« Un Daesh qui a réussi », un « allié encombrant », « une puissance sunnite cherchant la confrontation avec les chiites », « un pays sur le point de s’effondrer », etc. Les remarques fusent ces derniers mois sur l’Arabie Saoudite et son rôle trouble au Moyen-Orient. Accusé de toutes parts de faire le jeu djihadiste, le pays est considéré aujourd’hui à la limite d’un État paria. Les violations des droits de l’Homme, le soutien au djihadisme international et la promotion d’une vision particulièrement fondamentaliste de l’islam sont régulièrement dénoncés par de nombreux organismes internationaux. Plus récemment, l’exécution le 2 janvier 2016 de 47 prisonniers, dont le cheikh chiite Nimr al Nimr, a relancé les spéculations sur le caractère agressif du régime saoudien. La crise diplomatique qui a suivi avec l’Iran a contribué a exacerbé ces tensions et à rendre encore un peu plus instable une région déjà passablement chaotique. L’Arabie Saoudite en ressort comme un pays dangereux voire, pour certains, en danger.

Le pays reste toutefois largement méconnu. Toute une série de mouvements internes et d’enjeux à court et moyen terme, qui pèsent sur son avenir, sont à étudier pour mieux cerner cet État et les décisions prises. Face à la complexité des sujets abordés, un petit tour d’horizon s’avère donc nécessaire.

1. Menaces intérieures : un pouvoir royal sous tensions dans un climat social et économique instable

Pays grand comme 3,5 fois la France mais largement désertique, l’Arabie Saoudite recense une population de 30 millions d’habitants. État abritant les deux plus importants lieux saints de l’Islam, à savoir Médine et la Mecque, le pays est un des principaux fournisseurs de pétrole au monde. Dirigé depuis son indépendance officielle, en 1932, par la famille des Saoud, l’Arabie Saoudite est une monarchie absolue islamique, avec l’islam wahhabite comme religion d’État. L’État saoudien reste, cependant, largement méconnu. L’image d’unité qu’il offrirait vers l’extérieur ne tient pas longtemps à une analyse un peu plus poussée des défis, voire des menaces auxquels le pays est confronté. Les menaces internes, tout d’abord, sont nombreuses et variées. Deux d’entre elles sont à mettre en avant : celle liée à la minorité chiite saoudienne et celle concernant le développement du djihadisme.

Le djihadisme, tout d’abord. Cette question ne peut se déconnecter du wahhabisme, pilier de l’État saoudien. Sa propagation, régulièrement mise en avant, s’inscrit dans le cadre d’une série de conflits remontant aux années 70-80. L’année 1979 représente une année charnière pour le pays. La révolution en Iran, l’invasion de l’Afghanistan ainsi que la prise de la grande mosquée de la Mecque en sont des éléments fondateurs.

La prise de la grande mosquée est un événement important pour le pouvoir royal. Le 20 novembre 1979, jour de l’an islamique 1400, un jeune homme d’une trentaine d’année parvient à s’emparer du micro destiné à l’appel à la prière, dans l’enceinte de la grande Mosquée de La Mecque. Il déclare : « Je m’appelle Jouhaymane Al Otaibi. Voici Mohammed Al Qahtani. C’est le Mahdi qui vient apporter la justice sur terre. Reconnaissez le Mahdi qui va nettoyer le royaume de la corruption ! » À ces mots, un groupe armé composé de 200 combattants s’empare de l’édifice, en ferme les enceintes et prend 130 personnes en otage. La prise de la grande Mosquée vient de se déclencher. Se réclamant des wahhabites, Al Otaibi dénonce l’occidentalisation du royaume, la dépravation des mœurs de la famille royale des Al Saoud, et plus généralement, la corruption du régime. Il faudra 15 jours et le soutien discret de la France pour que les autorités saoudiennes parviennent à reprendre le contrôle du complexe. La répression sera rapide et violente. Le 9 janvier 1980, soixante-trois terroristes sont décapités dans huit villes d’Arabie Saoudite, pour servir d’exemple. En effet, la prise de la grande Mosquée est un coup très dur pour le régime saoudien. Issu des tribus Otaiba et Qahtani, qui composent la garde nationale, les preneurs d’otages font également partie des clans proches du pouvoir des Saoud. Ces 2 tribus ont, ainsi, fourni l’essentiel des combattants de l’Ikhwan, du nom du groupe de bédouins sur lequel Ibn Saoud, fondateur de l’État, s’était appuyé pour prendre le pouvoir, avant de les massacrer.

