Par ses qualités pédagogique, pluridisciplinaire, synthétique et stratégique, « Prospérité sans croissance » accélère la percée de l’objection de croissance. Le nombre d’arguments de poids force à questionner le dogme croissantiste. Tim Jackson montre en effet que notre système de croissance est aujourd’hui destructeur à de nombreux niveaux : relations sociales, environnement, bien-être, répartition des richesses, sens de la vie…

Si aujourd’hui une part importante et grandissante de la population est informée des dérives de la croissance à tout prix, la majorité en reste là, principalement parce qu’elle ne voit pas de modèle alternatif proposé. En effet, Tim Jackson et les auteurs classiques de la décroissance proposent des pistes d’action, mais ils n’ont pas en poche de modèle alternatif à proposer. Malgré cela, de plus en plus de personnes se mettent en action, notamment par des expérimentations locales où la consommation et la production sont ré-encastrées aux autres sphères de la vie (le social, la culture, l’environnement…). Un grand pari du mouvement de la décroissance est justement de croire à la construction participative non pas d’un modèle mais de multiples modèles de société. Ces modèles alternatifs sont déjà en construction, notamment à travers le développement d’expérimentations locales hors croissantisme[[ Par exemple, en Belgique francophone, le nombre estimé de Groupes d’Achats Alimentaires est passé de 30 à 140 en 8 ans et le nombre estimé de Services d’échanges Locaux est passé de 30 à 45 ces 3 dernières années.

]].

Cette construction est selon nous menacée par les réactions à venir du système en place. Trop souvent, nous pensons que l’émergence d’une critique constructive suffira à changer le système en place. L’histoire nous montre que ce n’est pas forcément le cas. Cet article souhaite éclairer les mécanismes de réaction du système dominant et en tirer des leçons pour l’objection de croissance.

Pour ce faire, nous utiliserons une grille de lecture issue de la sociologie du capitalisme qui nécessite de passer par trois concepts en interaction, expliqués par Luc Boltanski et Ève Chiapello[[ Boltanski L. & Chiapello E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

]], eux-mêmes s’inspirant des travaux de Max Weber. Ces concepts sont le capitalisme lui-même, l’esprit du capitalisme et la critique du capitalisme.

Le capitalisme est un système global, à la fois une structure et une culture. Il peut être résumé par ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello appellent l’essence du capitalisme, à savoir « l’exigence d’accumulation sans fin par des moyens formellement pacifiques »[[ Boltanski L. & Chiapello E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p.37.

]]. Vivants dans une culture et une structure capitalistes, nous sommes tous des « êtres capitalistes »[[ Christian Arnsperger a consacré un livre à la mise en évidence de l’emprise multidimensionnelle du capitalisme sur nos façons d’être individuelles et collectives, ainsi que sur les possibilités d’en réchapper. Voir, Arnsperger C., Ethique de l’existence post-capitaliste : Pour un militantisme existentiel, Paris, Ed. du Cerf, 2009.

]] soumis à cette exigence à des degrés divers. De plus, nos systèmes sociaux, juridiques, économiques, politiques, scientifiques… sont adaptés, jusqu’à un certain degré, à cette exigence. Pour cet article, notre système croissantiste sera synonyme de capitalisme.

La critique envers le capitalisme a toujours existé là où le capitalisme a existé parce qu’il est nécessairement source de nombreuses indignations[[ Le capitalisme est source de désenchantement, d’inauthenticité, d’oppression, il s’oppose à la liberté, à l’autonomie et à la créativité des êtres humains. Il est source de misère et d’inégalités, d’opportunisme et d’égoïsme, il est destructeur de liens sociaux. Enfin il ne permet pas la durabilité.

]]. La critique peut s’exprimer de façon interne au capitalisme et s’attaque alors aux conséquences négatives du capitalisme, alors que la critique externe remet en cause tout le système capitaliste jusqu’à son essence. Les initiatives locales évoquées peuvent participer de la critique externe.

L’esprit du capitalisme est une idéologie propre à un certain contexte, à une certaine époque, qui donne une justification de l’engagement des personnes dans le capitalisme en apaisant diverses inquiétudes. La justification du capitalisme nécessite des références extérieures (et adaptables avec le temps, notamment selon la critique), car « le capitalisme est, à bien des égards un système absurde : les salariés y ont perdu la propriété du résultat de leur travail et la possibilité de mener une vie active hors de la subordination. Quant aux capitalistes[[ Compris ici comme les principaux acteurs de cette accumulation illimitée.

