Le parti Ecolo a reformulé ses valeurs fondamentales et ses principes politiques lors de l’Assemblée générale du 24 juin 2013. Quelles sont les lignes de force du nouveau manifeste ? Que rajoute-t-il et que retranche-t-il de la déclaration de 1985 Peruwelz/Louvain-la-Neuve, et qu’indique-t-il du parti tel qu’il existe aujourd’hui ? Enfin, quelles perspectives d’approfondissement le texte offre-t-il ? Après avoir rapidement abordé la conception générale du politique que propose le manifeste politique, ce texte propose quelques pistes d’analyse du projet politique, social et économique développé par le manifeste du 24 juin. Il tentera dans un second temps de souligner certaines de ses tensions internes, mais aussi ses prolongements programmatiques possibles dans les années qui viennent.

1985-2013.

D’un pessimisme enthousiaste à un optimisme endurci

Les textes de 1985 et de 2013 prennent place dans des contextes historiques très différents, desquelles émergent pourtant des préoccupations très similaires. Les références à la Guerre froide et à la nucléarisation des relations internationales ont disparu, tandis qu’un paragraphe entier est désormais consacré à la question européennes et à la « modernisation » du système fédéral belge. Le thème de la crise économique, de l’internationalisation de l’économie et de l’épuisement des ressources sont pourtant formulés comme si quelques mois seulement séparaient la rédaction des deux textes.

La conception du politique qui se dégage du manifeste diffère pourtant sur quelques points importants.

La déclaration de 1985 propose une théorie de l’Histoire et une critique du matérialisme. Elle s’interroge sur les limites de la rationalité moderne, et la nécessité de déborder celle-ci en renouvelant notre rapport à la nature, au social, et à nous-mêmes : pour l’écologie politique de l’époque « l’être prend le pas sur l’avoir, l’esprit de domination sur la nature fait place au respect des équilibres écologiques, la recherche de l’autonomie se substitue à l’esprit de compétition entre les hommes et entre les peuples ». La déclaration de 1985 entend dépasser les limites du marxisme en substituant au discours de classes une perception « systémique » de la société et une critique vigoureuse de la société industrielle. L’influence de Gorz, Morin ou Illitch est alors manifeste et la littérature libérale égalitarienne n’a pas encore franchi l’océan Atlantique.

Le manifeste de 2013 reprend les éléments critiques de 1985 mais ne conçoit plus de méfiance de principe vis-à-vis de l’idée de progrès. Le développement des technologies et la complexification de l’économie représentent des défis à relever mais aussi des moyens à saisir pour transformer la société. Le manifeste se distingue du naturalisme politique du texte de 1985, et cesse par exemple tout parallèle entre patrimoine culturel et patrimoine naturel. Il ne constitue plus un programme critique mais une liste de propositions politiques, la « dénonciation du productivisme » devenant par exemple un « appel à une société postcapitaliste ». Enfin, ces propositions politiques ne visent ni à changer de monde ni à changer l’homme mais à construire une société juste. En ce sens, le manifeste propose avant tout une conception de la justice politique. La déclaration de 1985 donnait l’impression que la transformation intérieure de chacun, le mouvement spontané de la société ou l’imitation des ressources de la nature suffisait à construire une politique. Elle ne comprenait pas une seule fois le mot « inégalité » ou « injustice ». La redistribution des ressources y était seulement conçue comme un facteur de partage et d’innovation sociale. Le manifeste de 2013 se propose quant à lui de répondre aux questions suivantes : quel doit être le rapport de l’individu au collectif ? Comment doivent être répartis les biens sociaux ? Comment ces biens doivent-ils être produits et transférés ? Le développement des liens locaux et des solidarités chaudes est un facteur de justice sociale, et non l’inverse. C‘est pour que « personne ne reste au bord de la route » qu’il « s’agit de faire société ».