Cet événement marque l’essor de la contestation islamiste en Arabie Saoudite. L’occidentalisation du pays, et notamment son alliance avec les États-Unis, et les critiques contre les dirigeants accusés d’impiété ne cesseront plus de prendre de l’ampleur. Souhaitant reprendre le contrôle de la situation et éviter de voir son autorité remise en danger, le pouvoir royal adoptera plusieurs attitudes. Déjà, en tant que fondement du pouvoir des Saoud, l’islam wahhabite devient un instrument de politique intérieure et extérieure destinée à redorer le blason du pouvoir[[Ce conservatisme religieux est d’ailleurs partagé par 60 à 70 % de la population. Il est aussi encadré par les chefs religieux d’Arabie Saoudite, qui ont lié leur sort à la dynastie des Saoud. Les oulémas sont consultés pour toutes les décisions importantes.

]]. Différentes institutions seront fondées, destinées à soutenir l’exportation de l’idéologie wahhabite. La Ligue islamique mondiale, tout d’abord, qui finance et encourage la diffusion de l’islam sunnite conservateur à travers le monde. À cet organisme officiel se joindront d’autres institutions où le rôle des Saoud sera perçu avec plus de suspicion. C’est le cas notamment du Haut Commissariat saoudien pour l’aide à la Bosnie (SHC), fondé durant la guerre civile en Yougoslavie, qui sera pointé du doigt pour son soutien présumé aux filières djihadistes. Des estimations évaluent ainsi à près de 90 milliards de dollars les aides débloquées par le pouvoir saoudien pour exporter l’idéologie wahhabite dans le monde. Plusieurs rapports de services de renseignements occidentaux soutiendront l’implication de hauts membres de ces organismes dans des activités illicites en apportant notamment un soutien au terrorisme fondamentaliste[Nafeez Ahmed, « Salmane d’Arabie Saoudite: le nouveau roi du terrorisme », in Middle East Eye, Londres, 11 février 2015, [en ligne], [http://www.middleeasteye.net/fr/analyses/arabie-saoudite-le-nouveau-roi-du-terrorisme-1211091864; John K. Cooley, « Linsaisissable argent d’Al Qaïda », in Le Monde Diplomatique, Paris, novembre 2002, p. 14-15, http://www.monde-diplomatique.fr/2002/11/COOLEY/9533;

]].

L’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, en 1979, sera un catalyseur de ces soutiens troubles. L’entrée des troupes soviétiques déclenche de nombreuses réactions au sein du monde musulman. Souhaitant canaliser celles-ci et se présenter comme seul défenseur de l’islam, après le coup de semonce de la prise de la grande mosquée, le régime saoudien facilite les voyages des djihadistes vers l’Afghanistan. Près de 12 000 jeunes Saoudiens seraient partis pour l’Afghanistan afin de se battre ou d’aider les combattants présents sur place
« Entre les religieux et la famille royale, le malaise saoudien », in Maghreb-Machrek, n° 174, Paris, octobre-décembre 2001, en ligne], [https://odalage.wordpress.com/autres-publications/entre-les-religieux-et-la-famille-royale-le-malaise-saoudien-n%C2%B0-174-octobre-decembre-2001maghreb-machrek/

]].Le soutien aux djihadistes se réalise aussi financièrement, via des aides directes organisées par Salman al Saoud. Ce choix stratégique permet également à l’Arabie de s’aligner sur les américains, qui manifestent clairement leurs intentions de rendre invivable l’Afghanistan pour les soviétiques. Cette politique abreuve, cependant, aussi bien en armes qu’en moyens financiers un grand nombre de fondamentalistes musulmans, dont certains gardent à l’esprit le coup de la Mecque de 1979[[Parmi eux, Oussama Ben Laden.

]].

Ces crispations avec les tenants du fondamentalisme islamiste iront croissant dans les années nonante, avec la présence, sur le sol saoudien, considéré comme sacré, de troupes américaines. Fustigeant cette soumission envers Washington, nombre de radicaux décideront de s’opposer de plus en plus ouvertement au pouvoir des Saoud. Une ligne de fracture apparaîtra de plus en plus entre les hauts dignitaires, loyaux envers l’autorité monarchique, et les imams et théologiens éloignés du pouvoir, bien plus critiques envers les institutions. La contestation islamique sunnite trouve un terrain particulièrement fertile au sein d’une population très jeune, sans emploi ni perspectives, paupérisée par la conjonction de la croissance démographique et de la baisse des revenus du pétrole. Cette contestation se renforce également par une discrimination renforcée à l’égard d’une minorité importante du pays : la minorité chiite.