]], ils se trouvent enchaînés à un processus sans fin et insatiable, totalement abstrait et dissocié de la satisfaction de besoins de consommation, seraient-ils de luxe »[[ Boltanski L. & Chiapello E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p.41.

]].

Face aux critiques adressées au capitalisme, l’esprit du capitalisme s’adapte afin de les « récupérer » sans modifier l’essence du capitalisme, bien que certains changements structurels puissent avoir lieu sous la pression de fortes critiques comme ce fut le cas dans les années 1920 et à la fin des années 1960. Dans le cas de la critique écologiste récente, elle est majoritairement une critique interne. Grosso modo, il s’agit d’une demande de réduction de pollution sans exiger un changement de mode de production. Dès lors, le capitalisme a pu se contenter jusqu’ici de modifications assez légères (principalement dans son discours) sans véritable changement structurel. Pour donner un exemple concret, voir des produits « bio » en magasin peut apaiser notre critique, alors que le produit « bio » s’il est capitaliste et croissantiste ne répond que très peu à la critique écologique.

Suite aux critiques de la fin des années 1960, outre les modifications dans l’esprit du capitalisme (idéologie, discours…), il y a eu des modifications concrètes dans le travail capitaliste, mais principalement pour les cadres, et sans que ces changements ne répondent réellement à leurs critiques. La critique demandait un système plus égalitaire et plus épanouissant. Ceci lui a ensuite été trompeusement vendu (et accepté par la critique) à l’intérieur du système capitaliste. L’impact fut tout de même relativement grand et cela s’explique par l’union de critiques multiples : interne et externe, étudiante et ouvrière. Par contre, l’impact n’a pas été plus grand notamment car cette interaction entre la critique, le capitalisme et son esprit n’avait été ni compris, ni anticipé.

Afin d’apprendre des leçons du passé, l’objection de croissance peut selon nous tirer au moins trois enseignements de cette analyse.

Premièrement, nous devons être conscients de cette puissante capacité de l’esprit du capitalisme à « berner » la critique.

Deuxièmement, comme déjà indiqué, la critique sera plus puissante si elle est multiple :

 Émanant de différentes classes de la population

 À la fois sociale, environnementale, existentielle…

 Conjuguant la critique externe et la critique interne déjà relativement fournie

Enfin, il ne faut pas compter sur le système pour proposer naturellement les solutions adaptées aux critiques. Cette erreur d’appréciation se produit malheureusement trop souvent par une vision implicitement néo-libérale du monde. En effet, beaucoup de personnes sont convaincues que le marché s’adaptera à la demande des consommateurs et exercent du coup principalement leur citoyenneté dans la consom’action. Or, le marché est incapable de comprendre une demande de changement de système et de logique. Lorsque nous réduisons notre consommation, la seule réponse qu’il pourra offrir sera la tentative de création de nouveaux besoins « adaptés » au signal envoyé. L’évolution actuelle vers une culture moins matérialiste dont parle Jackson est donc elle aussi insuffisante si la critique qui l’accompagne n’est pas explicitement et activement exprimée et tournée vers l’extérieur. Nous ne pouvons donc pas compter sur la prédiction de Karl Marx concernant l’autodestruction du capitalisme.

Une partie du mouvement de la décroissance se sent à l’abri de cette récupération. Pourtant, une prospérité sans croissance à l’intérieur du système actuel est imaginable et nécessiterait des changements importants dans le discours mais moindres dans les faits. Imaginons par exemple un PMB (Produit Mondial Brut) stationnaire où les plus riches continueraient d’accumuler au détriment des autres. Cela n’est évidemment pas souhaitable, mais cela pourrait nous être « vendu » au nom par exemple de la nécessité de stabiliser l’empreinte écologique mondiale. Il s’agit évidemment d’un cas purement inventé : nous faisons confiance à l’esprit du capitalisme pour trouver mieux.

Pour conclure, nous souhaitons réaffirmer l’espoir que nous mettons dans le changement culturel et dans les expérimentations locales qui en résultent. Cependant, ces initiatives locales (et la critique qui les accompagne) ne pourront grandir, évoluer et faire leurs preuves que sous certaines conditions, car il est certain que des tentatives de récupération auront lieu.

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