Ce faisant, le manifeste prend de front une des tensions originaires de l’écologie politique : comment transformer les conditions matérielles de vie des membres d’une communauté politique tout en tournant le dos au matérialisme politique ? Comment faire de la politique hors de la politique ? Les réponses apportées ne sont pas toujours sans ambigüité. Elles dotent néanmoins Ecolo d’un programme idéologique à part entière, reposant d’une part sur une théorie de la justice, et d’autre part sur une théorie de la société. Dans ce cadre, le plaidoyer écologiste pour l’épanouissement de chaque individualité et un renouveau démocratique tourne le dos aux accents rousseauistes des origines, pour opter en faveur d’une conception libérale et égalitaire.

Une société des égaux

Sujette à de nombreux débats, l’appartenance ou non d’Ecolo à la gauche politique fait l’objet de la formulation suivante : « nous, écologistes, voulons prolonger les mouvements qui combattent toutes les formes de privilèges, d’exploitation et d’ignorance, mouvements dans lesquels s’ancrent depuis plus de deux siècles les valeurs de la gauche ».

Balayant en une phrase l’héritage du libéralisme politique, du socialisme et des luttes syndicales, l’intérêt politique de l’expression est évident. Elle permettra aux co-présidents de louvoyer médiatiquement sur la délicate question de l’identité du parti, et de contenter à la fois l’entrepreneur vert du brabant wallon et le militant marxiste non aligné.

Cette référence à la gauche politique est pourtant accessoire par rapport aux deux affirmations centrales du manifeste.

La première : « nous voulons construire un monde plus juste permettant l’émancipation de tous et toutes ». Ecolo ne se présente pas seulement comme le parti de la nature, de l’équilibre environnemental, de la convivialité et des nouvelles solidarités, mais comme un parti animé par une exigence de justice : cette exigence est même jugée centrale dans son projet politique.

Et la seconde : « les personnes sont plus épanouies dans une société plus égalitaire. L’égalité sous toutes ses formes est indispensable à la justice, au lien social et à la participation politique ». L’exigence de justice précitée se traduit par la poursuite d’un idéal d’égalité, qui prend deux formes dans le manifeste.

D’une part, Ecolo défend l’idée qu’une société politique doit garantir à chacun les mêmes droits fondamentaux, ainsi que des opportunités de même nature de mener son projet de vie. Au-delà des conflits d’intérêts et des luttes politiques, une société juste doit accorder à chacun de ses membres, quelles que soient ses opinions, ses origines, sa fortune ou son appartenance sociale, les bases nécessaires à une vie autonome, à une activité politique sur pied d’égalité avec les autres citoyens, à un traitement équitable par la loi. C’est en ce sens notamment que le projet politique d’Ecolo « ne vise pas à mettre la société en conflit mais à faire dialoguer une société plurielle qui s’enrichit de ses différences. Il vise l’intérêt général plutôt que la défense d’intérêts catégoriels ou corporatistes » (5.1). C’est en ce sens également qu’Ecolo défend l’individualisation des droits sociaux.

D’autre part, cet idéal d’égalité ne conduit pas seulement à assurer à chacun des chances égales de participer à la vie collective, mais à lutter contre les injustices et inégalités qui surviennent au cours de l’existence. Cet idéal d’égalité ne vise pas seulement par exemple à garantir à tous les ressources suffisantes pour exister : ainsi que le rappelle par exemple le paragraphe consacré à la santé, « la santé est une ressource, une énergie pour que chacun puisse être acteur de sa vie et dans la société (…) La santé ne se réduit pas à l’absence de maladie ». La lutte pour l’égalité doit assurer à chacun un certain niveau de bien-être et d’autonomie. Elle doit permettre de transformer les règles présidant à la distribution des biens sociaux, et tendre donc vers une égalité réelle des membres de la société. Elle demande dès lors de changer de système économique, de changer de système de production, et donc – mais seulement en conséquence – de changer notre rapport à l’environnement. Le manifeste affirme en ce sens que « le premier objectif de notre action politique est la poursuite d’un monde juste. Nous n’acceptons pas que les premières victimes du productivisme soient les personnes qui en sont le moins responsables et en bénéficient le moins. La surconsommation des uns est payée par la surexposition des autres aux crises sociales, écologiques et financières ». Le manifeste en appelle dès lors – le mot est prononcé – à une société post-capitaliste. Le capitalisme doit être rejeté non seulement à cause des dommages qu’il cause sur l’environnement, mais plus globalement parce qu’il creuse les inégalités sociales et « défigure le sens de la liberté » : le manifeste ne conçoit donc pas le capitalisme comme la soute à charbon du libéralisme politique, mais comme une idéologie contraire aux idéaux de liberté et de démocratie.