Représentant un peu moins de 10 % de la population, la minorité chiite saoudienne s’estime, en effet, discriminée par la majorité sunnite. Dépeinte par cette dernière comme une cinquième colonne au service de l’Iran, la population chiite vit essentiellement dans le nord-est, près des frontières avec le Bahreïn et le Qatar, au-dessus des principales ressources en hydrocarbures. La ville de Qatif, principale cité chiite, se trouve d’ailleurs en plein cœur du complexe pétrolier saoudien, située entre Dhahran, siège de la compagnie pétrolière nationale saoudienne[La Saudi Arabian Oil Company ou Aramco ([http://www.saudiaramco.com).

]], et Ras Tanura, important terminal pétrolier[[L’essentiel des 10,3 millions de barils produits quotidiennement par le pays transitent par cette région. 12 oléoducs se rejoignent dans ces terminaux (Matthieu Auzanneau, Or noir. La grande histoire du pétrole, Paris, La Découverte, 2015, p. 434).

]].

Les relations entre les chiites saoudiens et le pouvoir ont longtemps été conflictuelles. Un mois après la prise de la grande mosquée de La Mecque, l’Iran appelait la population de Qatif à se soulever contre le régime des Saoud. Réagissant aux accusations sur la soumission du pouvoir aux États-Unis, les chiites locaux prirent par à de nombreuses émeutes, violemment réprimées par le pouvoir. La décennie 2001-2010 vit, toutefois, de timides rapprochement mené par l’autorité royale, sous la direction du roi Abdallah, afin de trouver une solution aux fractures existantes. La montée en puissance de l’État Islamique (EI), désignant les chiites comme un de leurs principaux ennemis, amène toutefois une nouvelle instabilité entre les communautés. Depuis plusieurs mois, la région de Qatif est la cible de plusieurs attaques revendiquées par les partisans de l’EI. En novembre 2014, un commando a ainsi attaqué une procession religieuse chiite, y faisant huit morts. Cette attaque est suivie, quelques mois plus tard, le 22 mai 2015, par un attentat kamikaze à l’intérieur de la mosquée chiite d’Al-Qudeeh, près de Qatif, emportant 21 personnes. À la suite de ces attentants, la minorité chiite, prise pour cible par l’État Islamique, s’estime peu soutenue par la majorité sunnite. Malgré une ouverture du roi Salman à leur égard, qui s’est engagé dans la reconstruction des mosquées touchées, la majorité de la population sunnite saoudienne reste, en effet, hostile à leur égard[[Discriminée religieusement, la minorité chiite a vu, toutefois, certains de ses représentants monter en grade dans différentes structures nationales : dans les institutions bancaires, au sein de l’administration gouvernementale ainsi qu’à l’Aramco.

]].

Ces questions religieuses et communautaires ne sont pas les seules qui troublent la stabilité intérieure du pays. L’autre dossier fragilisant le pouvoir saoudien est celui des tensions sociales, liées aux réductions des subsides et subventions octroyées dans différents secteurs. La baisse des rentrées pétrolières a forcé l’État à diminuer voire couper dans toute une série de fonds. Le budget de l’État, en déficit en 2016 pour la troisième année consécutive, affiche un manque à gagner de 87 milliards de dollars, soit 11 % du PIB. Les réserves gouvernementales, qui étaient encore de 400 milliards de dollars en 2013, sont tombées à 286 milliards de dollars en novembre 2015. Différentes subventions, qui permettaient à la population de bénéficier de certains produits, comme l’eau, l’électricité ou l’essence à des prix généreux, seront ainsi rabotées. Tandis que la privatisation de certaines entreprises, comme la très puissante Aramco, est envisagée pour renflouer les caisses publiques. Dans le même temps, Riyad envisage d’allouer un quart de son budget 2016 aux dépenses militaires. Tout cela dans un contexte social difficile, où le chômage frappe 25 % de la population, en particulier les jeunes[Il est à noter que certains jeunes saoudiens refusent de s’engager dans un emploi dans le secteur privé, pour des considérations liées à la dépréciation de ce type d’emploi. Éduqués dans une logique « rentière », certains jeunes estimeraient, ainsi, qu’accepter un emploi dans le secteur privé reviendrait à s’abaisser (Olivier Arvisais, « Les jeunes Saoudiens et le marché du travail », in Moyen-Orient, n°8, Paris, 2010, [en ligne], [http://www.moyenorient-presse.com/?p=854).

