privés qui sont rivaux et excluables (par exemple, une part de gâteau) ; des biens de club qui restent non-rivaux mais dont on peut toutefois exclure certains utilisateurs (par exemple, une autoroute à péage) ; et des biens communs qui restent en principe accessibles à tous, mais dont l’usage est rival (par exemple : les ressources naturelles). Le risque est qu’en exploitant ces biens communs, les usagers l’épuisent complètement. Ainsi, il est difficile d’empêcher les pêcheurs d’avoir accès aux stocks de cabillaud en mer du Nord (non-exclusion) ; en revanche, sa surpêche entraînera la disparition de l’espèce (rivalité).

Exclusion Non-exclusion
Rivalité Biens privés Biens communs
Non-rivalité Biens de club Biens publics

C’est sur base de cette caractéristique de rivalité que le socio-biologiste Garrett Hardin évoquait « The Tragedy of the Commons » (« La Tragédie des Communs ») dans un article majeur de 1968.[[ G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, nr. 3859, Décembre 1968, pp. 1243-1248.

]] Pour lui, laisser des ressources limitées telles un pâturage en libre accès mène inévitablement à leur ruine. Il en va de même pour la déforestation, la perte de la biodiversité animale ou végétale, ou l’affaiblissement des ressources naturelles en eau. Seules la privatisation ou la nationalisation par l’état peuvent à son sens éviter la disparition des biens communs mondiaux. La métaphore de Hardin et son modèle binaire de privatisation ou de recours à la puissance publique ont longtemps dominé toute idée de gestion des biens communs mondiaux.

Cependant, une troisième voie pour résoudre ce dilemme de surexploitation des biens communs fut avancée par la politologue américaine Elinor Ostrom dans un livre emblématique de 1990 – qui lui valut d’ailleurs le Prix Nobel d’Economie en 2009. Au-delà de la marchandisation et de la régulation par l’état, Ostrom propose un modèle de gestion collaborative capable de protéger durablement l’usage des biens communs pour en éviter leur extinction.[[ E. Ostrom, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 298 p.

]] Dans son livre, Ostrom analyse une série d’arrangements institutionnels dans lesquels les citoyens se réapproprient le bien commun en devenant codécideurs de leur mode d’exploitation et de gestion.

Biens publics mondiaux, biens communs mondiaux : deux notions voisines ou concurrentes ?

Venons-en alors à la question principale qui nous occupe ici : devrions-nous opposer, ou à tout le moins différencier, les notions de biens publics et de biens communs ? On pourrait évidemment simplement opposer les deux définitions économiques traditionnelles exposées ci-dessus qui renvoient aux caractéristiques d’usage non-exclusif et non-rival. Il est toujours bon de rappeler que les deux notions s’attellent à des dilemmes économiques et sociologiques bien différents, mais il existe aussi en réalité une distinction plus idéologique, plus politique, entre les deux courants de pensée.

D’une part, l’approche collaborative des biens communs mondiaux est aujourd’hui promue par les acteurs de la transition écologique, souvent à un niveau très local, comme un nouveau paradigme pour réinventer la prospérité. Elle s’étend à présent bien au-delà des seules ressources naturelles pour couvrir des nouvelles communautés de partage comme les logiciels libres, Wikipédia, les monnaies alternatives ou l’échange de semences.[[ Voy. par exemple: D. Bollier et al., Biens communs : comment (co)gérer ce qui est à tous, Octobre 2012, 53 p. ; E. Verhaegen, « Vive la Transition?! La révolution des ‘communs’ », Politique, nr. 90, Mai-Juin 2015, pp. 41-45.

]] D’autre part, le concept de bien public mondial s’est imposé durant la dernière décennie comme le nouveau discours politique d’une série d’organisations internationales comme la Banque mondiale et l’OCDE. ATTAC compare aujourd’hui cette propagande à un « rouleau compresseur idéologique » et aux « béquilles du capital ».[[ Voy. par exemple le document de travail du Conseil scientifique d’Attac: F. Lille et J. Cossart, « Les biens publics mondiaux », ATTAC, Juin 2008, pp. 2-3.