De l’égalité à l’autonomie

La déclaration de 1985 reposait sur une critique salutaire des structures de la société, qu’il s’agisse des structures traditionnelles de domination, des modes d’organisation de la vie collective, ou des imaginaires sociaux de la modernité scientifique et économique. Ainsi qu’évoqué ci-dessus, le manifeste du 24 juin arrime cette critique à une théorie de la justice : se distinguant par exemple du programme social-démocrate, il articule par ailleurs cette théorie de la justice à un projet de transformation des structures sociétales, culturelles et symboliques de la communauté politique.

L’écologie politique réfute l’opposition Individu/Etat qui caractérise le libéralisme classique. Il se distingue également des modèles réduisant le jeu social au dialogue et conflits entre Etat et marché. Le manifeste conçoit la société comme un ensemble composé de groupes et de strates variés, divergents parfois, mais forcés de coexister.

L’enjeu du politique est d’une part garantir le dialogue entre ces groupes et l’autonomie des personnes qui les composent. Concernant la question de l’interculturalité, le manifeste affirme sans surprise que « ce qui nous rassemble est infiniment plus fort que ce qui nous sépare » et en appelle à une « culture du respect, de la tolérance et de la reconnaissance ». Il n’échappera pas aux spécialistes de ces questions que ces trois notions se réfèrent à des conceptions différentes, et parfois opposées, du dialogue interculturel. Le manifeste défend une conception ouverte de la société mais les traits concrets que celle-ci recouvrent restent donc sybillins. Dans une période où les acteurs politiques sont tentés de refermer la communauté politique sur un ensemble de valeurs ou d’appartenances culturelles fixes, le manifeste rappelle cependant que la meilleure manière de susciter l’adhésion à une communauté est de mettre ses membres d’accord sur un ensemble de valeurs politiques, et que la première d’entre elles est l’égalité des droits.

L’autre enjeu que relève le manifeste concerne le rapport à construire entre l’espace privé, l’espace social et l’espace politique. Dans ce cadre, « toute initiative qui réinvente le lien social et les échanges quotidiens par la convivialité, le don, le contre-don, et la coopération » doit être encouragée, mais ces activités collectives ne peuvent empiéter sur l’autonomie de l’individu. L’espace politique doit être ouvert à la société civile, mais « l’indépendance et la liberté » de celle-ci est jugée indispensable. Enfin, un parti politique doit chercher à transformer les institutions de l’intérieur, mais aucun parti n’a vocation à s’identifier à l’Etat et à « gouverner éternellement ». Ecolo n’est plus le parti-mouvement de 1985. Il « encourage », « soutient », « favorise » les engagements associatifs et les initiatives de transition mais se définit désormais comme un acteur à part entière de la société politique. Sa participation possible aux structures de pouvoir est considérée comme allant de soi : contrairement à la déclaration de 1985, le manifeste de 2013 ne contient plus de long paragraphe s’interrogeant sur le rapport du parti aux institutions politiques. A l’inverse, l’«indépendance et (la) liberté » de « toutes celles et tous ceux qui veulent penser la transition écologique » vis-à-vis d’Ecolo est jugée indispensable.