]]. Ces chiffres sont importants. Sur une population de 29 millions d’habitants, la moitié a moins de vingt ans. D’importants défis se posent sur leur intégration socio-professionnelle. Les tensions au sein de la société sont également présentes, notamment sur la question des femmes et leur intégration. Outre le dossier symbolique de l’autorisation accordée aux femmes de pouvoir conduire une voiture, d’autres tensions existent, notamment dans le domaine professionnel. Ainsi, en 2011, 56,6 % des étudiants universitaires étaient des femmes. Or, celles ci ne composent que 15 % de la main d’œuvre du pays[Mona Al Munajjed, Women’s Employment in Saudi Arabia: A Major Challenge, Abu Dhabi, Dubai, Riyad, Booz and Company, 2010, [en ligne], [http://www.strategyand.pwc.com/reports/womens-employment-saudi-arabia-major.

]]. Conscient de ces dynamiques pouvant servir de terreau à une logique contestataire, le régime tente, depuis 2011, de donner des gages à ses nationaux. En 2011, ainsi que début 2015, le pouvoir n’a guère hésité à injecter respectivement 130 et 28 milliards d’euros en mesures sociales, preuves que ces crispations sont prises au sérieux[Clarence Rodriguez, « Le roi Salman d’Arabie saoudite distribue primes et bonus à ses sujets », in Radio France International, Paris, 23 février 2015, [en ligne], [http://www.rfi.fr/moyen-orient/20150223-roi-salman-petrodollars-politique-primes-bonus-royaune-chomage-daech-menace.

]]. La mise en place, en 2012, du programme hafiz, s’apparentant à une assurance chômage, sert tout autant cette volonté de rente entre l’État et ses citoyens. Liée à une réforme du marché du travail privilégiant le choix des nationaux plutôt que les étrangers dans les entreprises[[Le nitaqat

]], les mesures adoptées jouent sur la fibre nationale et sur le regroupement des saoudiens derrière un État se présentant comme protecteur.

Cette logique sert également à renforcer le nouveau pouvoir royal. L’année 2015 fut celle d’un changement de règne, suite à la mort du Roi Abdallah le 23 janvier 2015. Ce changement ne fut pas sans heurts. L’arrivée au pouvoir du roi Salman semble avoir suscité des crispations au sein de la famille royale. Avec de dernier, c’est, en effet, une autre branche de la famille Saoud qui prend les rênes du pays. Issu de la branche des Soudayris, considérée comme la plus dure de la famille royale, Salman est loin de la relative modération politique qui entourait son prédécesseur. Longtemps responsable de la répartition des allocations financières pour financer le djihad anti-afghan, Salman s’est aussi longtemps inscrit dans une ligne de répression contre les mouvements extrémistes menaçant le royaume saoudien. Cependant, âgé de 80 ans et malade, le nouveau souverain génère un certain lot de scepticisme quant à une longue durée de son règne. L’attention se porte dès lors sur son entourage et les personnes placés aux postes clefs du royaume. Nommant Mohammed Ibn Salman, son fils, ministre de la Défense, à seulement 35 ans, et Mohammed Ibn Nayef, son neveu, comme « prince héritier », le nouveau souverain s’est entouré de conseillers réputés conservateur, fervents défenseurs de l’orthodoxie wahhabite et hostiles aux chiites ainsi qu’à l’Iran. Plusieurs analystes soulignent d’ailleurs l’imprudence du nouveau souverain depuis son arrivée sur le trône : le changement inhabituel de l’ordre de succession, les dépenses importantes qui creusent le déficit, l’augmentation inédite de certaines taxes et l’intervention hasardeuse au Yémen ont exposé la monarchie[Brian Whitaker, « Saudi Arabia is worried – and not just about its king », in The Guardian, Londres, 29 septembre 2015, [en ligne], [http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/sep/29/saudi-arabia-king-salman-spending-gulf?CMP=share_btn_wa

]]. De plus, la bousculade de la Mecque a entaché son prestige. La contestation de son autorité jusqu’au sein de la famille royale est d’ailleurs apparue au grand jour avec la publication en septembre 2015 d’une lettre, rédigée par un petit-fils du fondateur de la monarchie, plaidant pour une abdication de Salman[Hugh Miles, « Saudi royal calls for regime change in Riyadh », in The Guardian, Londres, 28 septembre 2015, [en ligne], [http://www.theguardian.com/world/2015/sep/28/saudi-royal-calls-regime-change-letters-leadership-king-salman

]].