]]

Mais que peuvent bien reprocher les altermondialistes aux biens publics mondiaux ? Les écrits du PNUD sont pourtant loin d’émaner de milieux exclusivement « néo-libéraux ». La première édition du PNUD compte d’ailleurs Amartya Sen[[ A. Sen, « Global Justice : Beyond International Equity » in I. Kaul, I. Grunberg et M. A. Stern (eds.), Global Public Goods: International Cooperation in the 21st Century, New York/Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 116-125.

]] et Joseph E. Stiglitz[[ J. E. Stiglitz, « Knowledge As a Global Public Good » in I. Kaul, I. Grunberg et M. A. Stern (eds.), Global Public Goods: International Cooperation in the 21st Century, New York/Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 308-325.

]] parmi ses coauteurs, deux prix Nobel d’économie biens connus pour leurs critiques des théories néoclassiques. Après tout, le point de départ de la démarche du PNUD est justement l’urgence de répondre aux crises économiques, sociales et environnementales engendrées par la mondialisation. L’effort du PNUD est louable à cet égard. Alors, pourquoi biens publics mondiaux et biens communs mondiaux devraient-ils s’affronter ?

D’abord, la rhétorique des organisations internationales sur les biens publics mondiaux ne se borne pas à une qualification objective, réelle, et figée d’un bien donné, mais se traduit surtout en prescriptions politiques. En effet, le caractère public d’un bien est avant tout un construit social qui dépend de visions politiques potentiellement très différentes. Par exemple, quand la Banque mondiale décide de labelliser le libre-échange comme un bien public mondial dans son discours de développement économique,[[ Joint Ministerial Committee of the Boards of Governors of the Bank and the Fund On the Transfer of Real Resources to Developing Countries, Poverty Reduction and Global Public Goods: Issues for the World Bank in Supporting Global Collective Action, 6 septembre 2000, DC/2000-16, p. 5.

]] il va de soi qu’il s’agit là avant tout d’une priorité politique propre à l’institution en question, et non d’une qualification scientifique basée sur les seuls critères de non-rivalité et de non-exclusion (d’ailleurs, il est aisé d’imaginer une zone de libre-échange telle le NAFTA qui exclut certains états de son club). Le risque est donc que le nouveau discours des biens publics mondiaux vienne légitimer tout type de coopération intergouvernementale ou action des organisations internationales, en particulier du système onusien, sous couvert de critères pseudo-scientifiques et apolitiques.

Ensuite, le discours du PNUD se borne à constater que la production des biens publics mondiaux par les organisations internationales et la coopération intergouvernementale est une nécessité au vu des choix économiques rationnels des états qui agiront toujours de manière individualiste et utilitariste comme dans le dilemme du prisonnier. Les livres du PNUD n’avancent pas de modèle de production et/ou de gestion alternatif à la marchandisation et à la puissance publique du modèle capitaliste dominant. Finalement, le prisme des biens publics mondiaux nous impose une vision très étriquée de la vie en commun : soit l’individu, soit l’État, et, au niveau mondial, une gouvernance globale encore mal définie.

Au contraire, l’approche des biens communs propose un nouveau système social de coproduction et de cogouvernance qui rejette la dichotomie propriétarisation/régulation publique de la théorie économique conventionnelle. Elle se détache radicalement de la culture de marchandisation et prône la non-appropriation des richesses partagées comme l’eau, les terres agricoles, les connaissances et les cultures. Plus fondamentalement encore, les adeptes des biens communs nous invitent à dépasser la grille de lecture économique traditionnelle des biens exposée ci-dessus pour redéfinir la prospérité sur base de critères alternatifs sociaux, écologiques, et mêmes philosophiques.

En guise de conclusion

La dichotomie biens privés/biens publics a longtemps dominé l’économie de marché. Les différences entre biens communs et biens publics, elles, sont bien plus difficiles à cerner. Or, les « biens communs mondiaux » (global commons) et les « biens publics mondiaux » (global public goods) sont bel et bien devenus des concepts fort mobilisateurs du vocable politique international. Il devient dès lors capital de distinguer les logiques politiques sous-jacentes aux deux notions. Distinguer les biens communs mondiaux de la notion faussement voisine des biens publics mondiaux, c’est en effet insister sur le potentiel d’un nouveau paradigme de réappropriation collective pour repenser notre rapport aux autres et à la planète.

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