Pour Ecolo, la société constitue donc un ensemble à part entière, dont la vitalité doit être préservée et encouragée. Cet ensemble doit être à la fois distinct de l’espace politique et connecté à lui. Trente ans de pensée et de participation politique séparent le texte de 1985 de celui de 2013, et tout particulièrement la publication du Entre faits et normes de Jurgen Habermas. Le texte accorde une importance primordiale à l’action de l’espace public général, et tout particulièrement de la société civile. Celle-ci ne sert ni seulement d’organe de veille pour contrôler le pouvoir, ni de courroie de transmission pour l’action des partis, mais constitue une sphère d’action autonome et politisée. Le défi du manifeste consiste à concilier l’idéal d’une société inclusive et la création de solidarités nouvelles d’une part, et le constat du pluralisme social et politique d’autre part. Le manifeste prend distance avec la tentation paternaliste du social-christianisme, mais aussi avec la conception instrumentale de la société civile caractérisant les grands partis de masse sociaux-démocrates. Il reste cependant imprécis sur les outils dont dispose l’écologie politique pour « encourager » l’avènement de ces nouveaux liens sociaux et politiques qu’il appelle de ses vœux.

Le manifeste se distingue par ailleurs par les deux longs paragraphes consacrés au principe démocratique. Pour Ecolo, la démocratie n’est pas un principe acquis ni un simple principe d’organisation du débat politique. Il s’agit d’une part du principe théorique permettant de faire coexister, au sein d’une même société comme au sein du logiciel théorique du parti, l’idée de bien commun et le constat du pluralisme social. Il s’agit d’autre part d’un des déterminants essentiels d’une société juste. La démocratie favorise un certain nombre de vertus civiques et contribue au sentiment d’identité de la communauté. Mais elle ne tire pas sa légitimité du surplus de convivialité ou de sagesse qu’elle procure, mais du fait qu’elle sert – à nouveau – une société d’égaux. Les principes de délibération et de participation n’ont, à ce titre, pas le même statut argumentatif. La délibération est jugée souhaitable dans la mesure seule où elle favorise la participation informée de tous à la décision publique. Le manifeste se distancie par contre de l’idéal délibératif dès lors qu’il justifie la mise à l’écart du citoyen au profit d’un résultat rationnel ou efficace. A l’inverse, « des formes nouvelles de participation directe et délibérative, y compris à l’échelle transnationale, devront être mises en œuvre en appui et complément de la démocratie représentative. Elles contribueront à créer les conditions pour que chacun qui le désirera puisse s’intégrer au cœur de l’action politique».

Le social et l’économie

Le rapport de l’écologie à l’économie était le grand oublié de la déclaration de 1985. Quelques lignes rapides sur l’auto-gestion, la convivialité devaient convaincre de la nécessité d’établir des « relations moins mutilantes, plus sereines, plus fraternelles » entre les citoyens. La déclaration affirmait également la volonté du parti d’abandonner « la croissance par la relance au profit d’une remise en question de « la conception du progrès sur laquelle nous vivons depuis deux siècles ».

Le manifeste y consacre au contraire ses plus longs paragraphes. D’une part, il opère un retour partiel au keynésianisme dont la déclaration de 1985 voulait se distancier. D’autre part, il tente à la fois de condamner le capitalisme et de montrer que l’écologie politique propose un modèle de production efficace. Au-delà des formules soigneusement lissées, le débat interne sur les vertus, la nature et les limites de la croissance économique est manifestement loin d’être tranché. Ainsi, « la production de biens et services indispensables aux êtres humains doit tenir compte des limites physiques de la planète et dépasser les logiques purement marchandes pour articuler marchés, services publics et biens communs » : mais la manière dont il faut tenir compte de ces limites est habilement laissée dans les limbes. Ailleurs, « l’entreprise ne doit pas être une agrégation de capitaux et de titres de propriété qu’il s’agirait de rentabiliser au détriment de la justice sociale et de l’environnement » ; mais à vrai dire, personne n’en douterait, pas même le libéral plus endurci. Et ailleurs, encore, l’entreprise « doit prendre de plus en plus en compte les conséquences de son activité sur la vie des travailleurs, des consommateurs, des citoyens et sur l’environnement » : mais personne n’en doute à vrai dire, et il est n’est pas sûr que « la prise en compte » progressive de ces conséquences suffise à ouvrir la voie à une société post-capitaliste.