2. Menaces extérieures : des crispations avec l’allié américain aux révoltes arabes

Outre ces questions intérieures, l’Arabie Saoudite se sent menacée extérieurement. La fin de l’isolement de l’Iran, la distanciation plus grande avec les États-Unis ainsi que les révoltes arabes et leurs conséquences sont considérées comme autant de sources d’instabilité pour le royaume.

Longtemps, le partenariat stratégique décidé lors de la rencontre du 14 février 1945 entre le président Roosevelt et Ibn Saoud a soudé les relations entre les USA et l’Arabie Saoudite. Basé sur un échange du pétrole saoudien contre la sécurité américaine, ce partenariat se voit fragilisé depuis plusieurs mois. La politique énergétique américaine, autour du développement du gaz de schiste, a tendu les rapports entre les deux pays. C’est en ce sens que l’Arabie Saoudite n’a guère hésité à augmenter sa production de pétrole, afin de faire chuter le prix du baril et mettre en péril les revenus des producteurs américains de gaz de schiste[Entre autres cibles (Julien Vandeburie, Jonathan Piron, Le pétrole moins cher : opportunité ou menace ?, Namur, Etopia, 2015, [en ligne], [https://www.etopia.be/spip.php?article2980).

]]. La question énergétique n’est cependant pas la seule source de crispation entre Washington et Riyad. Depuis 2011, de nombreuses voix se sont élevées, aux États-Unis, pour dénoncer le jeu trouble mené par l’Arabie Saoudite. Perçue comme un foyer du terrorisme djihadiste, l’Arabie est régulièrement mise au pilori aussi bien par des personnalités politiques que par divers think tank et ONG américaines. Depuis 2009, le relatif désengagement américain de la région, enclenché par le président Obama, ainsi que le soutien aux révoltes arabes et l’accord sur le nucléaire iranien ont renforcé cette idée, au sein du pouvoir saoudien, d’un possible lâchage par l’allié américain[Christophe M. Blanchard, Saudi Arabia: Background and U.S. Relations, Washington D.C., Congressional Research Service, 2015, [en ligne], [https://fas.org/sgp/crs/mideast/RL33533.pdf.

]]. Malgré le soutien affirmé de Washington envers Riyad, et de nouvelles ventes records d’armement, le régime saoudien perçoit cette distanciation comme une remise en question des relations privilégiées entre les deux pays. Les États-Unis ont ainsi marqué leur désaccord sur les exécutions de janvier 2015, spécialement celle du cheikh Nimr al Nimr, et ont appelé le pays à permettre l’expression de voix dissidentes pacifiques[U.S. State Department press statement, Saudi executions, Washington D.C., 2 janvier 2016, [en ligne], [http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2016/01/250934.htm

]].

Plus que les États-Unis, l’Iran est considéré, par le pouvoir saoudien, comme un réel danger. De nombreux documents révélés par Wikileaks, en 2015, ont permis de vérifier cette obsession de Riyad envers Téhéran. Déjà, les diplomates saoudiens en poste dans le monde entier ont pour mission de suivre les activités iraniennes et, dans les cas possibles, de les contrecarrer. Cette obsession iranienne se retrouve également au plus haut-niveau, comme l’atteste un câble diplomatique américain, reprenant une discussion échangée avec le roi Abdallah, en 2008 : ce dernier y faisait part de son souhait actif de voir les États-Unis : « couper] la tête du serpent iranien »[[U.S. State Department, Saudi King Abdullah and senior princes on saudi policy toward Iraq, Riyad, 20 avril 2008, [en ligne], [https://wikileaks.org/plusd/cables/08RIYADH649_a.html.

]]. Cette situation s’explique par des relations diplomatiques particulières. Les relations entre les deux États sont en dent de scie depuis 1979 et la Révolution Islamique en Iran. Difficile, dès le départ, suis à l’appel lancé par Téhéran et incitant les chiites saoudiens à se révolter, elle se dégrade jusqu’à la rupture des relations diplomatiques entre 1988 et 1991. La Guerre du Golfe et l’arrivée au pouvoir du président Khatami, en 1997, permettent, pour la première fois, de réellement décrisper les relations. La visite de Khatami en Arabie Saoudite, en 1999, représente d’ailleurs, à ce titre, un moment fort. Toutefois, l’après 11 septembre 2001 et les révélations sur le programme nucléaire iranien ramènent de nouvelles fractures entre Riyad et Téhéran, qui ne cesseront de prendre de l’ampleur. La crainte de voir l’Iran se doter d’armes nucléaires ainsi que la fin de l’isolation iranienne incitent le pouvoir saoudien à s’opposer de plus en plus ouvertement à son rival. Les révoltes arabes et la guerre civile en Syrie et au Yémen voient les deux pays se livrer à un conflit par divers intermédiaires avant que l’exécution, le 2 janvier 2015, du leader saoudien chiite Nimr al Nimr ne provoque une nouvelle rupture diplomatique entre Riyad et Téhéran. L’Iran est perçu comme une menace au leadership saoudien dans la région, ainsi que comme un vecteur de déstabilisation interne, via la communauté saoudienne chiite[Même si celle-ci, notamment via Nimr al Nimr dans des câbles diplomatiques américains, dément régulièrement toute allégeance au régime iranien. Les chiites saoudiens se positionnent en tant qu’arabes, et non en tant que persans (U.S. State Department, Meeting with controversial Shi’a Sheikh Nimr al-Nimr, Riyad, 23 août 2008, [en ligne], [https://wikileaks.org/plusd/cables/08RIYADH1283_a.html).

]].

L’Arabie Saoudite a, en effet, mal vécu l’essor des révoltes arabes durant l’année 2011. Les contestations démocratiques, notamment dans sa zone de voisinage, ont été considérées comme des menaces à éteindre. L’écrasement de la révolte au Bahreïn et l’intervention au Yémen sont à lire en ce sens. De plus, l’émergence de l’État Islamique est considéré, par le pouvoir royal, comme un lourd danger pesant sur l’avenir même du royaume. Non pas tant pour les menaces d’invasion que pour les combattants saoudiens engagés au sein de l’organisation terroriste : selon le Soufan Group, ces derniers étaient au nombre de 2500 en décembre 2015, faisant de l’Arabie Saoudite un des principaux pourvoyeurs en combattants de l’EI. Leur retour et la crainte d’attentats dans le pays sont prises au sérieux par le pouvoir, de même que la propagation des idées défendues par le califat. L’appel lancé par Abou Bakr al Baghdadi, en décembre dernier, était précisément explicite à l’égard de l’Arabie Saoudite : appelant la population à se soulever contre la famille royale, il dénonçait la corruption et l’allégeance aux États-Unis décidée par les Saoud. À l’image des années suivants le 11 septembre, le pouvoir craint la propagation et le partage de ces idées par une partie de la population appartenant à toutes les couches de la société. Sans approuver les méthodes de l’État Islamique, la frange conservatrice de la population saoudienne pourrait se laisser séduire par ces différents messages.

3. À moyen terme : du pic de pétrole au réchauffement climatique

Enfin, à moyen terme, d’autres dangers planent sur l’avenir du pays. La transition démographique, l’épuisement des ressources en hydrocarbures et le réchauffement climatique sont autant de périls rendant incertain la survie même de l’État saoudien. La région du Golfe est, en effet, en première ligne des régions concernées par les changements climatiques. En juillet 2015, l’Iran a atteint le chiffre record de 74°c de température ressentie, rendant réaliste le scénario futur de pics de température humide dans la région dépassant un seuil humainement acceptable[Jeremy S. Pal, Elfatih A. B. Eltahir, « Future temperature in southwest Asia projected to exceed a threshold for human adaptability », in Nature, Londres, Nature Publishing Group, 2015, [en ligne], [http://www.nature.com/nclimate/journal/vaop/ncurrent/full/nclimate2833.html

]].

Le pic de pétrole est tout autant pris en compte par les autorités saoudiennes. En 2009, Majid Al Moneef, gouverneur saoudien de l’OPEP, dans une conversation avec un élu américain, estimait que le pic de pétrole saoudien arriverait dans les 10 à 20 ans[U.S. State Department, Saudi OPEC Governor provides Codel tour d’horizon, Riyad, 10 juillet 2009, [en ligne], [https://wikileaks.org/plusd/cables/09RIYADH903_a.html#par14.