Le manifeste ne se limite pas à un catalogue de bonnes intentions ou d’affirmations consensuelles, au contraire. Les lignes consacrées à la redistribution du temps de travail ou à la répartition du temps libre tranchent avec la revalorisation actuelle, à  gauche  comme à droite, de la « valeur travail ». Les paragraphes consacrés à l’économie circulaire, à la régulation des marchés, et plus fondamentalement encore, à la nécessité de pluraliser les logiques économiques donnent quelques indications pour comprendre en quoi l’écologie politique serait à la fois et en même temps authentiquement libérale et profondément anti-capitaliste. Le manifeste prend clairement position dans le débat marché/Etat. Certains biens sont considérés comme fondamentaux au point qu’ils doivent être considérés comme des biens communs. Ces biens communs peuvent être protégés par des initiatives citoyennes, mais doivent être garantis par les services publics. Il revient à l’Etat, davantage qu’au marché qui « présente par essence des insuffisances majeures », de prendre en charge la distribution de ces biens communs et de réguler la production et le transfert équitable des biens privés.

Néanmoins, le manifeste met involontairement en scène les tensions fondamentales auxquelles l’écologie politique fait face. Tension en matière de justice : l’écologie politique doit administrer la preuve qu’elle peut favoriser la richesse de tous mais entend en même temps tourner le dos aux définitions classiques du bien-être. Tension quant à sa conception de la liberté : l’écologie politique repose sur le postulat libéral que chacun doit pouvoir mener sa vie comme il l’entend et au mieux de la poursuite de ses préférences, mais aussi sur l’hypothèse que le capitalisme nuit tant à l’autonomie de l’individu qu’à l’égalité de tous. Tension quant à sa conception du rapport entre marché et capitalisme : l’écologie parie sur « la noblesse de l’entrepreneuriat », mais entend néanmoins encadrer les « limites majeures » que connait le marché. Tension quant à sa conception de la régulation : la fascination que l’écologie politique entretient pour les énergies créatrices en provenance de la société accompagne une foi ancrée en la régulation politique verticale. Et enfin, tension quant à son regard sur la croissance : le manifeste ne précise jamais clairement quels sont les conséquences à tirer du constat que l’activité humaine porte sur une planète aux ressources limitées.

Le manifeste fait le pari d’une ligne égalitaire, libérale, post-capitaliste, et régulationniste. Il s’agit d’une véritable proposition politique. La cohérence de ces différents termes sera néanmoins soumise à l’épreuve dans les années qui viennent. Et la fidélité à ceux-ci est parfois remise en question au cours même du manifeste : il n’est pas certain que c’est en enjoignant à l’entreprise de seulement « prendre en compte » les conséquences de ses activités sur les travailleurs et l’environnement que l’idéal égalitaire et post-capitaliste d’Ecolo sera rencontré.

L’environnement comme bien commun

Le manifeste ne conçoit pas la nature comme un substrat transcendant mais comme un ensemble de ressources à protéger. Ces ressources doivent être protégées pour elles-mêmes, mais plus encore pour les sociétés humaines : « il s’agit d’utiliser les ressources naturelles et les autres espèces vivantes de manière responsable, en conservant et réparant ce qui est essentiel aux équilibres vitaux, afin d’éviter d’abréger l’histoire de l’espèce humaine et d’exacerber les conflits ». Le manifeste développe une conception patrimoniale de la nature, au relatif détriment de ses dimensions esthétiques ou métaphysiques. La nature constitue un ensemble de ressources et de biens.