]]. En 2008, l’ambassade des USA en Arabie Saoudite évaluait de son côté les prochaines difficultés auxquelles l’Arabie aurait à faire face, notamment autour de ses faiblesses dans l’extraction de pétrole lourd, l’empêchant de compenser le déclin de sa production existante[U.S. State Department, Is this oil market broken? Views from Riyadh, Riyad, 3 juin 2008, [en ligne], [https://wikileaks.org/plusd/cables/08RIYADH868_a.html.

]].

De même, l’accroissement de la population à l’horizon 2030 contribuera incontestablement à faire pression sur le devenir social du pays, et sur la stabilité du pouvoir en place.

4. Conclusion: que veut l’Arabie Saoudite?

Où en est finalement l’Arabie Saoudite en 2016 ? Face à un environnement devenu instable, le nouveau pouvoir royal semble avoir choisi la voie de la force comme affirmation de son autorité. Aussi bien au Yémen que dans le cadre de la politique énergétique, l’Arabie Saoudite tente de démontrer que franchir des lignes rouges revient à s’exposer à des représailles. C’est en ce sens que l’exécution du cheikh Nimr al Nimr ne doit pas faire oublier celle des autres prisonniers, à savoir des sunnites condamnés pour leur implication dans des attentats meurtriers revendiqués par le groupe djihadiste Al-Qaïda en 2003 et 2004. Il aurait ainsi été inimaginable pour le pouvoir de procéder à l’exécution d’autant de terroristes sunnites sans également supplicier des condamnés à mort chiites. Les réactions sur les réseaux sociaux démontrent d’ailleurs ce soutien d’une partie de la population, insistant sur la menace que représentaient les condamnés pour la sécurité intérieure[Arwa Ibrahim, « Saudis take to social media in support of executions », in Middle East Eye, Londres, 5 janvier 2016, [en ligne], [http://www.middleeasteye.net/news/mass-executions-spark-little-media-reaction-among-saudis-478672548#sthash.l7bbhO4O.dpuf.

]]. La monarchie est ainsi parvenue à redorer son blason et à apparaître comme le rempart des sunnites modérés face aux chiites emmenés par un Iran perçu comme expansionniste. Le nouveau pouvoir s’est également affirmé par la force face à une opposition traditionnelle incapable de s’unir[[Incarnée par l’opposition islamiste réformatrice et par les opposants chiites.

]].

Le pays se retrouve cependant face à des défis importants aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. L’Arabie Saoudite se considère non seulement comme menacée mais se sent aussi blessée par ses soutiens traditionnels, États-Unis en tête. L’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants, conservatrice, laisse présager peu de volonté d’ouvertures, de réformes de compromis. Or, alors que la région se retrouve dans un besoin important d’éléments stabilisateurs, la politique menée par le pouvoir saoudien semble être celle du jusqu’au-boutisme, amenant de nouveaux nuages noir dont l’issue est imprévisible. Même si aucun acteur régional ni international ne tirerait profit d’un effondrement du royaume wahhabite, cette situation d’instabilité croissante doit amener une nouvelle réflexion quant au rôle dévolu au pays.

Le Moyen-Orient est entré dans un changement profond, durable et toujours en cours. Vouloir revenir à l’ordre ancien ne peut donc plus être une politique à poursuivre, au contraire. L’ère qui s’ouvre doit être celle de nouveaux partenariats, centrés à la fois sur le dialogue et la coopération entre les acteurs, qu’ils soient de la région ou non. L’hypocrisie des relations doit être dépassée, de même que le « deux poids deux mesures » encore trop souvent actif. Les institutions doivent être repensées, comme le Conseil de Coopération du Golfe tandis que les questions cruciales comme celles des droits de l’Homme et de l’accès aux libertés doivent faire l’objet d’un débat qui, jusqu’ici, n’a pas été permis. Ce travail est tout autant à charge de l’Europe, qui se doit de réinventer sa politique de voisinage ainsi que ses soutiens et les messages envoyés aux différents acteurs locaux. Ces considérations ne valent pas que pour l’Arabie Saoudite mais aussi pour les autres États de la région, tout autant confrontés à des tensions importantes. Ce n’est que par ces choix difficiles que la région se donnera les moyens de dépasser le chaos actuel et de réfléchir à son avenir.

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