On pourra voir derrière cette affirmation la difficulté – mais aussi la nécessité – d’élaborer à la fois et en même temps un discours sur la répartition des biens sociaux et un discours sur notre rapport au monde. Mais on y verra aussi la tentative de subvertir de l’intérieur les termes de cette conception patrimoniale. Premièrement, le manifeste clarifie la manière dont Ecolo conçoit la relation de l’homme à la nature. L’être humain n’est pas un point parmi d’autres dans la nature, puisque c’est « l’activité humaine » qui a un rôle déterminant dans la perpétuation ou la menace des équilibres de la biosphère ». Si les humains ne sont pas maîtres de leur environnement, ils en sont donc pourtant les responsables. Cette responsabilité est d’autant plus directe que l’impact des activités humaines sur l’environnement a également des conséquences sur le fonctionnement juste de nos sociétés. Deuxièmement, le manifeste clarifie son discours sur les « limites » de la nature. Le manifeste ne dit pas que les limites de la nature sont chiffrables, ni qu’elles sont atteintes, mais qu’elles existent, et que la conscience de ces limites doit servir de balise pour l’action politique. Le manifeste ne part pas du principe que la catastrophe environnementale est proche ou inéluctable mais que la responsabilité humaine sur l’environnement est d’autant plus forte qu’elle prend place dans un contexte d’incertitude. Troisièmement, le manifeste souligne que ce n’est pas parce que l’environnement forme un ensemble de ressources que ces ressources peuvent constituer un marché environnemental. Certaines ressources ne constituent pas des biens au sens propre. Et certains biens ne peuvent être ni divisés, ni partagés, ni transférés. Enfin, l’ensemble des ressources constituant notre environnement ne constitue pas seulement notre propriété collective, mais notre cadre de vie.

Le manifeste de 2013 n’est, en ce sens, pas moins radical que celui de 1985. Il tente en effet d’expliquer qu’il y a de bonnes raisons d’adhérer à l’écologie politique même si les limites de notre environnement n’étaient pas atteintes, même si nous décidons de n’accorder aucune valeur esthétique, morale ou mystique à la nature, et même si nous ne souhaitons pas voir notre environnement comme un tout qui nous échappe mais comme un ensemble de simples ressources matérielles.

Perspectives

Le manifeste développe à la fois une théorie de la justice, un modèle de société, un modèle d’action économique et une conception de l’action politique. Il adopte une conception libérale et égalitaire de la justice, une vision inclusive de la société, une reconnaissance du fait collectif et un discours spécifique sur l’environnement et les biens communs. Néanmoins, son ambition affichée et les nombreuses clarifications qu’il opère suscitent malgré tout un certain nombre de questions : reprenons-les au fur et à mesure des paragraphes de notre texte.

Une société des égaux

Quelle conception de l’égalité sociale l’écologie politique développe-t-elle, et en quoi celle-ci dépasse-t-elle les définitions existantes ?

D’une part, le manifeste laisse dans les limbes la refondation de la sécurité sociale. Si on met à part le principe de l’individualisation des droits, le manifeste énumère un certain nombre de défis – le vieillissement de la population, le financement de la sécurité sociale –mais s’abstient de donner la moindre indication quant au contenu qu’il faut donner à l’idée d’égalité. Le manifeste mentionne bien la nécessité de prévoir « de nouveaux droits » pour les individus, mais sans préciser lesquels. La lecture du texte laisse l’impression que la seule tâche de la gauche peut encore s’assigner est de lutter pour maintenir les acquis du siècle dernier et de les aménager à la marge.

D’autre part, le manifeste reste cruellement évasif sur le contenu de cette « solidarité au cube » censée constituer une des principales originalités écologistes. Le manifeste reste absolument silencieux sur les principes politiques et éthiques définissant la justice inter-générationnelle. Que devons-nous aux générations à venir ? En quoi, sur quelle base et dans quelle mesure sommes-nous leurs obligés et pouvons-nous les obliger à leur tour ? Ces questions ne semblent pas attirer l’attention du parti. Par ailleurs, le manifeste consacre un long paragraphe à l’architecture institutionnelle belge et européenne, mais ne donne pas la moindre indication du modèle de développement global que nous souhaitons pour les différentes communautés de la planète. La description d’un tel modèle sera sans doute approfondie dans le programme politique à proprement parler : il n’en demeure pas moins que le manifeste reste silencieux sur les rapports complexes entre développement local et global, ou entre ouverture économique et ouverture politique.

De l’égalité à l’autonomie

Le manifeste défend une conception pluraliste de l’espace social et politique. Il évite cependant de s’interroger sur les dynamiques de domination et d’oppression susceptibles d’être exercées par l’Etat lui-même.

La critique des technostructures étatiques est au fondement de l’écologie politique ; ainsi que le souligne par exemple la déclaration de 1985, « plus vaste sera (la) sphère autonome, plus grande sera la part faite à des relations humaines qui échappent à la logique de marché comme à celle de l’Etat et peuvent donc être directement axées sur les valeurs d’usage, sur la satisfaction directe des besoins ». Le manifeste semble quant à lui sanctuariser le fonctionnement de l’Etat, comme si le fait que celui-ci incarne le bien commun devait paradoxalement baisser les exigences que nous devons formuler à son égard. Les limites du marché, les abus de la particratie et de la concentration du pouvoir politique sont clairement décrits dans le texte. Néanmoins, l’Etat ne désigne pas seulement le pouvoir législatif et exécutif mais des institutions de justice, des institutions administratives, des institutions de sécurité dont les promesses, les défis mais aussi les risques de dérives intrinsèques sont nombreux, parmi lesquels la captation du pouvoir administratif par des intérêts particuliers, l’inflation du domaine de la raison d’Etat, le non-respect de l’Etat de droit par les services de renseignement ou de sécurité, etc. Le maintien d’un paragraphe sur ce thème aurait été d’autant plus pertinent qu’il s’inscrit dans un contexte particulièrement lourd à cet égard : technologies de surveillance, renforcement des législations antiterroristes, pression de plus en plus forte sur les mouvements sociaux, …

Dans ce cadre, le paragraphe du manifeste consacré à la démocratie devra conduire à un dépoussiérage vigoureux de l’attirail délibératif que le programme Ecolo propose depuis 1995. Le développement de jurys délibératifs, de panels citoyens ou de procédures de consultation locales ne semble pas capable de décloisonner le système consociatif à la belge. Il ne semble pas davantage répondre au sentiment de dépossession du citoyen devant l’érosion des frontières traditionnelles de la souveraineté, le profusion des messages politiques, l’impression de dilution des responsabilités politiques, l’impossibilité ressentie d’avoir un impact sur la décision publique : le paragraphe consacré à la construction européenne reste un peu angélique en la matière. Enfin, les élections de 2014 permettront d’observer dans quelle mesure la démocratie interne d’Ecolo est encore au diapason du programme démocratique du parti : la pratique désormais systématique des comités de liste ou la multiplication des représentants à quatre mandats successifs ne constituent pas des signes encourageants en la matière.

Le social et l’économie

Nous avons déjà touché quelques mots des promesses du manifeste en matière économique, mais aussi des tensions auxquelles il s’expose. Ces promesses mériteront d’être approfondies dans le programme économique du parti : comment, fiscalité « verte» mise à part, concevoir un impôt juste ? Quel modèle d’entreprise souhaitons-nous promouvoir, et avec quels outils promouvons-le ? Quelles règles de commerce internationales défendons-nous ? Et ces tensions peuvent ici faire l’objet d’une synthèse pratique. Dans ses participations gouvernementales, Ecolo promeut un néo-keynesianisme vert. Il favorise dans son programme un « autre modèle de croissance ». Et il affirme dans son manifeste la nécessité de tourner le dos au modèle capitaliste. Certes, l’action politique et la rédaction idéologique obéissent à des registres de justification différents, qui peuvent être articulés comme tels. L’écart entre ces registres peut pourtant devenir profond au point même de menacer au sein d’un même texte la cohérence entre l’identité du parti, ses balises pour l’action et son projet politique. Dans ce cadre, asseoir l’écart entre ces registres sur la différence entre court et long terme politique mésestime bien sûr le fait que certaines mesures assurant un second best politique à court terme peuvent simultanément rendre le first best inaccessible à long terme. Dans la foulée, les conditions permettant la stabilité du système à court terme peuvent également être celles qui menaceront son équilibre à long terme, et vice versa. Le manifeste ne prend pas clairement position sur l’équilibre des énergies et sacrifices à consentir entre ces deux échelles d’action politique.

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